La première mouture du projet de Code des eaux a été déposée au Parlement le 3 octobre 2019. Les députés ont entamé les débats à ce sujet lors de la session parlementaire actuelle, le 17 décembre 2020. Le Code des eaux a fait l’objet de cinq réunions et de six conférences régionales, avec la participation de représentants des autorités locales et de la société civile. L’ancienne ministre de l’agriculture Akissa Bahri, des experts, des représentants du Syndicat des agriculteurs (Synagri), de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, patronat), et de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap) ont été auditionnés. Cependant, le Code continue de susciter les réserves de nombreuses associations et ONG, qui relèvent le manque de vision stratégique du projet. En clair, le Code en friche est accusé d’appréhender la question hydrique sous l’angle de la logique économique, en reléguant le volet des droits humains au second plan.
Un retard justifié ?
La réflexion sur un nouveau Code des eaux a commencé en 2009 « sur recommandation de la Banque mondiale, et en prélude à la privatisation du secteur », affirme Houcine Rhili, expert en eau et en développement durable. Dans un rapport élaboré en 2009, la Banque mondiale a évoqué la nécessité d’une intervention du secteur privé dans la distribution et l’assainissement de l’eau. Cette participation privée devrait ainsi passer du stade de la sous-traitance à celui du partenariat avec le secteur public. C’est donc dans ce contexte que le nouveau projet de Code des eaux a commencé à prendre forme. L’avènement de la Révolution remisera momentanément le dossier au placard. Mais la nouvelle Constitution tunisienne approuvée en 2014 mentionnera explicitement le droit à l’eau. Et un projet de Code a donc été préparé conformément à ces principes constitutionnels. Mais de nombreuses organisations et associations ont jugé cette version en deçà de leurs attentes, au motif qu’elle est « incompatible avec la gestion durable des ressources en eau ».
Puis une nouvelle version a été présentée en 2017, et examinée par le ministère de l’agriculture et le syndicat des employés de la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede). Or la partie syndicale a exprimé ses inquiétudes au sujet d’une éventuelle privatisation. L’article 61 du projet dispose en effet que l’État encourage le partenariat entre les secteurs public et privé dans la gestion des ressources et des installations hydrauliques.
Après des réunions entre le syndicat et le gouvernement, l’édition 2017 du Code des eaux a fini par être abandonnée. Une nouvelle mouture devait donc être préparée pour répondre aux attentes des organisations du secteur. Et c’est ainsi que le projet du Code actuel a été présenté lors de la session parlementaire en cours.
Des chiffres alarmants
Selon une étude préparée par l’expert Houcine Rhili et publiée en 2018 par le bureau de Tunis de la fondation allemande Friedrich-Ebert (FES), les ressources en eau disponibles par habitant dans notre pays sont estimées à 460 m3 par an. Alors que la consommation moyenne dans la zone Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) est de 550 m3. Des chiffres faibles par rapport au niveau recommandé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), préconisant une consommation annuelle par habitant de 700 à 900 m3 par an.
Ces trois dernières années, en Tunisie, le secteur agricole a représenté 77 % de la consommation d’eau selon l’étude de la FES, contre 8 % pour l’industrie et 1,5 % pour le tourisme. L’eau potable a constitué 13,5 % de la consommation globale. Pour l’année 2016, la consommation d’eau potable a été estimée à 470 millions de m3, tandis que le secteur agricole s’est accaparé 2,2 milliards de m3.
Dans ce contexte, Rhili a noté que les cultures irriguées destinées à l’exportation tendent à épuiser les ressources hydriques. En 2019, la production d’agrumes a été estimée à 440 000 tonnes. L’exportation d’oranges maltaises a rapporté 28 millions de dinars (8,51 millions d’euros), alors qu’il a fallu consacrer 320 millions de m3 d’eau coûtant 400 millions de dinars (121,54 millions d’euros) pour les produire. Or cette quantité d’eau aurait pu être utilisée pour répondre à 20 % de nos besoins en céréales, afin d’assurer la sécurité alimentaire nationale, a déclaré l’expert à Nawaat.
En outre, certaines industries consomment d’importantes ressources en eau, tel le textile dans la région côtière de Monastir, et les laveries de phosphate dans le bassin minier du sud-ouest de la Tunisie. Selon les chiffres du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), 9 millions de jeans sont fabriqués à Monastir. Or la production d’un de ces pantalons nécessite en moyenne 55 L d’eau, soit 495 000 m3 consommés annuellement par cette industrie dans une région fortement affectée en été par les coupures d’eau.
