Le Maroc et l’Algérie lorgnent le gaz du Nigeria pour alimenter l’Europe

Alors que les Européens espèrent se passer du gaz russe d’ici à 2027 en s’appuyant notamment sur les énormes réserves du Nigeria, Alger et Rabat développent des projets concurrents de gazoducs transcontinentaux. Mais entre le risque sécuritaire, les coûts faramineux et les enjeux diplomatiques, leur construction doit relever de nombreux défis.

Sur la route du complexe gazier de Hassi R’Mel, en Algérie.
© Boulelli Alae / flickr.com

Au début du mois de septembre 2022, la Russie a annoncé la suspension de ses livraisons de gaz à la France et à d’autres pays européens après les avoir coupées à la Lettonie, à la Finlande et à la Pologne. Si le géant gazier russe Gazprom s’est finalement ravisé, le scénario d’une coupure risque de se reproduire au gré des développements de la guerre en Ukraine. L’hiver s’annonce incertain pour l’Europe, dont le gaz naturel représente 22 % de son mix énergétique. La Russie est son premier fournisseur avec une part de marché à hauteur de 47 %. Les sabotages attribués aux Russes par les pays occidentaux, observés fin septembre sur les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 au large de la Suède et de la Pologne, ont exacerbé cette incertitude. La situation a poussé le Vieux Continent à sortir des cartons des projets d’approvisionnement depuis l’Afrique. Certains sont en sommeil depuis quarante ans.

Situé à la même distance de l’Europe de l’Ouest que la Russie, le Nigeria, avec ses 5 300 milliards de m3 de réserves, attise les convoitises. Mais comment acheminer le précieux combustible ? Deux projets de gazoducs intercontinentaux se font concurrence : le premier, qui a vu le jour dans les années 1980, passerait par l’Algérie ; l’autre, lancé en 2016, rejoindrait le Maroc. Les porteurs de ces projets (Nigeria, Algérie et Union européenne d’un coté ; Nigeria, Maroc et Cedeao de l’autre) annoncent des délais pour leur mise en œuvre entre trois et dix ans maximum.

Long de 4 128 km, le Trans-Saharan Gas-Pipeline (TSGP), appelé également « Nigal » (des initiales du Nigeria et de l’Algérie), doit relier les gisements du delta du Niger aux installations gazières de Hassi R’Mel. Ce gazoduc traversera le Nigeria sur 1 037 km, puis le Niger sur 841 km, avant de parcourir l’Algérie sur 2 310 km. Le gaz naturel sera ensuite acheminé par canalisation en Espagne et en Italie, les portes d’entrée du marché européen.

L’Algérie, qui a conçu ce projet dans les années 1980, avant de le soumettre une décennie plus tard à l’Union européenne, est déjà le premier fournisseur africain et le troisième fournisseur mondial de gaz naturel de l’Europe, dont elle couvre 11 % des besoins par an. Au regard de récentes découvertes gazières, ses approvisionnements pourraient être revus à la hausse. Courtisée par les dirigeants européens depuis le début de la guerre en Ukraine, et notamment par Emmanuel Macron, l’Algérie souhaite renforcer son positionnement sur l’échiquier gazier international en acheminant par ailleurs plus de 30 milliards de m3 par an depuis le Nigeria. En juillet, Alger a signé avec le Nigeria et le Niger un mémorandum d’entente.

Le Nigeria sur plusieurs fronts

« Ce projet a rejoint en 2002 ceux du Nouveau Partenariat pour le développement en Afrique (Nepad), qui vise à renforcer l’unité des pays africains » à travers les infrastructures, dont « la construction de routes et le déploiement de la fibre optique entre Alger, Lagos et l’Afrique du Sud », rappelle Lagha Chegrouche, expert en géopolitique énergétique et directeur du Centre de recherches nord-africaines (Cena) de Paris.

