La jeunesse sahraouie révolutionne le discours politique marocain

Les jeunes du Sahara occidental sont plus qu’un simple poids démographique, davantage qu’une catégorie sociale. Ils sont devenus depuis quelques années des acteurs politiques dont le degré d’autonomie pèse indéniablement sur l’évolution d’un conflit qui fêtera cette année ses quarante ans. En prise avec les mutations de leur société, ils forment une force dynamique aussi complexe que multiforme.

Le Jour de la dignité en Espagne. De jeunes militants sahraouis manifestent en soutien aux prisonniers politiques de Gdeim Izik.
arribalasqueluchan !, 6 avril 2013.

Classé comme un « territoire non autonome » par l’ONU, le Sahara occidental est une ancienne colonie espagnole de 266 000 km2, « administrée » d’une main de fer par le Maroc depuis 1975 mais dont l’indépendance est réclamée par le Front Polisario, soutenu par l’Algérie. Près de 540 000 personnes y vivent, dont plus de la moitié sont des jeunes de moins de 30 ans.

Pour imposer son autorité, l’État marocain a décidé dès les premières années de s’appuyer sur les notabilités tribales du Sahara occidental. Des licences de pêche en haute mer, des agréments dans différents domaines (notamment le transport), des postes élevés dans l’administration ont été accordés aux membres des familles les plus influentes du territoire pour s’assurer leur allégeance. Mais à l’égard des activistes indépendantistes intransigeants, Rabat a opté entre 1975 et 1999 pour le tout-répressif : emprisonnements, disparitions, tortures, etc.

Le cessez-le-feu de 1991 entre le Maroc et le Front Polisario est, par ailleurs, intervenu dans un contexte interne marqué par l’apaisement des rapports entre la monarchie d’un côté et les partis de l’opposition de l’autre. Le Sahara occidental n’a pas échappé à cet « apaisement », qui s’est déployé dans un contexte international marqué par la chute du Mur de Berlin, le déclin des totalitarismes en Europe de l’Est et la fin de la guerre froide. Un nouvel acteur a émergé dans ce territoire dominé par la structure tribale, qui régente comportements individuels et dynamiques sociales : les jeunes.

Depuis quelques années, ils se présentent comme une « nouvelle donne », un acteur concurrentiel de la tribu et bousculent les mécanismes classiques de la demande sociale et de l’expression de la contestation politique et économique. Ayant pu accéder dans une large mesure aux universités marocaines (de l’intérieur)1, cette jeunesse s’est rapidement autonomisée, tant à l’égard des notabilités tribales que par rapport à la puissance « administrante » (le Maroc), après avoir pris conscience de l’ampleur du système clientéliste et des rapports inégalitaires que la monarchie a établis depuis des décennies.

La grande rupture

En mai 2005, des troubles sociaux d’une rare violence opposent les jeunes Sahraouis aux forces de l’ordre dans les grandes villes du Sahara occidental, principalement Laayoune, où, fait sans précédent, les drapeaux du Polisario sont massivement brandis. Quatorze militants, pour la plupart des activistes indépendantistes parmi lesquels Aminatou Haidar, Mohamed Moutawakil, Mohamed Salem Tamek, jugés et condamnés à des peines de prison ferme, deviennent en quelques mois des figures emblématiques de la nouvelle contestation sahraouie. Ces événements se présentent donc comme un moment de profonde rupture.

En mars 2006, moins d’un an après les événements de Laayoune, Mohammed VI effectue un voyage officiel en grande pompe dans cette ville, considérée avec Smara comme un des hauts lieux de la contestation indépendantiste. Dans son discours, il appelle à « instaurer une bonne gouvernance, fondée sur l’élargissement de l’espace de participation à la gestion des affaires locales, et l’émergence de nouvelles élites capables d’assumer des responsabilités ». Le ton et les formules utilisés dans ce discours suscitent beaucoup d’espérances de changement, et donnent l’impression que les mécanismes de la représentation locale vont évoluer vers une plus grande démocratisation. Dans la foulée, il met en place un Conseil royal consultatif des affaires sahariennes (Corcas) dont les membres ne sont pas élus mais sont tous nommés par le Palais.

