La fabuleuse histoire du nucléaire militaire iranien

Un conte élaboré en Israël · La conviction que l’Iran a utilisé son programme nucléaire civil pour couvrir un programme nucléaire militaire est répandue dans les médias du monde entier. Elle repose sur des informations que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a jugées crédibles mais qui, en réalité, ont été fabriquées par Israël. Et qui sont plus que contestables.

Benyamin Nétanyahou devant l’Assemblée générale de l’Onu, le 27 septembre 2012, expose le « danger » nucléaire iranien et la ligne rouge que l’Iran ne doit pas franchir.
Copie d’écran vidéo, source inconnue.

À la fin de l’été 2004, l’agence allemande de renseignement, le Bundesnachrichtendienst (BND), est entrée en possession d’une grande quantité de documents iraniens dans lesquels il était question de tentatives pour intégrer une arme nucléaire dans le missile Shahab-3, ainsi que d’expériences avec des explosifs de forte puissance utilisables pour détonner une bombe nucléaire. Ces documents auraient été tirés de l’ordinateur portable d’un scientifique iranien impliqué dans un programme présumé de recherche sur les armes nucléaires. La source du BND était membre des Moudjahidine-e-Khalq (MEK), l’organisation d’opposition iranienne devenue cliente d’Israël. C’était une source occasionnelle des services allemands que ces derniers cataloguaient « douteuse », comme en témoigne Karsten Dietrich Voigt, qui était alors haut fonctionnaire en charge des relations avec l’Amérique du Nord au ministère allemand des affaires étrangères et en relation avec le BND sur le dossier. Après les déclarations à la presse faites par le secrétaire d’État américain Colin Powell à propos d’« informations » selon lesquelles l’Iran « travaillait dur » pour combiner un missile balistique avec « une arme », le BND avait exprimé à Voigt son inquiétude que l’administration Bush pût vouloir instruire un casus belli contre l’Iran sur la base de ces documents douteux.

À la recherche d’un nouveau casus belli

Ce qui se passait était en effet du même ordre que la précédente exploitation par l’administration Bush d’une autre source du BND — dont le nom de code était « Curveball » — pour prétexter l’intervention contre l’Irak moins de deux ans plus tôt. « Curveball » était un réfugié irakien en Allemagne qui s’est révélé le frère d’un responsable du Conseil national irakien d’Ahmad Chalabi. Il avait raconté au BND — qui l’avait à son tour transmis à la CIA — la fable des laboratoires mobiles irakiens d’armes biologiques. Colin Powell avait utilisé ces informations comme pièces maitresses du casus belli contre l’Irak malgré les mises en garde d’August Hanning, chef du BND, à son homologue de la CIA Georges Tenet sur le manque de fiabilité de ces renseignements et la nécessité de les confirmer.

Comme pour l’Irak, Powell allait à nouveau révéler des informations portant sur des armes de destruction massive en Iran à partir d’une autre source douteuse, afin de rendre possible une nouvelle intervention militaire contre un autre adversaire des États-Unis.

Les fonctionnaires du BND n’étaient pas les seuls à se poser des questions sur les documents fournis par cette nouvelle source. Aux États-Unis, certains analystes de renseignement se sont demandé pourquoi ces documents ne comprenaient que des éléments sur des allégations d’expériences d’explosifs puissants, sur un véhicule de rentrée de missile1, mais aussi sur la conception d’une installation de conversion d’uranium totalement différente de celle que l’Iran avait adoptée après des années de recherche et de développement. Ils se demandaient pourquoi il n’y avait rien sur le design d’une bombe nucléaire en tant que telle. De même, pourquoi le travail sur le véhicule de rentrée du missile était-il d’un niveau amateur, voire primitif ? Pourquoi la conception révélée du processus d’enrichissement au niveau d’un laboratoire était-elle entachée de défauts fondamentaux, à tel point que le secrétaire général adjoint de l’AIEA, Olli Hainonen, a dû reconnaître, dans une séance d’information de février 2008, qu’elle avait des « incohérences techniques » ?

