Libye. Le fatal soutien de la Turquie

Alors que la conférence de Berlin du 19 janvier s’est terminée sans résultats tangibles, la situation sur le terrain en Libye reste explosive. Dernier épisode, l’intervention directe de la Turquie qui se veut une réponse aux ingérences permanentes des Émirats arabes unis et de l’Égypte aux côtés du maréchal Khalifa Haftar. Pourtant, les ambitions turques suscitent des inquiétudes jusque chez ceux qu’Ankara prétend aider.

Tripoli, place des martyrs, 10 janvier 2020. — Un manifestant brandit un drapeau turc lors d’un rassemblement de protestation contre Khalifa Haftar et en soutien au GUN.
Mahmud Turkia/AFP

La présence turque en Libye n’a pas attendu la résolution du Parlement d’Ankara votée le 2 janvier 2020. Quelques centaines de combattants s’y trouvaient avant même le vote, mais ils n’étaient ni turcs ni militaires. Il s’agissait de combattants arabes de l’Armée syrienne libre (ASL) rebaptisée Armée nationale syrienne (ANS) acheminés depuis Afrin, une zone syrienne sous occupation turque où l’Observatoire syrien des droits de l’homme signale l’ouverture de nombreux bureaux de recrutement pour la Libye.

Derrière cette opération on trouve Sedat, société militaire privée turque, équivalent de la société russe Wagner dont elle partage la proximité avec le pouvoir. Son fondateur Adnan Tanriverdi, ancien général est conseiller militaire du président Recep Tayyip Erdoğan, tandis qu’Evgueni Prigojine, le fondateur de Wagner, oligarque au passé sulfureux est proche de Vladimir Poutine. Il est d’ailleurs tellement proche du Kremlin qu’il a accueilli Khalifa Haftar à Moscou le 7 novembre 2018 aux côtés du ministre russe de la défense. En insistant à plusieurs reprises dans ses discours sur l’implication de la société Wagner dans le conflit libyen, Erdoğan ne visait pas seulement à justifier son intervention en Libye, mais aussi l’usage de mercenaires. Leur implication servirait à éviter un retournement de l’opinion que pourrait causer la mort de soldats turcs. Et, pour l’instant, l’implication d’Ankara se fera principalement par mercenaires interposés.

Face aux mercenaires russes

Sur le front, les combattants tripolitains sont soulagés de recevoir une aide face à l’ampleur des ingérences étrangères qui se sont coalisées en soutien à Khalifa Haftar. Pourtant, Tripoli n’a pas besoin d’hommes, mais souffre de l’absence de couverture aérienne face à une domination du ciel assurée à Haftar par les Émirats arabes unis et de manque de moyens techniques face à la guerre sophistiquée menée par les mercenaires russes.

Sur les différentes lignes de front, l’accueil des combattants arabes n’a pas toujours été bon, car leur présence ajoute au désordre et au manque de coordination qui caractérisaient déjà les unités de défense tripolitaines, même si elles sont plus motivées et plus combatives que celles de Haftar. Ces combattants étrangers sont issus des mouvances nationalistes syriennes. Mais leur lien à la Turquie et son pouvoir islamiste, ajouté à l’imaginaire de la guerre civile syrienne marqué par une présence surévaluée des djihadistes, facilite leur assimilation à ces derniers par les détracteurs du Gouvernement d’union nationale (GUN) dirigé par Fayez Al-Sarraj. Alors que celui-ci avait réussi depuis plus de deux ans à débarrasser Tripoli de ses islamistes radicaux, la suspicion entourant ces combattants redonne de la crédibilité à la rhétorique de Haftar selon laquelle il mène une « guerre contre le terrorisme ».

La Turquie, alliée du GUN, bénéficiait d’une bonne image à Tripoli, mais son engagement direct inquiète par le poids qui est dorénavant le sien dans la vie politique. Un poids qui éclipse les acteurs locaux et qui risque de fermer le jeu politique interne. L’exceptionnelle mobilisation contre Haftar depuis le lancement de son offensive contre Tripoli le 4 avril 2019, et notamment le ralliement et l’arrivée dans la capitale de milices extérieures à la capitale (à l’instar des Amazighs, des Misratis, des Zintanes et d’une myriade de petites milices) avait ouvert le champ politico-militaire, favorisé l’émergence d’acteurs alternatifs à Sarraj et créé les conditions d’élargissement de la base sociale du GUN. C’est cette dynamique que l’intervention turque contrarie.