Dans la zone du bassin minier (sud-ouest), la production d’une tonne de phosphate brut nécessite entre 1 et 1,5 million de m3 d’eau. Selon l’étude de la FES, la Tunisie consomme entre 18 et 20 millions de m3 par an pour assurer sa production annuelle de phosphate, estimée à 12,5 millions de tonnes.
Manifestations contre la soif
Pour le seul mois de juillet 2018, le FTDES a recensé quarante manifestations dans différentes régions du pays au sujet du problème de l’eau. Certaines dénonçaient les coupures, alors que d’autres en réclamaient pour les cultures irriguées. La qualité de l’eau potable distribuée a également été mise en cause.
Au total, 1 345 problèmes de distribution de l’eau ont été signalés en 2020, contre 497 au cours du premier trimestre de 2021, selon l’Observatoire tunisien de l’eau (OTE). La région de Kairouan au centre du pays arrive en tête des manifestations de la soif, avec 75 actions conduites en 2020. Tandis que 80 alertes de coupures d’eau ont été comptabilisées à Gafsa (sud-ouest) la même année.
Lors de la rentrée scolaire de septembre 2020, le ministre de l’éducation a révélé que 461 écoles primaires ne disposent pas d’eau potable, alors même que la propagation de l’épidémie du Covid-19 exige des mesures renforcées d’hygiène. Les précipitations ont accusé une baisse de 28 %, et les réserves en eau ont diminué de 25 % depuis 2016, selon une étude du FTDES.
En outre, 29,7 % des eaux usées ne sont pas épurées et réutilisées, comme l’indique le bureau de Tunis de la Fondation allemande Heinrich Böll dans une étude sur le nouveau Code des eaux en projet. Le manque d’entretien des barrages cause une perte de 24 millions de m3 d’eau par an, souligne la même étude.
Le cadre juridique du secteur
Le Code des eaux promulgué en 1975 a visé à rassembler tous les textes juridiques antérieurs dans un cadre légal unifié. Il s’agit en particulier du décret du 24 septembre 1885 définissant le domaine public de l’eau, celui du 24 mai 1920 relatif à la constitution d’un fonds de l’hydraulique agricole et industriel et d’un Comité des eaux, et le décret du 5 août 1933 régissant la conservation et l’utilisation des eaux du domaine public.
Le Code a ainsi permis de définir les eaux du domaine public, de surface ou souterraines, telles que les eaux des rivières, de sources, ou relatives à la nappe phréatique. Ces dispositions ont été révisées par la loi du 26 novembre 2001, faisant de l’eau une ressource nationale qui doit être protégée et utilisée de manière à répondre durablement aux besoins de tous les citoyens.
Face aux nouvelles données environnementales et à la consommation croissante des secteurs agricoles, industriels et énergétiques, l’Etat a œuvré à mettre en place un nouveau cadre légal régulant la question de l’eau. Le but étant de garantir un accès équitable aux différentes catégories sociales, en tenant compte de l’aspect environnemental et de la rareté de cette ressource.
En somme, le projet de Code actuel veut se pencher sur des éléments non couverts par la version de 1975. Il est ainsi question du droit d’accès à l’information dans le domaine de l’eau, d’adopter une approche respectueuse des principes du développement durable, de protéger les droits des générations futures à disposer des ressources en eau, et de soutenir la décentralisation et l’égalité entre les régions. ONG contre la privatisation de l’eau potable
L’actuel projet, déposé devant la commission de l’agriculture et de la sécurité alimentaire du Parlement, suscite certaines réserves du côté de la société civile. Le coordinateur de l’OTE Alaa Marzouki considère que sur la forme, le projet se propose de défendre une gestion écologique de l’eau, en relevant la valeur économique de cette ressource, en détaillant la question du domaine public, et en considérant l’eau comme un droit, tel que garanti par l’article 44 de la Constitution. « Mais sur le fond, le projet du Code des eaux contredit totalement ces principes », déclare Alaa Marzouki à Nawaat. Pour le coordinateur de l’OTE, l’article 3 du nouveau projet « porte atteinte au droit à l’eau ». L’article en question indique que « l’autorité compétente doit œuvrer, dans les limites des moyens disponibles, à permettre à chacun d’avoir droit à l’eau potable, à l’assainissement et aux services afférents ». Or en l’occurrence, Marzouki estime que la mention explicite des « limites des moyens disponibles » indique que l’État a éludé ses responsabilités l’enjoignant à fournir de l’eau à tous ses citoyens.
