La danse macabre du virus et des politiques de répression

Le Covid-19 est le pain des chroniqueurs. Il fait l’actualité, mais on oublie que les pandémies ont jalonné l’histoire. Et que les régimes politiques en ont toujours profité pour consolider leur emprise sur les sociétés.

istolethetv/Flickr

Au temps de la peste, de la variole, du choléra ou de la grippe espagnole, les gouvernants maniaient tout autant qu’aujourd’hui les fausses assurances, les imprécisions, les mensonges, les manipulations ou la propagande. Dans leur souci — indubitablement réel — de vouloir protéger les êtres humains contre les maladies, ils mettaient en place un ensemble de procédures pour contrôler leurs actes, leurs déplacements et leurs propos. Les lieux de leur résidence étaient quadrillés, leurs mouvements surveillés. Des couvre-feux étaient décrétés. Une censure s’assurait que personne ne nomme la maladie ou ne la révèle, ou n’en dévoile l’ampleur.

Les sociétés apeurées étant ainsi disciplinées, les régimes en profitaient pour consolider leur emprise. Sous couvert d’impérieuses nécessités sanitaires, ils adoptaient dans l’urgence des règlementations dérogatoires du droit commun. Ils mettaient en place de nouveaux moyens de surveillance et de contrôle. La pandémie passée, textes et mesures subsistaient quand bien même les conditions de leur création n’existaient plus1. Les êtres humains s’habituaient à ces changements.

Poisons pour les uns, remèdes pour les autres, les pandémies ont toujours joué un rôle transformateur dans l’histoire des sociétés. Des régimes en sont sortis confortés, d’autres sont tombés. Dans les rides de ce passé, on devrait lire notre avenir.

Haro sur les « rumeurs pessimistes »

Officiellement, l’Égypte se sort plutôt bien de la crise sanitaire mondiale. Et gare à ceux qui prétendraient le contraire. Ruth Michaelson, journaliste qui travaillait pour le Guardian, l’a appris à ses dépens. Elle a été expulsée du pays pour avoir prétendu que les chiffres officiels de personnes infectées par le virus ne correspondaient pas à la réalité. Declan Walsh, chef du bureau du New York Times au Caire, a été « réprimandé » pour un tweet reprenant les mêmes « rumeurs ». Atef Hasballah, éditeur en chef d’AlkararPress a été mis à l’écart pendant plusieurs semaines pour avoir contesté les chiffres officiels de contamination.

Ces mesures s’inscrivent dans une politique de contrôle traditionnelle de tous ceux qui, en Égypte, contestent l’action ou la parole du pouvoir. Mais en période d’épidémie, journalistes, militants, défenseurs des droits humains ou Frères musulmans ont plus à craindre qu’en temps normal. En Jordanie, une loi d’urgence de défense militaire donne désormais au premier ministre, Omar Razzaz, tout pouvoir pour faire preuve de « fermeté » à l’égard de ceux qui diffuseraient « des rumeurs, des inventions et des fausses nouvelles qui répandraient la panique ».

Criminaliser les « fausses nouvelles »

Si l’on en croit la presse turque, le président Recep Tayyip Erdoğan a indiqué qu’il fallait « non seulement combattre le Covid-19, mais aussi tous les virus politiques et médiatiques ». Les journalistes sont accusés de diffuser de « fausses informations » et des « contre-vérités » lorsqu’ils traitent de la situation sanitaire, sapant ainsi « le moral de la nation ». Et le président de leur promettre des lendemains qui ne chanteront pas. Des centaines de citoyens auxquels il est fait reproche de diffuser sur les réseaux des informations « fausses et provocantes » de nature à « provoquer la panique » ont été emprisonnés. Tel a été le sort de İsmet Çiğit et Güngör Aslan du site SES Kocaeli auxquels on a fait comprendre qu’il valait mieux ne plus évoquer le « sujet ».

Le parlement algérien vient d’adopter une loi qui criminalise les « fausses nouvelles » qui sont de nature à troubler « l’ordre public et la sécurité de l’État », formule suffisamment vague qui pourrait servir à d’autres fins. De fait, même si le mouvement de protestation populaire déclenché en février 2019, le Hirak, a suspendu ses activités par précaution sanitaire, les autorités du pays n’ont pas répondu par une pause similaire. Elles continuent d’égrener convocations policières, arrestations, emprisonnements et condamnations à l’encontre des protestataires. Des prisonniers ont pu bénéficier d’un pardon présidentiel : aucun des protestataires du Hirak n’en a fait partie.

Hassan Abyaba, ministre de la culture et porte-parole du gouvernement du Maroc a mis en garde la presse accusée de diffuser de fausses informations sur la propagation de la maladie.

Tout le monde se souvient d’avoir vu à la télévision le vice-ministre iranien de la santé, Iraj Harirchi, qui tentait de minimiser l’ampleur de la maladie alors que lui-même suait à grosses gouttes face aux caméras, ignorant à ce moment-là qu’il était infecté par le Covid-19. Bagdad a suspendu les activités de l’agence Reuters qui a fait savoir que les chiffres officiels d’infection et de contagion étaient très en deçà de la réalité.

