Pour la Turquie, membre de l’OTAN, l’enjeu ne pourrait être plus important. Son littoral de 2 000 kilomètres sur la mer Noire s’étend de la frontière bulgare à l’ouest à la Géorgie à l’est. C’est le plus long de tous les États riverains de cette mer, y compris la Russie et l’Ukraine. La mer Noire fait partie des priorités stratégiques d’Ankara, au même titre que sa détermination à empêcher à tout prix l’installation d’une présence kurde autonome permanente, encore plus indépendante, sur le sol syrien. « L’Ukraine est comme un barrage qui arrête toute influence et pression russe supplémentaire dans la région. Si l’Ukraine tombe, cela aura des implications directes sur la Turquie », prévient un officiel. Les enjeux pour Ankara sont accentués par la découverte en 2021 d’un champ de gaz naturel dans ses eaux littorales de la mer Noire. Selon le ministre de l’énergie Fatih Donmez, il pourrait d’ici 2027 fournir près d’un tiers des besoins domestiques du pays.
La fin probable d’un numéro d’équilibriste
Avec l’escalade de la crise en Ukraine, la Turquie pourrait découvrir que la protection de ses intérêts ne lui permet plus d’accomplir son étonnant numéro d’équilibriste. Ankara a entretenu un partenariat fragile avec Moscou, soutenu par une gestion prudente des différences, tout en restant un allié engagé dans la défense de l’alliance occidentale. Le soutien économique et militaire turc à l’Ukraine et aux Tatars de Crimée et son refus de reconnaître l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 cadraient bien avec ce numéro de corde raide de la Turquie, qui restait alignée sur la politique de l’OTAN.
La reconnaissance par la Russie le 21 février 2022 des Républiques ukrainiennes séparatistes du Donetsk et du Louhansk et le déplacement de troupes russes dans ces régions menacent le numéro de funambulisme de la Turquie, créant un imbroglio insoluble pour Ankara. L’imposition de sanctions américaines et européennes contre la Russie risque d’être la goutte d’eau qui fait déborder le vase. « La Syrie reste le point faible de la Turquie. D’ailleurs, la Russie est susceptible de faire pression sur Ankara par le biais de la Syrie, estime Galip Dalay, spécialiste de la Turquie. À un niveau plus large, la Russie et la Turquie ont coopéré et se sont fait concurrence dans les zones de conflit au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Cependant, Moscou a été moins enclin à répéter cette expérience avec la Turquie dans la zone ex-soviétique1.
Un caillou dans la chaussure
Quelques jours avant la reconnaissance des régions ukrainiennes, le vice-ministre russe des affaires étrangères Michael Bogdanov a envoyé un coup de semonce à la Turquie. Il a déclaré que la participation des Kurdes syriens aux efforts diplomatiques visant à négocier un règlement d’après-guerre en Syrie était nécessaire pour empêcher la sécession kurde et assurer l’unification du pays ravagé par la guerre2. S’exprimant à la chaîne de télévision russe Russia Today, Bogdanov a observé que le Conseil démocratique syrien (CDS) contrôle de vastes zones à l’est de l’Euphrate. La région est couverte d’un patchwork de forces militaires de la Turquie, de la Russie, des États-Unis, de la Syrie, des Kurdes et de divers groupes militants et djihadistes. La coopération des États-Unis avec les Kurdes dans la lutte contre l’organisation de l’État islamique (OEI) a constitué un point de friction dans les relations entre Ankara et Washington, la Turquie affirmant que le CDS est lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Désigné comme une organisation terroriste par la Turquie, les États-Unis et l’Europe, le PKK mène depuis près de quarante ans une guerre de basse intensité dans le sud-est de la Turquie, qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes. Le président russe Vladimir Poutine a cherché à repousser une nouvelle incursion turque en acceptant des patrouilles conjointes russo-turques dans une région où la Turquie a déjà construit une chaîne d’avant-postes pour faire tampon avec les forces russes et le régime syrien. Toutefois, Ankara accuse Moscou de ne pas avoir tenu sa promesse de désarmer les combattants kurdes dans une zone de 30 kilomètres le long de la frontière syro-turque.
Un avertissement de Moscou à Tel-Aviv
Pour sa part, Israël ne partage pas de frontières physiques terrestres ou maritimes avec la Russie ou l’Ukraine. Pourtant, il découvre que sa capacité à contrer militairement l’Iran et son allié libanais le Hezbollah en Syrie pourrait dépendre de son approche de la crise ukrainienne. Au début du mois de février, la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères Maria Zakharova a condamné les frappes israéliennes contre des cibles en Syrie3, les qualifiant de « violation grossière de la souveraineté de la Syrie ». Elle a averti qu’elles « pourraient déclencher une forte escalade des tensions ». Maria Zakharova a ajouté que « de telles actions posent des risques sérieux pour les vols internationaux de passagers ». Cet avertissement est intervenu quelques semaines après l’annonce par la Russie de patrouilles aériennes régulières conjointes russo-syriennes. Elle avait été faite après le vol de l’une des premières patrouilles le long du plateau du Golan occupé par Israël, ce qui divise Israël et la Syrie.
Le ministre israélien de la défense Benny Gantz a insisté : « Nous continuerons à empêcher l’implantation iranienne qui ronge la Syrie de l’intérieur. C’est un intérêt suprême pour le peuple et le régime syriens : stabiliser, retirer les forces iraniennes de leur territoire et permettre la réhabilitation du pays ». Dans le même temps, le ministre des affaires étrangères Yair Lapid reconnaissait : « Nous avons une sorte de frontière avec la Russie »4 étant donné la présence militaire russe en Syrie pour soutenir le président Bachar Al-Assad. Il a également noté qu’Israël compte d’importantes communautés juives russes et ukrainiennes et qu’un nombre significatif de juifs résident dans les deux pays en conflit.
Par conséquent, pris dans une impasse similaire à celle de la Turquie, Israël s’est empressé d’éviter de provoquer davantage l’ire de la Russie. Il a annoncé qu’il interdisait aux États baltes de transférer vers l’Ukraine des armes comportant des composants israéliens. Mais, contrairement à la Turquie qui peut penser avoir une plus grande marge de manœuvre dans ses relations avec la Russie, la Chine et les États-Unis, Israël estime que ses options, comme dans le cas de la Chine, sont plus limitées lorsqu’il s’agit de la Russie. Il ne peut se permettre de mettre en péril ses relations avec Washington.
C’est ce qu’a expliqué la ministre israélienne des transports Merav Michaeli quelques heures avant que la crise ukrainienne5 n’atteigne son paroxysme : « Il ne fait aucun doute que la relation spéciale qu’Israël entretient avec les États-Unis, que ce gouvernement s’efforce de réhabiliter6 et de reconstruire est à un autre niveau que celle qu’Israël entretient avec la Russie ».
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1Ragib Solyu, « Ukraine conflict : Why it really matters to Turkey », Middle East Eye, 27 janvier 2022
2« Bogdanov says Kurds participation in constitutional reform in Syria is essential », Kurd Press, 19 février 2021.
3« Alleged Israeli airstrike targets sites near Damascus », The Jerusalem Post, 31 janvier 2022.
4Lahav Harkov, « Ukraine crisis : Israel to move embassy from Kyiv to Lviv », The Jerusalem Post, 21 février 2022.
5Sam Sokol, « Israeli Officials Change Tune on Ukraine Crisis, Say They’ll Side With Biden », Haaretz, 21 février 2022.
6Depuis l’arrivée de Joe Biden à la présidence.