De son côté, le Maroc s’est engagé dans le Nigeria-Morocco Gas Pipeline (NMGP), appelé également « Gazoduc Afrique Atlantique ». Lancé en 2016, ce gazoduc devrait traverser une douzaine de pays sur 6 000 km avant d’alimenter l’Europe par la péninsule Ibérique. Le NMGP est conçu pour devenir un modèle de « coopération Sud-Sud, par la création d’une infrastructure gazière régionale et l’accès aux énergies pour les pays qu’il traverse », espèrent les autorités marocaines.

Ces pipelines transcontinentaux seront « difficiles à réaliser, étant donné que le Nigeria est déjà engagé dans la construction d’usines de liquéfaction de gaz et ne pourra mener de front ces trois projets », estime Francis Perrin, chercheur associé à l’institut de recherches Policy Center for the New South de Rabat et directeur de recherches à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris). Quant au délai de réalisation prévu, entre deux ans et cinq ans pour le TSGP, il est selon lui « complètement irréaliste ».

Concurrences et brouilles diplomatiques

Grâce à l’existence de canalisations, d’infrastructures de stockage et de compression à l’intérieur du pays et vers l’Europe, Alger est confiant quant à la faisabilité et à la rentabilité de son projet. Le pays compte une usine de compression et de dispatching à Hassi R’Mel (Sud), où se trouve le plus grand gisement gazier algérien (2 400 milliards de m3 de réserves). Située à 1 700 km des frontières du Niger, cette station a été conçue dès le départ pour recevoir également du gaz nigérian. Elle est reliée à deux terminaux européens via trois gazoducs.

Il y a d’abord le Gazoduc Maghreb-Europe (GME). Lancé en 1996, il exportait plus de 13 milliards de m3 par an de l’Algérie vers l’Espagne et le Portugal en passant par le Maroc, jusqu’à sa suspension, en novembre 2021, après une nouvelle brouille diplomatique entre les deux pays. Rabat percevait une redevance en nature de 500 millions de m3 de gaz naturel par an et en achetait 500 autres millions à un tarif préférentiel, ce qui couvrait 97 % de ses besoins. Depuis Béni Saf, ville côtière de l’Ouest algérien, le gazoduc sous-marin Medgaz transfère quant à lui autour de 10 milliards de m3 de gaz par an vers l’Espagne. Tandis que le TransMED, qui part de Hassi R’Mel vers l’Italie, via la Tunisie, sur un parcours de 2 500 km, transporte 32,7 milliards de m3 par an.

Ces gazoducs assurent 70 % des exportations gazières algériennes. Les autres 30 % sont livrés grâce au gaz naturel liquéfié (GNL). L’Algérie dispose également d’un projet encore non achevé, le Gazoduc Algérie-Sardaigne-Italie (Galsi). La finalisation est sans cesse retardée en raison des concurrences entre la major pétrolière algérienne Sonatrach et le géant russe Gazprom d’un côté, la Sardaigne et la Corse de l’autre. Ce gazoduc pourrait transporter 8 milliards de m3 de gaz par an.

La Commission européenne estime le coût du TSGP entre 13 et 20 milliards de dollars pour une durée de réalisation d’au moins cinq années. Selon l’Institut français des relations internationales (Ifri), le gazoduc Afrique Atlantique proposé par le Maroc coûterait, lui, 30 milliards de dollars. Sa réalisation prendrait neuf à dix ans et devra traverser douze pays avec une garantie de droit de passage de 5 % pour chacun.

Trouver des fonds

À l’inverse du projet marocain, les travaux du TSGP ont déjà démarré. « La partie du TSGP devant relier les gisements gaziers du delta du Niger au nord du Nigeria est avancée à 70 % », a annoncé le ministre nigérian du Pétrole, Timipre Sylva, le 9 septembre 2022, sur la chaîne saoudienne Asharq. « Il s’agit maintenant de construire le pipeline entre le nord du Nigeria et Hassi R’Mel, dans le sud de l’Algérie, en traversant un seul pays, le Niger. Pourquoi retarder ce projet et priver l’Europe de cette énergie ? » s’interroge Lagha Chegrouche. Peut-être parce qu’« il sera difficile, voire impossible, de conduire ce gigantesque projet sans impliquer des groupes financiers internationaux, notamment l’Europe, principal client », confie l’économiste algérien Abderrahmane Mebtoul.