Quant aux pays dits démocratiques, ils n’échappent pas à ce contrôle de l’information. Si l’omniprésent président Donald Trump a nommé son vice-président Mike Pence pour superviser tout ce qui concerne la lutte contre le virus, c’est essentiellement pour qu’il contrôle ce qui pourrait être dit sur cette maladie par les responsables sanitaires ou par les scientifiques américains. La politique de l’éteignoir ne distingue pas toujours entre les régimes.

Le cas israélien

Qui aurait pu imaginer il y a trois ou quatre mois que ce serait un virus qui garantirait la survie politique du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou ? En mars 2020, il aurait dû être jugé pour corruption, fraude et abus de confiance. En échange de quoi, il a fermé le les tribunaux et a autorisé les services de sécurité intérieure du pays à se servir des données des téléphones portables pour contrôler les mouvements de ses concitoyens2. Ces décisions ont été prises sans consultation parlementaire, au nom de la lutte contre le Covid-19. Il est vrai que le gouvernement israélien peut s’appuyer sur des textes remontant au mandat britannique qui, en période d’urgence, lui donne une très grande latitude d’action.

Par un autre tour de force, le premier ministre a convaincu son adversaire politique (mais finalement allié) Benny Gantz, à former un gouvernement d’urgence d’unité nationale, toujours au nom de la situation sanitaire et à concentrer le pouvoir entre ses mains. Tout en décriant le judiciaire et les médias, Nétanyahou a réussi à apparaître comme le « père de la Nation », un père malmenant la démocratie aux yeux de certains, mais un père salvateur à qui tout ou presque est pardonné en période de « danger national ».

En Israël comme ailleurs, ce qui caractérise l’insécurité, c’est bien la peur ; la peur qui laisse le champ libre aux décisions politiques hors normes et qui renforce l’autorité des régimes. Le premier ministre a su en jouer en évoquant la guerre de 1967 et en promettant que les Israéliens, tous réunis, allaient « sauver des dizaines de milliers de vies ». Nétanyahou a réussi sa parade politique, s’est emparé du pouvoir malgré trois non-réussites lors des trois dernières élections et a échappé à tout et à tous. Le survivant est le souverain.

De l’Algérie à l’Égypte

En mars, le gouvernement libanais a déclaré l’état d’urgence, instauré des mesures de confinement, interdit les transports publics, fermé les commerces, etc. D’un jet de mesures, il faisait deux coups : il prenait des décisions de protection qui sont celles de tout le monde, mais renvoyait aussi chez eux les manifestants qui depuis le 17 octobre 2019 contestaient l’entièreté de la classe politique jugée excessivement corrompue. Dans la mesure où la notion d’État est à peu près vide de substance au Liban, ce sont les partis politiques et confessionnels qui se refont actuellement une virginité en apportant à leurs membres et affiliés l’aide alimentaire et médicale dont ils ont besoin et que l’État est bien incapable de leur fournir. Ici, ils organisent des visites de journalistes pour attester de leurs efforts en faveur de la population ; là, ils mènent des campagnes de sensibilisation pour mettre en valeur les interventions de leur groupe confessionnel dans leur pré carré territorial ou électoral.

Les autorités égyptiennes ont prolongé l’état d’urgence déjà en vigueur dans le pays depuis avril 2017, ce qui permet au président Abdel Fattah Al-Sissi de continuer à gouverner par décret. L’armée, chargée de désinfecter les rues, veille au respect du confinement de la population, mais, par la même occasion, prévient tout rassemblement qui pourrait s’apparenter à une manifestation. Le président a pris quelques mesures d’urgence d’ordre financier : réduction des taxes pour la communauté marchande, pour le tourisme et abaissement du coût de l’énergie pour les industriels, mais elles ne concernent pas directement la part la plus pauvre de la société, notamment celle qui vit au jour le jour. Renflouer le monde des affaires, c’est consolider le monde des affaires de l’armée, c’est renforcer le pouvoir.

Deux des figures algériennes du Hirak, Karim Tabbou et Abdelouahab Farsaoui ont été condamnés pour « atteinte à l’unité nationale », une formulation qui prête à toutes les interprétations. Le gouvernement marocain a décrété « l’état d’urgence médicale » qui, au-delà de ses objectifs, a conduit à une plus grande sécurisation et militarisation de la société aux dépens des politiques. Ceux-ci regardent passer le train sécuritaire n’ayant plus qu’à approuver les décisions prises par l’entourage du roi. La gestion de la crise sanitaire est essentiellement le fait de l’armée, rempart contre toute déstabilisation sociale ou économique.

Quelle unité nationale ?

Le cas de la Tunisie est particulier en ce sens qu’à peine après avoir obtenu un vote de confiance des parlementaires, la toute neuve coalition gouvernementale se retrouvait face à la pandémie. Le Covid-19 a donné l’occasion aux institutions d’État, éclatées en trois pôles décisionnels — présidence, gouvernement et Parlement — de se mesurer l’une l’autre et de tester leurs capacités à influer sur le cours des événements. Des mesures exceptionnelles ont été prises : le président Kaïs Saïed a fait jouer l’article 80 de la Constitution qui lui donne des pouvoirs élargis pour éviter que « le fonctionnement normal de l’État » soit entravé (instauration d’un couvre-feu, redéploiement de l’armée, état d’urgence prolongé).