Très attendue, la rupture avec la stratégie clientéliste, qui favorise les notables des tribus au détriment d’une jeunesse marginalisée par les inégalités et le chômage (près de 30 % selon les chiffres officiels), n’a toutefois pas lieu. Éloigner ces « seigneurs du désert »2, ou tenter de les affaiblir substantiellement, reviendrait à remettre en cause toute une économie basée sur la rente, les relations et les renvois d’ascenseur.

Depuis, le Corcas est devenu synonyme d’inefficacité et d’immobilisme, une coquille vide : « Le Conseil est aujourd’hui en situation d’hibernation, il souffre d’un manque de crédibilité », reconnaît, en janvier 2013, l’un de ses anciens membres, le politologue Mustapha Naïmi3. Dans un discours tenu en novembre 2010, le roi a lui aussi appelé à une « structuration profonde du Corcas », mais sans suite...

C’est dans ce contexte que les jeunes Sahraouis ont construit leur identité politique et leur discours contestataire et mobilisateur. Un contexte marqué, d’un côté, par la toute puissance des notables sahraouis, qui continuent de monnayer leur « ralliement » à la monarchie, et, de l’autre, un discours royal appelant, en vain, à une plus grande participation des jeunes au développement.

Surfer sur l’échec économique

Le discours mobilisateur des jeunes activistes Sahraouis oscille entre deux paramètres qui interfèrent habilement.

Au plan interne, d’abord, la situation sociale dominée par les rapports inégalitaires confère au discours contestataire une capacité de mobilisation considérable et une légitimité conséquente. Surfer sur la réalité sociale et économique, l’échec, voire la quasi-absence d’une stratégie de développement basée sur des logiques démocratiques permet au discours indépendantiste de se déployer avec beaucoup d’ardeur. Dénoncer les injustices sociales pour remettre en cause l’utilité de la « puissance administrante », et partant sa légitimité politique, est un thème marquant du discours contestataire sahraoui. L’exemple le plus significatif est le démantèlement, en novembre 2010, du camp Gdeim Izik par les autorités marocaines.

Tout commence un mois auparavant, lorsque des Sahraouis plantent leur tente à Gdeim Izik, à 12 kilomètres à l’est de Laayoune, pour protester pacifiquement contre leurs conditions de vie. En quelques jours seulement, 15 000 personnes les rejoignent. Début novembre, décision est prise de démanteler le camp par la force. Le 8 novembre à l’aube, la gendarmerie royale et les Forces auxiliaires investissent le camp ; coups de matraque, canons à eau et gaz lacrymogènes sont abondamment utilisés (mais pas les armes à feu). Les affrontements entre Sahraouis et gendarmes font treize morts, dont onze parmi les forces de l’ordre, et 159 blessés. En moins d’une heure, 6 000 personnes sont chassées du camp. La violence contre les Sahraouis gagne les quartiers et les maisons de Laayoune, où les manifestants tentent de se réfugier. Vers 15 h, les forces de l’ordre déclarent « contrôler » la situation.

Pour contester la présence de l’État marocain, les indépendantistes font le lien entre l’illégalité de la présence marocaine — administrative, institutionnelle et politique — et, d’autre part, la misère dont souffrirait une large partie de la population sahraouie. Cette combinaison entre la revendication politique et la dénonciation des conditions de vie est un marqueur du discours de la nouvelle génération d’activistes sahraouis. Elle puise sa légitimité « idéologique » dans les inégalités sociales, le no future d’une partie importante de la jeunesse et l’inefficacité des politiques publiques menées, depuis 2005, par l’État marocain.