Selon lui, le projet du Code ouvre également la voie à la privatisation, en autorisant le partenariat entre les secteurs public et privé dans la distribution d’eau potable. En effet, l’article 64 du Code stipule que les privés peuvent distribuer et vendre de l’eau traitée pour la consommation, sous réserve de l’obtention des permis nécessaires. Pour ce faire, les sociétés privées sont appelées à demander une autorisation et à respecter le cahier des charges approuvé par le ministre de l’agriculture et des ressources hydrauliques. En outre, elles sont soumises au contrôle de la qualité de l’eau traitée pour la consommation humaine, sur décision du ministre de la santé. A priori, il s’agit d’autant de garde-fous évitant que l’eau potable ne soit dominée par le secteur privé. Néanmoins, de nombreux activistes de la société civile craignent que ces dispositions ne soient un prélude à la privatisation de l’eau potable. « Si vous avez de l’argent, vous pourrez boire, et si vous n’en avez pas, vous crèverez de soif », résume Marzouki.
En outre, ouvrir la voie aux investisseurs privés dans ce secteur pourrait menacer le principe de discrimination positive inscrit dans l’article 12 de la Constitution, qui accorde en matière de développement la priorité aux zones pauvres et marginalisées. Cet article énonce :
L’État a pour objectif de réaliser la justice sociale, le développement durable, l’équilibre entre les régions et une exploitation rationnelle des richesses nationales en se référant aux indicateurs de développement et en se basant sur le principe de discrimination positive ; l’État œuvre également à la bonne exploitation des richesses nationales.
Or les intervenants privés peuvent refuser d’investir dans des zones rurales jugées non rentables.
De son côté, le président de la commission parlementaire de l’agriculture, Moez Belhaj Rhouma, a affirmé à Nawaat que la privatisation de l’eau potable a été rejetée par les différentes parties qui en ont débattu. Le chef de la commission, comme plusieurs de ses membres, ainsi que les parties auditionnées sur la question ont tous refusé la privatisation de l’eau potable, a-t-il souligné.
« Il est inconvenant d’instrumentaliser certaines questions. Cela relève du populisme et d’une volonté de se mettre en avant. Le ministère de l’agriculture a réagi positivement aux différentes propositions d’amendements concernant le partenariat entre les secteurs public et privé, et les contrats d’exploitation de l’eau. Dans ce contexte, les Groupements de développement agricole (GDA, chargés de la distribution de l’eau en milieu rural) devraient céder la place à une agence. Ces propositions ont été incluses dans une brochure de 120 pages et seront prises en considération lors de la discussion des articles du projet de Code », a précisé le député à Nawaat.
Discrimination positive : réalité ou slogan ?
Pour sa part, l’activiste Alaa Marzouki déplore que les habitants des zones rurales ne bénéficient pas du raccordement au réseau d’assainissement, « en flagrante contradiction avec les objectifs de développement durable des Nations unies ». « C’est une atteinte au principe d’égalité des citoyens en droits et devoirs », a-t-il noté.
Et c’est l’article 74 du projet de Code des eaux qui suscite cette réserve. En effet, il stipule que « les institutions publiques spécialisées dans l’assainissement doivent raccorder aux réseaux d’assainissement les logements et les institutions économiques et sociales dans les zones urbaines ». Cependant, concernant le milieu rural, la loi n’ordonne de raccorder aux réseaux d’assainissement que « des groupements d’habitations déterminés ».
Plusieurs organisations de la société civile ont dénoncé une inégalité de traitement, considérant que le projet de loi conditionne le raccordement au réseau d’assainissement par un nombre minimal d’habitants. Alors même que l’article 21 de la Constitution dispose : « les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune ».
Lors d’une conférence de presse tenue le 9 mars 2021, des représentants de l’association Nomad 08 ont déclaré que l’eau est un service public et non une marchandise. C’est pourquoi leurs actions visent à « faire de l’eau une affaire d’opinion publique », ont-ils souligné.
Pour sa part, Houcine Rhili, expert en eau et en développement durable, considère qu’en Tunisie, l’objectif suprême est de garantir la gratuité de la quantité d’eau vitale, dont l’individu a besoin pour son hygiène et pour s’hydrater.
Selon les normes en cours dans les pays disposant d’importantes ressources hydriques, un individu a besoin de 150 L par jour. « Nous ne demandons que 50 litres gratuits par jour et par personne. Ainsi, nous garantirons une consommation d’eau rationnelle et sans gaspillage. Une fois ce quota dépassé, la consommation supplémentaire sera payante », affirme Alaa Marzouki. Et de conclure : le coût de la quantité d’eau vitale par individu ne dépassera pas les 6 dinars (1,82 euro) par an.
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