Le Kurdistan irakien écartelé entre ses voisins

Ayant à peine achevé de former un gouvernement depuis les élections régionales de septembre 2018, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) a entamé un réajustement stratégique après l’échec du référendum de 2017. Les orientations politiques des dirigeants de la région s’inscrivent toutefois dans une logique de survie plutôt que de véritable réforme de leurs institutions.

Parlement régional du Kurdistan, Erbil.
DR

Bien qu’entachées de fraudes, les élections législatives et régionales de 2018 ont permis aux élites d’hier de revenir sur le devant de la scène. Erbil et Dohuk sont de fait toujours contrôlées par le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) du clan Barzani, tandis que Souleimaniyeh reste dominée par la famille Talabani via l’Union patriotique du Kurdistan (UPK). Contre toute attente, les partis dominants dont le prestige semblait sérieusement écorné après le fiasco de 2017 sont parvenus à s’imposer à nouveau comme les acteurs clefs de la scène politique kurde irakienne.

Sur le plan interne, ils présentent toutefois de nombreuses fractures et subissent plus que jamais la domination de clans familiaux s’appuyant sur des réseaux clientélistes de redistribution du pouvoir. Le parti Goran, autrefois espoir de troisième voie démocratique au GRK est à son tour rattrapé par le phénomène.

Face à ces dérives, les politiciens qui souhaitaient transcender le clanisme en vigueur semblent fragilisés, mais pas complètement évincés. Au PDK, Nechirvan Barzani fait partie de l’aile « réformiste », bien que membre de la famille dominante. Son positionnement en dehors des réseaux clientélistes familiaux lui permet de peser face au fils de Massoud Barzani, Masrour, lui-même prétendant au poste de premier ministre du GRK. À l’UPK, la famille Talabani s’impose, mais doit faire face aux rivaux comme Kosrat Rasul et Barham Salih, respectivement secrétaire général du parti et président de l’Irak. Gorran subit les mêmes dérives familiales avec les fils du fondateur Nechirvan Mustafa qui tentent de s’imposer définitivement à la tête du parti.

Après d’âpres négociations, les deux partis dominants — le PDK et l’UPK — semblent s’être enfin mis d’accord sur un partage des portefeuilles ministériels stratégiques. Au sein du parlement régional, le parti Goran a fait le choix tactique de l’alliance avec le PDK pour compenser ses maigres résultats électoraux. Profondément fragilisées par ces intrigues, les institutions régionales ne jouent plus que très mal leur rôle. Les commissions indépendantes et le système judiciaire sont désormais presque intégralement inféodés aux deux partis selon des accords informels passés entre eux. Dès lors, le statu quo ante-référendum est retrouvé, sans espoir toutefois de voir une opposition parvenir à présenter une alternative crédible à la mainmise des deux partis dominants. Plus que jamais, le GRK est en crise.

Jeux de pouvoir avec Bagdad

Au Parlement irakien, aucun parti ou coalition n’a jusqu’à présent réussi à former une coalition dominante. Le gouvernement du premier ministre Adel Abdel Mahdi patine, et les intrigues entre politiciens opportunistes vont bon train, bien que la rhétorique politicienne ait abandonné le registre confessionnel pour se focaliser sur des questions comme la reconstruction et le développement économique. L’éclatement du corps politique et la corruption laissent place aux influences extérieures qui empêchent la finalisation de la composition du gouvernement et l’application de politiques cohérentes pour mener le pays de l’avant. Toutefois les « pro-iraniens » réunis dans le bloc Binaa sortent affaiblis du chisme qui frappé le parti de l’organisation Badr. Cela permet à Moqtada Al-Sadr de faire un retour remarqué sur la scène politique irakienne après un exil auto-imposé de trois mois suite aux pressions subies par le bloc pro-iran. Il compte désormais user de son influence pour pousser Mahdi à mettre en place les mesures anticorruption promises lors des législatives de mai dernier1.

Malgré ces rebondissements, le pouvoir central a consolidé son contrôle des champs de pétrole de Kirkouk. Il est aussi parvenu à réimposer une gestion partielle des points de passages frontaliers et à entamer une unification des tarifs douaniers qui vont avoir de sérieuses conséquences sur les flux économiques de la région kurde. Des agents fédéraux assureront désormais le contrôle des flux et l’application des taxes douanières, autrefois l’apanage d’agents de la région autonome2.