Trucages d’informations en tous genres

Les documents contenaient également des anomalies révélatrices de trucage. La plus significative était que les études qu’ils présentaient sur le véhicule de rentrée du missile reposaient sur la première version du missile Shahab-3. Cependant, cette version du missile avait commencé à être remplacée dès 2000 par un modèle amélioré, soit deux ans avant que, selon ces documents, les études étaient censées avoir lieu. La conception du véhicule de rentrée aurait donc dû être fondée sur la nouvelle version du missile, et être beaucoup plus avancée que celle contenue dans les documents, d’après Michael Elleman de l’Institut international d’études stratégiques et auteur principal d’une étude faisant autorité sur le programme de missiles balistiques iranien. La forme du nouveau véhicule de rentrée, révélée au monde par un test en vol en août 2004, ne ressemblait en effet en rien à celle dépeinte dans les documents récupérés par le BND. Les auteurs de ces documents n’étaient donc manifestement pas au courant de la refonte complète du véhicule de rentrée initial, et donc ne pouvaient pas avoir fait partie d’un programme dirigé par le ministère iranien de la défense.

Les créateurs de ces documents ont été cependant assez intelligents pour construire l’affaire autour d’une pièce authentique et vérifiable afin de donner de la crédibilité à l’ensemble. Cette pièce particulière ne provenait cependant pas de l’intérieur du gouvernement iranien. Il s’agissait d’une lettre d’une société de haute technologie à une société d’ingénierie iranienne. Il était relativement facile au Mossad, qui effectue une surveillance constante des entreprises de haute technologie, d’obtenir cette lettre. Celle-ci avait été surchargée d’une écriture manuelle faisant notamment référence à l’étude d’un véhicule de rentrée, afin de faire des liens entre les différentes parties du prétendu projet.

La surenchère israélienne

La conclusion du National Intelligence Estimate américain de novembre 2007 selon laquelle l’Iran avait cessé en 2003 de travailler sur les armes nucléaires a mis Israël dans l’embarras. Tel-Aviv a alors réagi en 2008 et 2009 avec de nouvelles séries de documents et de rapports de renseignement montrant que le programme iranien de développement d’armes nucléaires était beaucoup plus avancé qu’on ne le croyait auparavant. Selon les mémoires de Mohamed El Baradei2, ces documents ont été transmis à l’AIEA directement par Israël, ce que l’Agence n’a jamais révélé.

Le premier de ces documents est arrivé dès avril 2008 à l’AIEA. C’était un rapport en persan sur des expériences suggérant la mise au point d’une charge hémisphérique pour une arme nucléaire à implosion. Dans son compte-rendu de septembre 2008, l’AIEA a déclaré que l’expérience « pouvait avoir impliqué l’aide d’une expertise étrangère ». Les expériences décrites utilisaient en effet une méthode de mesure des intervalles entre explosions avec des câbles à fibre optique. Cette méthode avait fait l’objet d’un article scientifique publié en 1992, dont l’un des auteurs était Vyacheslav Danilenko, scientifique ukrainien qui avait travaillé au complexe d’armement nucléaire soviétique de Chelyabinsk, puis en Iran de 1999 à 2005. L’AIEA a ainsi admis la déclaration israélienne qu’un espion avait obtenu un document iranien top secret sur des expériences relatives aux armes nucléaires, alors que celles-ci mettaient en œuvre une méthodologie publiée quatorze ans auparavant. Ce « document secret » iranien a en fait été fabriqué par les Israéliens sur la base de techniques publiées par Dalinenko, présenté comme spécialiste soviétique des armes nucléaires.