Le gouvernement a pris des décrets pour préciser les modalités du confinement des Tunisiens et demandé au Parlement la possibilité de prendre des décrets-lois à « caractère législatif », ce qui a finalement été accepté après un premier refus du président de l’Assemblée des représentants du peuple, Rached Ghannouchi. En d’autres termes, le président et le chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, détiennent l’un et l’autre des pouvoirs exceptionnels qui sont à la croisée de l’exécutif et du législatif. L’avenir proche dira si la pandémie a favorisé une bonne entente entre ces obédiences politiques différentes ou si, au contraire, elle révélera des contradictions préjudiciables à la démocratie naissante de la Tunisie.

En Malaisie et aux Philippines, la sanction est clairement énoncée : qui ne respecte pas le confinement ou le couvre-feu se retrouvera arrêté et éventuellement incarcéré. Des dizaines de milliers de personnes ont eu à subir cette règle d’airain. Le président Rodrigo Duterte a été on ne peut plus clair : « [J’ai donné] mes ordres à la police et à l’armée, ceux qui créeraient des troubles [de nature à mettre] leurs vies en danger : abattez-les ! »

Défense d’entrer

Il y a les passagers des bateaux de tourisme qui sont maintenus au large, les étrangers qui sont renvoyés dans leur pays, les citoyens et les émigrés qu’on rapatrie, les prisonniers qui sont rendus à leur famille, les migrants qui ne peuvent plus accoster, les restrictions de voyage qui sont imposées à tous, les frontières qui se ferment : tout concourt à ce que les pays se claquemurent et à ce que les États se « renationalisent ». Les nations sont des cloîtres qui se rendent inabordables.

Des sentiments nationalistes et xénophobes s’expriment sans retenue. Isolationnistes américains et eurosceptiques ne boudent pas leur plaisir. « America first » devient « America only ». L’Europe retrouve sa prédilection pour les digues-frontières ; l’espace Schengen est au plus mal. Au Liban, Samir Geagea, le chef des Forces libanaises, s’en est pris aux réfugiés syriens et palestiniens3 lors d’une conférence de presse (13 mars) laissant entendre qu’ils finiraient par être ceux qui véhiculeraient le virus dans le pays. Des municipalités lui ont emboité le pas et décrété des mesures discriminatoires à l’encontre des réfugiés syriens. D’autres responsables locaux leur ont imposé des couvre-feux plus longs que ceux que doivent respecter les Libanais.

Ici ou là, des mesures exceptionnelles sont prises au nom de l’intérêt national. Au mois de mars, les autorités saoudiennes ont bouclé la région de Qatif essentiellement peuplée de chiites et considérée comme un foyer de contestation par Riyad. Des centaines de prisonniers pakistanais ont été expulsés de Dubaï par avions spéciaux qui, au retour, ont rapatrié les diplomates émiratis en poste au Pakistan. Abou Dhabi a averti les États qu’ils devront évacuer leurs ressortissants des Émirats quand ceux-ci souhaiteront revenir dans leur pays d’origine. Oman ne délivre plus de visas aux non-nationaux. Les êtres humains se confinent, les États se barricadent. « Défense d’entrer » est le slogan du jour au fronton des demeures et des nations.

Si l’on élargit le champ d’investigation à l’ensemble de la communauté internationale, on constate que 82 pays ont fait des déclarations d’urgence, 27 ont pris des mesures qui réduisent l’expression publique, 94 ont pris des décisions qui affectent les Parlements et 23 pays se sont donné les moyens de s’ingérer dans la sphère privée des personnes4.

Au sortir de la crise, il y a fort à parier que les gouvernants ne reviendront pas facilement sur l’éventail des mesures exceptionnelles qu’ils auront prises dans le cadre de leurs politiques sanitaires sécuritaires. La question est de savoir si les peuples finiront par les absoudre des atteintes à leurs libertés ou si, fatigués de faire crédit aux politiques de leur confiance alors que ceux-ci ne leur rendent que d’encourageantes promesses, ils exigeront des changements radicaux.

1Le Patriot Act américain — une loi antiterrorisme — a été adopté après les attaques du 11 septembre 2001. La loi a survécu aux conditions qui l’avaient motivée. Son intitulé exact est : « Loi pour unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le terrorisme ».

2Officiellement, cette technique n’était utilisée jusqu’alors qu’à l’encontre des Palestiniens. La mesure est contestée en Israël même. Le premier ministre pourrait y renoncer.

3Entre 1,5 et 2 millions de Syriens et un demi-million de Palestiniens sont réfugiés dans le pays.

4« Covid-19 Civic Freedom Tracker. Keep Civic Space Healthy » : « Le Covid-19 traqueur des libertés civiques examine et supervise les actes des gouvernements en réponse à la pandémie qui affectent les libertés publiques et les droits humains, avec une attention particulière portée aux lois d’urgence. »

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