L’usage du passé ottoman

Les propos d’Erdoğan dans ses discours justifiant l’intervention turque ne sont pas pour rassurer. Son évocation du passé ottoman de la Libye ou la référence à l’ascendance turque d’une partie notable de la population libyenne ont inquiété et ont été compris comme la revendication d’un droit de tutelle. Ils ont réveillé et attisé le réflexe nationaliste. Cette méfiance a pesé dans la chute de Syrte, même si les combattants arabes n’y étaient pas présents. Elle a contribué au basculement aux côtés de Haftar d’une unité importante, la 604, constituée de salafistes madkhalis1, qui avaient participé à la libération de Syrte en décembre 2016 aux côtés des Misratis2 Malgré le travail de lobbying des Émiratis et des Saoudiens tuteurs de la mouvance madkhalie, celle-ci était restée, comme une partie importante des madkhalis tripolitains, dans une dynamique locale d’opposition à Haftar. La rhétorique ottomane et martiale d’Erdoğan, perçue comme une velléité d’expansionnisme et le mécontentement qu’elle a suscité l’en ont affranchie. Pris en otage, les acteurs politiques tripolitains accueillent l’intervention turque comme une potion amère qui, sans avoir encore fait la preuve de son efficacité, sème le trouble et la division.

Mais c’est à l’international que les dégâts sont lourds pour le GUN. Face au soutien massif des pays appuyant Haftar, notamment les Émirats arabes unis, l’Égypte et l’Arabie saoudite, face au silence de l’Europe qui vaut approbation de cet appui, et confrontés au relatif retrait du Qatar, les Tripolitains ne pouvaient compter que sur la seule aide de la Turquie, une conjoncture que celle-ci a exploitée pleinement au détriment de ses protégés. Depuis la fin 2018, le GUN s’évertuait à éluder les sollicitations de la Turquie sans la fâcher. L’accord controversé de défense signé en décembre 2019 et autorisant l’envoi de troupes turques en Libye avec ses dispositions pesantes pour le GUN avait une autre disposition, plus importante et plus gênante : la délimitation maritime entre les deux pays. Grâce à ce texte, Ankara peut se prévaloir de droits sur de vastes zones maritimes dont elle entend se réserver l’exploitation. La découverte de nombreux gisements d’hydrocarbures en Méditerranée orientale, notamment gaziers, a bouleversé la donne énergétique et géopolitique dans cette région. Elle a nourri les appétits et les ambitions géopolitiques notamment du groupe de pays qui pourraient en bénéficier le plus et qui se trouvent être tous en conflit avec la Turquie : la Grèce, l’Égypte, Israël et Chypre.

L’enjeu gazier en Méditerranée

En janvier 2019, ces pays ont créé au Caire un Forum du gaz de la Méditerranée orientale qu’ils ont élargi à l’Italie, à la Jordanie et aux territoires palestiniens, mais dont la Turquie a été exclue. C’est pour briser cet isolement que celle-ci s’est tournée vers la Libye en raccordant les deux espaces maritimes. Elle a profité pour cela de l’ambiguïté du droit de la mer, qui ne précise pas comment les États peuvent délimiter leur « zone économique exclusive » (ZEE), pouvant s’étendre jusqu’à 200 miles nautiques de la côte soit 360 km. Il se limite à énoncer un principe général de délimitation basé sur « l’équidistance » et la nécessité d’accords « équitables ». La même ambiguïté se retrouve dans la définition du statut d’une île et de sa possibilité à prétendre à une ZEE alors qu’elles sont nombreuses et de tailles diverses dans cette zone. C’est en jouant de ce flou qu’Ankara a cherché à redéfinir ses frontières maritimes avec la Libye pour faire valoir des droits sur l’exploitation des hydrocarbures au cœur du vaste espace maritime qu’elle s’ouvrait ainsi.

La Libye, qui produit plus d’un million de barils/jour alors que la Turquie n’en produit que 60 000, n’avait aucun intérêt à cet accord. Le GUN était d’autant plus réticent à un accord qu’Ankara était engagé dans une confrontation avec l’Europe dans laquelle il risquait d’être entraîné. Mais soumis à la pression croissante des puissances régionales soutenant Haftar et qui ont opté pour une escalade guerrière — accompagnée d’un assourdissant silence européen —, il a signé, en désespoir de cause.