Le discours royal se répète

Dans son discours du 6 novembre 2014, Mohammed VI reconnaît cet échec : « La nouvelle politique devrait rompre avec les dysfonctionnements qui ont prévalu pendant des années au Sahara et qui ont encouragé l’économie de rente et les privilèges », et appelle à une « rupture avec le mode de gouvernance précédant, et permettre aux fils de la région de participer à la gestion de leurs affaires locales, dans un cadre de transparence, de responsabilité et d’égalité des chances ». Depuis, aucune mesure ni du souverain ni du gouvernement pour réaliser « la rupture » permettant aux « fils de la région de participer à la gestion des affaires locales ». Et l’allocution de novembre 2014 ressemble étrangement à celle que le monarque a tenu huit ans plus tôt, en 2006 à Laayoune, où il annonçait la mise en place du Corcas. Seules les mots ont changé : « Instaurer une bonne gouvernance, fondée sur l’élargissement de l’espace de participation à la gestion des affaires locales, et l’émergence de nouvelles élites capables d’assumer des responsabilités »...

Sur le plan externe, face aux ONG et aux instances diplomatiques, les militants sahraouis tiennent un discours universaliste, avec des concepts légitimants inspirés de la légalité internationale : principe d’autodétermination, référendum, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, décolonisation, proclamation des libertés publiques, rejet de la violence et du terrorisme, respect des droits de l’homme, etc. À ce niveau, ce ne sont pas les conditions sociales difficiles de la population sahraouie qui sont avancées comme arguments pour la construction du discours politique contestataire : les activistes sahraouis dénoncent les violations des droits humains dans le territoire, la violence policière à l’encontre de la population civile, l’interdiction quasi systématique de toute forme d’expression pacifique (manifestations, sit-in, rassemblements, meetings, etc.) qui ne s’alignent pas sur la position officielle de l’État marocain. « Nous revendiquons le respect de nos droits les plus élémentaires comme, par exemple, la liberté de nous réunir. Nous revendiquons également le respect de la légalité internationale, à savoir notre droit à l’autodétermination », déclarait notamment Aminatou Haidar au Journal hebdomadaire (14-20 octobre 2006). « Notre discours, qui est en même temps une composante de notre identité politique, est clairement basé sur la culture des droits de l’homme. Le droit à l’autodétermination en fait partie. Sans ce droit, notre peuple n’aura aucune existence politique. La place qu’occupe la femme dans notre société confirme l’adéquation de notre culture avec les principes universels », nous a affirmé Mohammed El Moutawakil4.

Ce discours trouve dans les atteintes aux droits humains au Maroc un terrain fertile à sa promotion auprès des ONG et des instances diplomatiques internationales. En avril 2013, le Conseil de sécurité a décidé pour la première fois de se prononcer sur l’élargissement du rôle de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso) au contrôle des droits de l’homme dans la région administrée par le Maroc. Sans le soutien de la France, cet élargissement, auquel le Maroc est farouchement opposé, aurait sans doute été adopté par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Mais ce mécanisme onusien, qui renforce le rôle de la Minurso et assure, selon les ONG internationales — Human Rights Watch et Amnesty notamment —, une plus grande protection des droits de la population sahraouie, n’est pas pour autant abandonné. Il continue d’être présent dans les instances diplomatiques internationales et les ONG les plus crédibles. Tant que le Maroc n’aura pas mis ses actes en conformité avec ses discours, cet élargissement, qui s’ajoute au discours indépendantiste, ne cesse de le renforcer.

1Pour éviter les risques de troubles, les autorités marocaines n’ont pas construit d’université dans les villes du Sahara occidental. Les bacheliers sahraouis poursuivent donc en général leurs études dans les universités de Marrakech ou encore de Settat à 60 kilomètres de Casablanca.

2Surnommés les « seigneurs du désert », ces notables « bénéficient (...) d’importantes licences pour l’exploitation des carrières de sable et de la pêche en haute mer. Parmi eux figurent d’anciens dirigeants du Polisario ayant rallié le Maroc, comme Guejmoula bent Ebbi, Hibatou Mae Elainine, Hassan Derhem ou encore la puissante famille des Ould Errachid ». Voir Omar Brouksy, Mohammed VI derrière les masques. Le fils de notre ami, préface de Gilles Perrault, Nouveau Monde, Paris, septembre 2014, p. 104.

3Déclaration faite au site d’information lakome.com, le 7 janvier 2013.

4Omar Brouksy, « La redéfinition de l’identité politique sahraouie », in L’Annuaire de la Méditerranée, publication de l’Institut européen de la Méditerranée, 2007 ; p. 175 et suiv.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.