Mais le GRk dispose encore de champs pétroliers et gaziers et n’est pas en manque. Il continue ainsi sa collaboration avec la compagnie russse Rosneft qui investit lourdement dans la production d’hydrocarbures. La Russie s’implante un peu plus dans la région, provoquant l’ire de Bagdad qui répète que le gouvernement régional kurde n’est pas habilité à signer des accords avec des compagnies pétrolières internationales sans son aval.

Au Parlement, s’ils parviennent à esquisser une politique commune, l’UPK et le PDK pourront retrouver un rôle de pivot et peser dans la balance politique irakienne en formant une alliance avec une coalition selon leurs intérêts. En ce sens, les partis kurdes dominants ont conclu avec succès des négociations avec Bagdad pour trouver une solution de rechange à la perte de leurs revenus pétroliers. Ils ont ainsi pactisé avec des groupes politiques proches des milices chiites pro-iraniennes pour arracher un budget fédéral en nette hausse et un partage avantageux des ressources pétrolières dans les zones contestées. Ce succès de façade masque le fait qu’il ne s’agit pas d’un accord durable, mais simplement annuel et donc renégociable l’an prochain. De plus, il a nécessité des alliances avec des groupes politiques sous influence d’un acteur extérieure. De la sorte, Erbil fragilise indirectement les institutions irakiennes pour servir ses intérêts sur le court terme.

Malgré les réticences de Washington, les deux grands partis kurdes entretiennent ces relations avec les partis pro-iraniens pour deux raisons : l’Iran est à leur porte et énonce régulièrement les lignes rouges à Erbil et Souleimanyeh. Entre irriter les États-Unis et risquer une déstabilisation pilotée par Téhéran, le choix est vite fait. Parallèlement, ce réalisme leur permet de remettre un pied dans les territoires contestés par Bagdad tout en neutralisant les milices les plus agressives dans les secteurs de Tuz Khurmato et de la plaine de Ninive, où de nombreux Kurdes vivent sous leur férule depuis octobre 2017.

Les États-Unis n’ont cependant pas perdu de leur influence sur les négociations entre la région kurde et le pouvoir central. En poussant Bagdad à accepter un compromis sur le partage des recettes de l’exportation d’hydrocarbures, le parrain américain favorise les Kurdes en échange de la cessation de leurs exportations vers l’Iran. Une fois de plus, le GRK et l’Irak deviennent des terrains de confrontation entre Washington et Téhéran à l’aune du renouvellement des sanctions économiques américaines contre la République islamique. Si, en appuyant l’accord qui va redonner une place centrale à l’oléoduc de Ceyhan acheminant le pétrole vers la Turquie, les États-Unis coupent l’herbe sous le pied de Téhéran, l’influence de ce dernier n’est pas près de cesser en Irak.

Une compétition régionale complexe

Pour contrebalancer le renforcement de l’État irakien suite à la reconquête du territoire précédemment occupé par l’Organisation de l’État islamique (OEI), les élites kurdes ont également pris acte de la nécessité de consolider leurs alliances avec les puissances régionales. « Depuis leur fondation, le PDK et l’UPK ont toujours dépendu d’une puissance régionale, à savoir l’Iran et la Turquie, ou internationale comme les États-Unis et la Russie soviétique par le passé. Le Kurdistan irakien n’aurait jamais pu avoir sa révolution sans parrain étranger. Aujourd’hui, les élites kurdes irakiennes perpétuent ce "parrainage stratégique" pour servir leurs intérêts sur la scène irakienne », explique Kamal Chomani, chercheur non résident au Tahrir Institute. Ankara et Téhéran, qui avaient sanctionné le référendum d’indépendance ne se sont pas fait prier.

Si depuis la guerre fratricide entre Kurdes de 1994-1997 l’UPK avait les faveurs de Téhéran et le PDK de la Turquie, la situation tend à s’inverser. Bien qu’Erbil et Souleimanyeh ne tournent pas complètement le dos à leurs parrains traditionnels, le renversement des alliances est notable. À l’issue d’une offensive diplomatique en Irak, Téhéran a récemment signé des accords commerciaux avec le GRK dans un contexte de renforcement des relations entre le PDK et la République islamique3
. L’Iran a parallèlement négocié un accord avec Erbil pour faciliter le transit de ses marchandises vers la Syrie à la veille de la mise en place des sanctions américaines. L’Irak dans son ensemble et l’Iran « testent » la réactivité de Washington qui voudrait imposer un blocus total de la République islamique au détriment des accords bilatéraux entre les deux voisins.

