Le Liban s’enflamme pour juger le bourreau de Khiyam

Cicatrices brûlantes de l’occupation israélienne · Responsable d’une terrible prison secrète au sud du Liban occupé par Israël jusqu’en 2000, le « collabo » Amer Fakhoury a été interpellé après son retour à Beyrouth en septembre 2019. Sa condamnation de 1996 pour intelligence avec l’ennemi est prescrite, et il semble avoir bénéficié de protections. Mais plusieurs anciens détenus torturés à Khiyam par Amer Fakhoury ont déposé plainte à titre personnel contre lui, et un procès contre ce criminel n’est pas exclu.

D’anciens détenus tiennent des affiches représentant l’ancien membre de la SLA Amer al-Fakhoury lors d’une manifestation dénonçant son retour devant le Palais de justice de Beyrouth, le 12 septembre 2019.
Anwar Amro/AFP

Les préoccupations des Libanais sont actuellement nombreuses, de la détérioration des conditions de vie au quotidien aux conséquences pour le Liban et les réfugiés palestiniens qui y vivent de « l’accord du siècle » promu par Trump. En dépit de ce marasme, la saga du procès de Amer Fakhoury, un collaborateur d’Israël connu sous le nom du « bourreau de Khiyam », arrêté après son retour au Liban le 11 septembre 2019 bouleverse la population. Ancien officier de l’Armée du Liban du Sud, il était le responsable de la prison de Khiyam, l’une des pires prisons secrètes israéliennes, dans ce qui était appelé à l’époque la « bande frontalière », zone d’une longueur de 79 kilomètres, occupée par Israël à partir de 1978. À Khiyam, des centaines de personnes ont été torturées et ont disparu.

Les Américains multiplient les manœuvres pour le soustraire à la justice libanaise, car Amer Fakhoury, qui dispose d’un passeport israélien, a également la nationalité américaine. Mais, fait rare, un juge d’instruction de Beyrouth rechigne et accuse Fakhoury de crimes passibles de peines pouvant aller jusqu’à la condamnation à mort. Cette affaire relance la polémique sur la décision d’intégrer les milices supplétives d’Israël à l’armée libanaise après la guerre civile (1975-1989), sans ouverture d’enquête ni procédure pour ceux qui avaient du sang libanais sur les mains. Il n’y a jamais eu de poursuites sérieuses contre ceux qui ont collaboré avec Israël, même après la libération du sud du Liban en 2000.

Rayé de la liste des personnes recherchées

Les Libanais ont d’ailleurs appris que la sûreté générale de l’aéroport de Beyrouth, après avoir étudié le dossier de Fakhoury — condamné par contumace en 1996 à 15 ans de réclusion pour intelligence avec l’ennemi —, n’avait pas pu l’arrêter à son arrivée. « On » avait en effet rayé son nom du Bulletin 303 des services de renseignement militaire, qui liste les noms des personnes recherchées devant être arrêtées à la frontière.

La sûreté de l’aéroport a cependant saisi le passeport américain de Fakhoury. Elle l’a ensuite laissé partir librement, à condition qu’il se rende à Beyrouth le lendemain pour plus d’investigation à la sûreté générale, puisque celle-ci conserve la liste des terroristes et des collaborateurs avec Israël, même après que leur nom a été rayé du Bulletin 303. Quant à la condamnation de l’intéressé, il y a, semble-t-il, prescription selon la législation libanaise, dont les nombreuses failles ont permis à beaucoup de criminels de guerre d’échapper à la justice.

En bonne compagnie à l’ambassade de Washington

Si l’opinion ignore l’identité de ceux qui ont rayé le nom de Fakhoury de cette liste, il semble que d’autres aient laissé filtrer l’information sur son retour au Liban, qui a eu l’effet d’une bombe sur l’opinion publique, en particulier dans la région où le bourreau a commis ses crimes, c’est-à-dire dans les villes et villages du Liban du Sud. La colère a monté lorsque des photos de Fakhoury en compagnie du chef de l’armée libanaise Joseph Aoun (proche du Courant patriotique libre, le parti du président de la République Michel Aoun) ont été publiées à l’ambassade du Liban à Washington, au cours d’une réception en octobre 2017 pour la fête de l’indépendance organisée par l’ambassadeur Gaby Issa (proche de ce même parti).

Les réseaux sociaux se sont enflammés avec les hashtags #NonAuRetourDesCollaborateurs et #ExécutionPourLeBoucherDeKhiyam, afin d’appeler au jugement de Fakhoury pour les crimes commis lorsqu’il était à la tête de cette prison sous la direction du Shabak, le service de sécurité intérieure israélien. Ces crimes peuvent être considérés comme des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, pour lesquels il n’y a pas prescription, selon le droit international. Mais il n’existe pas de texte en ce sens dans la loi libanaise, car le pays n’a pas révisé ses lois selon les accords et les traités internationaux qu’il a signés, y compris ceux qui auraient permis l’arrestation et la traduction en justice de Fakhoury dès son arrivée sur le sol libanais.