Beaucoup de chefs d’unités combattantes à Tripoli désespéraient de recevoir une aide et ne comprenaient pas qu’elle tarde alors que l’arrivée des mercenaires russes qui utilisaient des moyens sophistiqués (comme l’a illustré par exemple leur prise de contrôle des réseaux de communication des combattants) commençait à menacer sérieusement la capitale. Pourtant, en juin 2020, il avait suffi à la Turquie de fournir des drones à Tripoli pour que celle-ci renverse la situation à son profit et reprenne à Haftar la ville de Gheryane qui lui servait de poste de commandement.

Depuis, l’absence d’implication de la Turquie, du moins à la hauteur de l’ingérence des puissances soutenant Haftar, avait désespéré les combattants tripolitains. Certains n’hésitent pas à parler d’un calcul cynique d’Erdoğan qui aurait sciemment limité son aide pour mieux contraindre Sarraj à signer des accords auxquels il était réticent.

L’hypocrisie de l’Europe

Comme le craignait ce dernier, dès leur signature, l’Europe s’est empressée, dans une quasi-unanimité, à les condamner et à dénoncer l’intervention turque en Libye et par là même le GUN qui l’a avalisée. Aux inimitiés que pouvaient déjà nourrir certains pays européens à l’égard du GUN s’ajoutent dorénavant celles, plus nombreuses et plus vives, à l’égard de la Turquie. Elles permettent à des pays comme la France, qui jouait de l’ambiguïté, de dévoiler plus clairement leur soutien à Haftar.

En se trouvant contraint à signer ces accords, le GUN s’est ainsi enfermé dans une impasse diplomatique et il perd une partie du crédit qui lui était accordé, au moins formellement, du fait qu’il est l’autorité légale reconnue par les Nations unies. Comme le résume un activiste tripolitain, « Les armes des Turcs, avant même d’avoir été livrées, auront d’abord servi contre nous avant de servir contre Haftar. »

Et l’on rappelle la position de la Turquie en 2011. Au contraire de son soutien aux autres soulèvements des « printemps arabes », elle s’est abstenue d’apporter une aide aux insurgés libyens jusqu’aux derniers jours de l’insurrection. Elle a tenté de jouer le rôle d’intermédiaire entre Mouammar Kadhafi et les Occidentaux, tentant d’éviter à celui-ci des mesures de rétorsion en jouant de son poids dans l’OTAN.

Les intérêts de la Turquie étaient alors très substantiels en Libye. Celle-ci a été le premier pays, à partir de la levée en 1999 de l’embargo occidental qui la frappait, à ouvrir sa porte aux entreprises turques qui y détenaient la quasi-totalité des grands contrats d’infrastructures. La Libye représentait le troisième marché international à cet égard. À la chute de Kadhafi, elles y ont perdu plus de 20 milliards de dollars (18 milliards d’euros) de contrats et 25 000 travailleurs turcs ont dû quitter le pays. Les rumeurs non démenties sur un accord de dédommagement de la Turquie par le GUN pour un montant de 1,2 milliard de dollars (1 milliard d’euros) sont le signe que la Turquie entend monnayer son intervention en dividendes économiques. Retrouver le rôle d’acteur économique majeur dans une Libye stabilisée sous sa houlette donnerait une envergure économique et géopolitique plus importante à la Turquie.

La levée de boucliers contre l’intervention turque ne devrait pas faire oublier le silence européen qui a accompagné les interventions émiraties, égyptiennes et françaises aux côtés de Haftar. Même chez les habitants de Tripoli les plus modérés, le sentiment anti-européen et anti-français est encore plus vif. Ils dénoncent une duplicité qui justifierait le « moindre mal » turc. Même les moins favorables à cette intervention espèrent qu’elle poussera Haftar à négocier. L’Europe en général et la France en particulier sont moins que jamais audibles. Un large boulevard, au moins dans les opinions, s’ouvre aux Turcs et même aux Russes, un sentiment qui se résume ainsi : « Au moins, ils ont des positions claires. »

1Le madkhalisme est un courant du salafisme quiétiste fondé par le Saoudien Rabi’e El-Madkhali. Il prône l’obéissance aux détenteurs du pouvoir et se différencie des autres courants quiétistes en élargissant cette allégeance y compris aux gouvernements « laïques ».

2Occupée depuis le 14 février 2015 par les djihadistes de l’Organisation de l’État islamique, la ville de Syrte est reprise au terme de la bataille par les brigades de la ville de Misrata, ralliées au GUN.

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