De son côté, traditionnellement tourné vers Téhéran, l’UPK a entamé une campagne de séduction de la Turquie. « La Turquie normalise notamment ses relations avec l’UPK en échange d’une part importante de la production gazière kurde dont elle a fortement besoin », explique Kamal Chomani. Souleimanyeh a aussi pu obtenir la réouverture de l’espace aérien turc à ses avions en échange d’une politique plus ferme à l’égard du PKK et de Tevgeri Azadi, sa vitrine politique en Irak, et ils ont dû fermer leurs bureaux dans la province dominée par l’UPK. Ankara consolide ainsi sa coopération avec les partis kurdes irakiens pour tenter de mettre en échec la guérilla du PKK, sans résultats probants.

Malgré une forte pression de la Turquie, l’UPK et le PDK ne se sont jamais résignés à couper tous les canaux de communication avec la guérilla kurde4
. Récemment, le premier ministre de la région, Nechirvan Barzani a condamné la présence du PKK en Irak tout en appelant les autorités kurdes de Syrie à se tourner vers le régime de Bachar Al-Assad pour assurer leur avenir. Il est vrai que le GRK dans son ensemble reste complètement dépendant de la Turquie sur de nombreux aspects, en premier lieu économique : 75 % de la consommation dans la région kurde — dont 90 % de la nourriture — est importée, principalement par le poste frontière irako-turc d’Ibrahim Khalil situé dans la province de Dohuk.

Menaces de la Turquie

Plus belliqueuse que jamais face au PKK, la Turquie a récemment menacé d’une intervention militaire avec l’appui de l’Iran contre le bastion de Qandil où serait basé le commandement de ce parti. Mais cette annonce faite à la veille des élections municipales serait plutôt une manœuvre politique du Parti de la justice et du développement (AKP) pour détourner l’attention de l’électorat des problèmes économiques et financiers de la Turquie. De plus, selon Kamal Chomani, l’Iran a plus à perdre en attaquant le PKK qui pourrait sérieusement déstabiliser sa région kurde en représailles. Téhéran n’a d’ailleurs aucune raison de rendre ce service à Ankara alors que leurs intérêts en Syrie sont de plus en plus divergents. Une fois de plus, le Kurdistan irakien sert de caisse de résonance aux conflits entre puissances régionales et internationales.

Selon Sarkawt Shams, député au Parlement irakien et membre du parti Nouvelle Génération, « la coopération bilatérale entre partis kurdes et puissances régionales s’apparente à de la collusion allant à l’encontre des intérêts des habitants de la région et du droit irakien ». Les nombreuses bases militaires turques dans les régions de Dohuk et Erbil font l’objet de protestations régulière de la part de Bagdad. Fin janvier 2019, des manifestants s’en sont pris à une base turque proche de Sheladize, une réaction aux nombreuses « victimes collatérales » des bombardements turcs visant le PKK. Les forces de sécurité du PDK ont violemment réprimé les manifestants et emprisonné plusieurs journalistes kurdes dénonçant la collusion entre le PDK et la Turquie.

Malgré une amélioration de la situation économique, la région kurde reste soumise à des menaces multiples. Dans un contexte géopolitique profondément instable, les élites kurdes ont réussi à rebondir et renforcer leur contrôle, mais elles n’offrent aucune perspective d’ouverture politique à leur population.

1Entretien avec Sarkawt Shams, député au Parlement irakien.

2Il faut noter que le contrôle des frontières irakiennes par un agent autonome relevait d’une anomalie allant à l’encontre du principe de l’État souverain, [selon Sylvain Dubois, vice-président de l’Institute of Governance d’Ottowa lors d’une conférence-débat « IRIS dialogues » à l’université américaine de Souleimanyeh le 11 mars 2018.

3Alors que les élites kurdes accusaient les milices chiites, bras armé de Téhéran en Irak de tous les maux lors de la crise de Kirkouk de 2017, le GRK a célébré pour la deuxième année consécutive l’anniversaire de la Révolution islamique iranienne à Erbil dans un faste sans précédent.

4En décembre 2018, nous avons pu passer plusieurs checkpoints du PDK dans la région de Dohuk avec le responsable du PKK pour la coordination avec le PDK, à quelques centaines de mètres de bases militaires turques. Les soldats du PDK ne prirent pas la peine de fouiller le véhicule et saluèrent le responsable à plusieurs reprises.

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