Urbanisme

Égypte. Une nouvelle capitale ensablée dans la spéculation

Un rapport de l’organisation de défense des droits humains Pomed, publié en juin, met en lumière les dessous financiers opaques de la construction de la nouvelle capitale administrative égyptienne. Ce projet phare du président Abdel Fattah Al-Sissi, qui s’apprête sans doute à briguer en 2024 un nouveau mandat, pourrait être son chant du cygne.

Vue des travaux de construction de la NAC depuis l’Iconic Tower du futur quartier des affaires, en août 2021
Khaled Desouki/AFP

Alors que le chantier de la « nouvelle capitale administrative » (New Administrative Capital, NAC) égyptienne continue de progresser, et que la communication du gouvernement s’intensifie sur les réseaux sociaux, avec le hashtag #عام_الانتقال (« année de l’inauguration »), l’organisation américaine Project On Middle East Democracy (Pomed) a publié au mois de juin un rapport sur les modes de financement de ce mégaprojet urbain. Intitulé Al-Sisi’s Bubble in the Desert et signé anonymement sous le pseudonyme de Sarah Taweel1, ce rapport est accompagné d’une série de recommandations à l’attention de Washington. L’auteur préconise notamment de réduire les aides financières apportées par les États-Unis (en déduisant de l’aide militaire annuelle le coût du transfert de l’ambassade américaine dans la NAC) et les institutions internationales (Fonds monétaire international [FMI], Banque européenne pour la reconstruction et le développement [BERD]), tant que l’armée sera autant impliquée dans l’économie égyptienne.

Le Pomed semble ainsi s’aligner sur la ligne idéologique des démocrates américains, prônant la mise en place de régimes démocratiques au Proche-Orient. La majorité de ses travaux étant consacrés à l’Égypte, alors que son champ de compétences est censé couvrir l’ensemble de la région si l’on se réfère à son intitulé, il est légitime de penser que nombre de ses contributeurs sont issus des rangs de l’opposition égyptienne.

C’est en 2015, après avoir pris le pouvoir à la suite du coup d’État du 3 juillet 2013, que le président Al-Sissi annonce la construction d’une nouvelle capitale ex nihilo, à 45 kilomètres à l’est du centre-ville du Caire. Dès l’annonce du projet et jusqu’à aujourd’hui, la question de son financement fait l’objet de discours contradictoires. Alors que le président égyptien a plusieurs fois affirmé que le projet ne coûterait rien à l’État, ce rapport démontre au contraire que la majorité des financements provient des agences étatiques, provoquant leur endettement auprès de banques publiques et du Trésor. L’auteur tente de décrypter précisément d’où vient l’argent et qui en profite, alors que l’État brouille volontairement les pistes autour de son implication financière.

Un financement par l’endettement

Au moment de l’annonce du projet, c’est l’homme d’affaires émirati Mohamed Alabbar qui est chargé de trouver l’argent nécessaire, à travers la création du fonds d’investissement Capital City Partners (CCP). Mais Alabbar s’étant retiré du projet quelques mois plus tard, c’est la Chine qui est sollicitée avant que les négociations ne tombent à l’eau une nouvelle fois. Finalement, l’État égyptien décide de prendre en charge lui-même son financement et sa supervision en créant une société à cet effet, l’Administrative Capital for Urban Development (ACUD). Elle est détenue à 51 % par deux agences placées sous la tutelle du ministère de la défense, l’Armed Forces Land Projects Agency (AFLPA) et la National Service Projects Organization (NSPO), et à 49 % par la New Urban Communities Authority (NUCA), laquelle dépend du ministère du logement.

Mais si le gouvernement répète à l’envi que l’ACUD finance la construction avec les recettes de la vente des terrains à des promoteurs privés, dans les faits cet argent va droit dans les poches des militaires, tandis que l’État continue de s’endetter. Au sein de l’ACUD, c’est la NUCA qui injecte des milliards de dollars dans le projet et qui s’endette (notamment avec un emprunt de 2,55 milliards de dollars, soit 2,36 milliards d’euros, souscrit auprès de la Chine), alors que la partie militaire est souvent bénéficiaire des paiements, perçus sous la forme d’honoraires de gestion et de produits de la vente de terrains. Selon le rapport, l’État avait déjà investi entre 25 et 30 milliards de dollars (23 et 28 milliards d’euros) en mars 2021 alors que l’ACUD avait dépensé seulement 6 milliards de dollars (5, 56 milliards d’euros) début 2022.

Ces chiffres reflètent le surendettement des organismes publics à caractère civil et une sous-facturation de l’armée. Autrement dit, une redistribution des richesses publiques vers les généraux.

Réseaux de patronage et omniprésence de l’armée

Les contrats pour la construction sont attribués aux entreprises proches du régime via des procédures non concurrentielles et opaques. Les géants égyptiens de la construction (Orascom, Hassan Allam Holding) se partagent un grand nombre de contrats, le gouvernement étant devenu leur plus gros client depuis l’arrivée d’Al-Sissi au pouvoir. Pour les autres entreprises, l’attribution des contrats se fait par copinage. Le rapport cite plusieurs entreprises, à l’origine petites ou moyennes, détenues par des généraux à la retraite ou des membres de l’appareil de sécurité, qui ont connu des ascensions fulgurantes sous Al-Sissi. C’est le cas de Concord for Engineering and Contracting, Redcon Construction, Gama Construction ou encore Samcrete. Un grand nombre d’entreprises du « secteur privé » qui ont obtenu des contrats pour l’édification de la NAC appartiennent donc à des personnes issues de l’armée et à leurs familles.