Aussitôt après que les avocats de Fakhoury ont suggéré la libération de leur client parce qu’il y a prescription, d’anciens détenus de la prison de Khiyam ont commencé à chercher des moyens légaux pour pouvoir le traduire en justice. Plusieurs avocats se sont portés volontaires pour les assister. Ces anciens détenus ont porté plainte à titre personnel contre Fakhoury. Ils se sont présentés devant la justice pour témoigner sur les tortures que ses collaborateurs et lui leur ont fait subir lors d’interrogatoires, parfois en présence de responsables israéliens.

Des femmes torturées pendant leurs règles

Une ancienne détenue a raconté, sous couvert d’anonymat, comment Fakhoury et ses collaborateurs torturaient les prisonnières durant leur cycle menstruel. Elles étaient frappées sur le dos, sur le ventre et sur les seins, accentuant ainsi leurs saignements, qui se mêlaient à l’eau froide dont elles étaient régulièrement arrosées durant des heures, sous les moqueries de leurs bourreaux. Si elle n’a pas été violée, elle et ses camarades étaient dénudées, et subissaient des attouchements sexuels pendant les séances de torture, avec des câbles électriques ou les mains de leurs tortionnaires.

Quant aux hommes, ils étaient crucifiés sur des croix de fer pendant des jours, sans nourriture ni sommeil, à tel point que deux prisonniers ont trouvé la mort. Les détenus n’oublient pas non plus les bombes lacrymogènes lancées dans de minuscules cellules sans fenêtre, au moment où Fakhoury et ses hommes réprimaient la révolte des prisonniers, en 1998. Cela avait entraîné la mort de deux prisonniers, ainsi que des maladies respiratoires chroniques chez les survivants, entre autres séquelles.

L’ancienne détenue Souha Bechara1, qui fait partie de ceux qui ont porté plainte à titre personnel contre Fakhoury, a critiqué sur Twitter « certains, dont les membres du Courant patriotique libre, qui demandent le retour des exilés de force » et s’est demandé : «  Mais qui les a exilés déjà ? Ils ont rejoint de leur propre chef l’armée du traître Antoine Lahd et ont fui avec lui vers Israël ». Et aussi : « Comment [Fakhoury] peut-il rentrer au Liban et ne plus être considéré comme un collaborateur ? Peut-il y avoir prescription pour cela ? »

La conséquence du blanchiment du passé

Certains partisans du président Michel Aoun] nommément désignés cette fois pour rappeler leur responsabilité n’ont pas tardé à réagir de façon à la fois agressive et vulgaire au tweet de celle que les Libanais considèrent comme l’icône de la résistance libanaise. Une campagne de lynchage virtuelle a été lancée à son encontre. Mais les Libanais s’interrogent sur la responsabilité indirecte de Michel Aoun et de son parti, qui avaient appelé au « retour de ceux qui ont été exilés vers Israël », dans le retour de Fakhoury et le blanchiment de son passé, et ce pour des enjeux confessionnels — autrement dit électoraux.

Le fait que Bechara soit chrétienne n’était pas suffisant aux yeux de ces fanatiques qui la considèrent comme une « traîtresse à sa propre communauté », donnant ainsi une idée de la profonde et ancienne division identitaire structurelle chez les Libanais, qui se traduit parfois sur le plan idéologique, et d’autres fois sur le plan confessionnel. Cette division s’est accentuée après la guerre civile (1975-1989) qui s’est soldée par la proclamation de tous ceux qui y ont pris part comme « vainqueurs », d’abord grâce à une amnistie générale qu’ils se sont octroyée à eux-mêmes, puis à travers une place au pouvoir garantie par l’accord de Taëf, signé en 1989 en Arabie saoudite, et qui renforce les logiques communautaires dans l’exercice du pouvoir.

Des « fuyards » rebaptisés « exilés de forces »

Une phrase en particulier, dans le tweet de Souha Bechara, est particulièrement importante quand elle s’interroge sur le sens de l’expression « exilés de force » utilisée par les partis chrétiens pour désigner ceux qui sont partis en Israël de leur propre chef au soir de la libération du Liban du Sud, par peur de la vengeance.

Pourtant, cette vengeance n’a jamais eu lieu, de quelque manière que ce soit, en vertu de l’appel du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, qui avait demandé aux populations de laisser cela aux juges pour ne pas tomber dans le conflit interne sur lequel Israël avait parié quand il a quitté le Liban du Sud sans avertir ses collaborateurs. Nasrallah avait appelé les « familles innocentes » (celles des collaborateurs) à rentrer d’Israël. Et durant les années qui ont suivi la libération de la « bande frontalière », beaucoup de ces familles sont en effet rentrées, dans une omerta relative convenue à l’échelle nationale malgré les réticences populaires, en échange de condamnations allégées.