En novembre 2011, un rapport de l’AIEA a encore davantage appuyé la thèse du programme militaire nucléaire iranien. Ce rapport impliquait une autre publication de Danilenko. L’AIEA avait en effet l’« information » que l’Iran avait construit en 2000, dans ses installations militaires de Parchin, une chambre de confinement d’explosifs puissants « pour y mener des expériences hydrodynamiques » que l’agence internationale a qualifiées d’essais pour « simuler les premières étapes d’une explosion nucléaire ». Ce rapport citait une publication du même « expert étranger » - c’est-à-dire de Danilenko – qui lui permettait de « confirmer la date de construction du cylindre et de certaines de ses caractéristiques de conception (comme ses dimensions) ».

Cependant, cette publication de Danilenko portait en réalité sur la conception d’une chambre d’explosion pour la production de nanodiamants. De plus, le dessin de la chambre accompagnant l’article présentait des caractéristiques, telles que les systèmes d’air et d’eau de refroidissement, incompatibles avec la finalité de tester des design d’armes nucléaires. Bien qu’ayant travaillé dans un complexe soviétique d’armements nucléaires pendant de nombreuses années, la carrière de Danilenko avait été axée depuis ses débuts sur la création par explosion de nanodiamants de synthèse, domaine qui n’implique aucune connaissance des armes nucléaires ou des méthodes pour les tester (le premier Américain à découvrir la synthèse des nanodiamants, Ray Grenier, qui avait aussi travaillé pendant de nombreuses années au laboratoire de Los Alamos — le principal complexe nucléaire militaire des États-Unis — a témoigné lui-même n’avoir jamais travaillé sur quoi que ce soit en relation directe avec les armes nucléaires et que la totalité de son travail sur la synthèse des nanodiamants avait été non classifiée).

Aucune preuve d’essais nucléaires

L’AIEA n’a jamais produit aucune preuve confirmant l’histoire, fournie par Israël, de l’existence de la chambre d’essai de bombe à Parchin. L’ancien inspecteur en chef de l’AIEA en Irak, Robert Kelley, qui avait également été chef de projet pour le renseignement nucléaire au centre de Los Alamos et chef du U.S. Department of Energy’s Remote Sensing Laboratory, avait immédiatement souligné que la description par l’AIEA de la chambre présumée de confinement d’explosion et sa destination supposée n’avaient pas de sens au plan technique. Kelley a notamment observé que la capacité de la chambre présumée à contenir 70 kg d’explosifs, telle que rapportée par l’AIEA, aurait été « beaucoup trop petite » pour le type d’essais nucléaires hydrodynamiques que le rapport prétendait être sa vocation. Kelley, ainsi que trois autres experts du renseignement en photo-interprétation, ont également souligné que les photos satellite du site à Parchin ne montraient aucune des caractéristiques qui en principe sont associées à un site d’essais d’explosifs de forte puissance.

Même le comportement de l’Iran, en ce qui concerne le site de Parchin, contredit l’idée que les Iraniens y dissimuleraient les preuves d’essais nucléaires. L’Iran a en effet autorisé l’AIEA à visiter le site et à y prendre des échantillons environnementaux en février et novembre 2005. En février 2012, l’AIEA a rendu compte qu’elle avait obtenu la collection complète des photos satellite du site réalisées de février 2005 à février 2012, en constatant qu’il n’y avait aucun indice d’activité significative pour l’ensemble de ces sept ans.

Aujourd’hui, la conviction — bien que fondée sur des renseignements falsifiés — que l’Iran a cherché à développer une arme nucléaire est présente en toile de fond des négociations entre le P5+1 et l’Iran. La prendre ou pas comme postulat conditionne leur issue. Cela détermine aussi ce qui sera attendu de l’AIEA, notamment par les États-Unis, dans son dialogue futur avec l’Iran sur les « dimensions militaires possibles » de son programme nucléaire.

1NDT. Tête du missile permettant une rentrée sans dommage dans l’atmosphère en fin de vol balistique.

2NDT. Directeur général de l’AIEA de 1997 à 2009.

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