On retrouve la même dynamique chez les promoteurs immobiliers. Sur les quelque quatre cents promoteurs opérant dans la NAC, certains ont des liens de longue date avec le régime, mais il y a aussi beaucoup d’entreprises naissantes aux structures opaques. De nombreux détenteurs de sociétés de promotion immobilière sont des soutiens importants du régime. C’est le cas par exemple de Hany Al-Assal, à la tête du Misr Italia Group, qui a été parmi les premiers et plus grands acheteurs de terrains dans la NAC, ou encore d’Abdel Hadi, directeur de la société Plaza Gardens Development, membre du Parlement et secrétaire du parti pro-Sissi Hama Al-Watan, fondé par un groupe de retraités de l’armée et de la police.

Abdel Hadi apparaît régulièrement dans les talk-shows de la télévision égyptienne pour promouvoir les mégaprojets du chef de l’État. La société Gates Development, dirigée par un général de police, a été créée spécialement en 2018 pour construire dans la NAC. D’autres promoteurs comme La Vista, Pyramids et Remco ont même formé des coentreprises (joint-ventures) avec l’armée via l’AFLPA. Au lieu de payer le terrain sur lequel elles conduisent les travaux, ces entreprises verseront une rente à l’armée sur leurs futurs revenus.

En s’intéressant de plus près aux acteurs, on constate donc que les membres de l’appareil de sécurité sont profondément intégrés dans les entreprises et les cercles de profit qui prennent part à la mise en place de la NAC, qu’ils soient actionnaires, superviseurs ou fournisseurs. Le problème étant que les anciens militaires nommés à la tête d’un grand nombre d’agences gouvernementales et d’entreprises font souvent preuve d’incompétence dans les missions qui leur sont confiées.

Inquiétudes pour les droits humains

Les contrats avec des entreprises européennes et américaines sont eux aussi signés avec des entités contrôlées par les militaires, ce qui rend ces entreprises complices des processus d’endettement de l’État et d’enrichissement de l’armée. Le plus grand partenaire occidental est la multinationale allemande Siemens. Des contrats ont aussi été conclus avec les entreprises françaises Schneider Electric, Alstom, Orange, EDF. Le rapport souligne que le partenariat noué avec la société américaine de technologie et de défense Honeywell est particulièrement préoccupant pour le respect des droits humains, et son auteur invite Washington à demander des garanties sur ce point. Honeywell est en effet chargée de mettre en place un système de surveillance et un centre de contrôle qui permettront à l’appareil de sécurité égyptien de surveiller les activités dans la « nouvelle capitale ».

Vers une explosion de la bulle ?

En plus des problèmes posés par l’endettement de l’État et l’accaparement des rentes par l’armée, le rapport met en lumière plusieurs failles qui pourraient conduire à l’effondrement du projet.

Premier problème, une offre excédentaire de logements inabordables se dessine, alors que l’agence officielle de statistiques du gouvernement dénombrait déjà en 2017 13 millions d’unités en construction ou achevées et restées vacantes (pour 22 millions d’unités habitées). Si dans les autres villes nouvelles, ces unités de luxe ont pu faire l’objet d’investissements spéculatifs, l’ajout d’un grand nombre de projets immobiliers similaires pourrait saturer le marché. D’autant plus que les données chiffrées concernant les unités de logement vendues en construction et prévues dans la NAC font défaut. Il paraît donc difficile, même pour les banques qui financent les projets, d’évaluer avec précision les risques financiers des promoteurs.

Deuxième problème pointé par l’auteur : les procédés des promoteurs relèveraient d’un montage financier frauduleux semblable au schéma connu sous le nom de la « pyramide de Ponzi ». Les acheteurs versent des acomptes, les promoteurs s’en servent pour commencer la construction des bâtiments, mais s’ils ne trouvent pas de nouveaux investisseurs, ils ne pourront pas terminer les travaux ni fournir leurs logements aux premiers acheteurs. De fait, ces procédés s’apparentent à un système d’achat « sur plan » qui comporte certains risques, mais permet aux acheteurs d’étaler le paiement sur plusieurs années avec une livraison ultérieure des unités. Dans le cadre de la NAC, le risque principal semble lié à l’apparition d’un grand nombre de nouveaux promoteurs sans liquidités, qui pourraient faire faillite et être dans l’incapacité de rembourser les investisseurs.

Enfin le rapport émet l’hypothèse que si l’argent venait à manquer, les militaires pourraient ne plus soutenir Al-Sissi. Cette éventualité a commencé à être évoquée ces derniers mois, dans le contexte de la crise financière très grave que traverse le pays. Si le chef de l’État décide d’assainir l’économie en confinant les militaires aux activités strictement liées à la défense, il met en péril sa base politique et peut-être même sa réélection lors du scrutin présidentiel prévu au début de l’année 2024.

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