Mais en face, certains ont travaillé à nourrir le feu d’une division confessionnelle dans ce dossier, en remplaçant le mot « fuyards » par « exilés de force » dans la rhétorique politique locale. En vérité, et jusqu’au retour de Fakhoury, le Hezbollah ne s’est pas prononcé durant les dernières années, de moins publiquement, sur cette manière de jouer sur les mots. Hassan Nasrrallah a finalement fait un discours en insistant sur le fait que « la punition des collaborateurs doit être ferme et sans appel […] et ce concept d’« exilés » chez l’entité coloniale est erroné. Il y a des fuyards, et le fuyard doit se rendre au pouvoir libanais s’il veut rentrer ».

Une première victoire devant le tribunal

En portant plainte à titre personnel pour torture, les anciens prisonniers ont obtenu une première victoire après que le tribunal militaire est revenu sur sa décision de prescription. Fakhoury est désormais sous les chefs d’accusation de torture, restriction de liberté, transmission de renseignements à l’ennemi qui leur a personnellement porté préjudice, sans parler de meurtre et d’enlèvement. Ce dernier point est peut-être le plus important, car il a permis aux avocats de l’accusation de s’appuyer sur le principe de « caractère continu du crime ».

En effet, l’un des prisonniers de Khiyam, Ali Hamza, a été porté disparu après sa détention. Selon des témoins oculaires, Fakhoury l’avait mis dans le coffre de sa voiture à l’issue d’une séance de torture particulièrement cruelle. Les témoins disent se rappeler que Hamza criait les prénoms de ses enfants, ce qui prouve qu’il était encore en vie à ce moment-là. De fait, selon la législation libanaise, Hamza est considéré comme étant encore en vie aujourd’hui, jusqu’à preuve du contraire. Sa famille a également rejoint le groupe de plaignants, dans l’espoir de faire la lumière sur ce qui lui est arrivé.

Pas de crime de guerre au pays des guerres

Pour le professeur de droit international à l’université libanaise Hassan Jouny, le concept de « crime de guerre » n’existe pas dans la législation libanaise. Il explique que « la justice martiale a toujours émis des condamnations allégées, que ce soit avant ou après la libération, selon un accord conclu entre la résistance et l’armée, afin d’encourager les Libanais [qui vivaient sous l’occupation] à revenir, avec des peines formelles pour les non impliqués », c’est-à-dire les familles des collaborateurs. Mais Jouny tempère lui-même ses propos en signalant que « certaines parties avaient poussé un peu loin cette logique d’allègement des peines, à tel point que certains criminels n’ont pas écopé de plus de trois mois ! »

Quant à Fakhoury, « il ne sera pas jugé pour le crime de collaboration pour lequel il a déjà été jugé, car la loi interdit qu’un accusé soit jugé deux fois pour le même crime, mais il a commis d’autres crimes, comme la communication avec l’ennemi et l’aide apportée lors d’un conflit armé. Il est également avéré qu’il a obtenu, selon ses propres dires, la nationalité israélienne après avoir fui en Israël en 2000. De fait, que ce soit selon le Code pénal libanais ou selon les lois internationales, ses crimes vérifient le caractère continu du crime ».

Mais qu’en est-il des États-Unis qui lui ont octroyé la nationalité, alors qu’il est condamné dans son pays pour collaboration avec l’ennemi ? Jouny répond : « Il y a des principes généraux dans la législation internationale qui concernent la poursuite et l’extradition de ceux qui ont commis des crimes contre l’humanité. Selon le paragraphe 2 de la Résolution de l’Assemblée générale 49/36 de l’année 1948, le droit d’asile est par exemple refusé à quiconque serait sérieusement soupçonné de crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ». Il insiste sur le fait que la deuxième nationalité de l’accusé, quelle qu’elle soit, « ne saurait le protéger des tribunaux de son pays d’origine. Car selon le Code pénal libanais, si le criminel ou la victime est libanais, ou si le crime a eu lieu sur les terres libanaises, cela suffit à ce que le procès ait lieu au Liban. »

Le 3 février 2020, une session d’enquête avec Fakhoury devait avoir lieu ; elle a été reportée pour cause de chimiothérapie, l’accusé étant atteint d’un cancer. Mais la juge du tribunal militaire a cependant fait connaître le lendemain ses chefs d’accusation contre Fakhoury, qui peut désormais écoper d’une peine allant jusqu’à la condamnation à mort, signifiant par là que le tribunal ne compte pas renoncer à ses démarches. De plus, un autre procès, cette fois au civil, a également été intenté à l’encontre de Fakhoury par d’anciennes détenues de Khiyam, dont Souha Bechara. Il faut désormais attendre l’issue de ces deux actions en justice, qui risquent de se prolonger, avec l’espoir que le Liban qui se révolte aujourd’hui contre un pouvoir corrompu rendra justice aux victimes de ce bourreau.

1Le 17 novembre 1988, Souha Bechara a tiré sur le général Antoine Lahd, chef de l’Armée du Liban du Sud. Elle était en mission pour le Front de résistance nationale et le parti communiste. Le général Lahd a été blessé et Bechara immédiatement arrêtée et emprisonnée à Khiyam.

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