La mobilisation des fonds constitue en effet l’un des principaux défis de ces projets intercontinentaux. Des 13 à 20 milliards de dollars prévus pour le TSGP« 90 % seront répartis entre le Nigeria et l’Algérie, explique l’économiste algérien Mourad Kouachi, les 10 % restants devraient être assurés par le Niger et la Commission européenne. Ces chiffres sont estimatifs et pourraient varier en fonction des cours des hydrocarbures, des taux d’inflation des pays concernés et de la demande mondiale du gaz ».

Pour l’heure, les porteurs de ce mégaprojet frappent à toutes les portes possibles. Au Forum égyptien de coopération internationale, qui s’est tenu au Caire les 8 et 9 septembre 2022, la ministre nigériane des Finances, Zainab Ahmed, a souligné le besoin de financements pour soutenir les projets gaziers. Et, lors de sa participation au salon Gastech, le 8 septembre à Milan, son collègue du pétrole, Timipre Sylva, a lui affirmé que la major italienne ENI était prête à participer au TSGP.

Un trajet sous la menace des groupes armés

Actuellement au stade des études FEED (Front-End Engineering and Design – des études d’ingénierie de deux phases détaillées d’avant-projet), le gazoduc Afrique Atlantique n’a toujours pas de sources claires de financement. « Il est soutenu par le Nigeria et le Maroc à travers leurs sociétés nationales énergétiques respectives, la Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC) et l’Office national des hydrocarbures et des mines (Onhym), mais on ne sait pas aujourd’hui comment ce projet sera financé », rapporte Francis Perrin. Le chercheur précise que la Banque islamique de développement et le Fonds de l’Opep pour le développement international contribuent à financer les études techniques. « Il y a eu une étude de faisabilité, et les estimations de coûts seront affinées après la fin des études FEED. Si le projet était effectivement lancé, la construction serait divisée en plusieurs phases », poursuit-il.

Un autre défi attend le projet algérien, et non des moindres : celui du risque sécuritaire. En effet, le TSGP traversera des zones dans lesquelles sont actifs de nombreux groupes armés. Au Nigeria, le gazoduc croisera d’abord la route du Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger (Mend). Puis, au nord, celle de la Jama’at Ahl el-Sunna lil-Da’wa wal-Jihad (plus connue sous le nom de Boko Haram) et celle de l’État islamique en Afrique de l’Ouest. Il y a ensuite la Wilayat al-Sahel de l’État islamique (également connue sous le nom d’État islamique au Grand Sahara) et la Jamāʿat Nuṣrat al-Islām wal-Muslimīn (JNIM) au Niger et au Mali.

Tewfik Hamel, chercheur spécialiste de la défense et de l’histoire militaire au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), indique cependant qu’il est techniquement possible de garantir la sécurité du gazoduc transsaharien en utilisant des drones et d’autres technologies qui rendraient le coût de la sécurisation supportable - un coût qui serait, selon lui, une question secondaire au regard de l’importance stratégique du projet.

S’ils venaient à se réaliser, ces deux projets de gazoducs pourraient-ils remplacer totalement les importations européennes de gaz russe ? « L’Union européenne veut cesser d’importer totalement du gaz russe en 2027 au plus tard, explique Francis Perrin. Les réserves de la Russie – premier fournisseur de l’UE –, estimées à 45 000 milliards de m3, sont difficiles à remplacer. Le Nigeria sera une partie de la solution aux côtés de l’Algérie et d’autres pays africains, mais aussi des États-Unis, du Qatar, de la Norvège et de l’Azerbaïdjan », tempère-t-il.