« Téhéran ». La série israélienne occulte l’histoire des juifs iraniens

Avec sa série Téhéran, Israël a pour la première fois ouvert une fenêtre sur la société iranienne. Mais, vue à travers le prisme d’une agente du Mossad, elle ne pouvait offrir qu’une image déformée. Plus grave, elle passe totalement à côté de la communauté juive iranienne et de sa longue histoire.

La série télévisée à succès Téhéran du réalisateur de Fauda Moshe Zonder a brisé de nombreux tabous en Israël. C’est la première fois qu’une production israélienne grand public comprend autant de personnages parlant le persan, et la première fois qu’une intrigue se déroule au Proche-Orient, en dehors d’Israël ou des territoires occupés. Ainsi s’est ouverte une fenêtre sur un pays où les Israéliens ne peuvent pas voyager et dont la représentation est totalement négative : exagération de la menace, mise en scène de l’animosité entre Israël et l’Iran, caricature souvent raciste des juifs iraniens. Diffusée internationalement sur Apple TV+, cette série fissure un peu cette image démoniaque et élargit la gamme des représentations de ce pays.

On peut toutefois se demander si la meilleure façon de comprendre les Iraniens (ou les Arabes) est de passer par des séries du type Téhéran ou Fauda. Qu’est-ce que le téléspectateur apprend sur l’Iran en regardant une série dont le héros est un espion israélien envoyé à Téhéran, même si ce personnage lui permet de s’identifier ? Passer par le Mossad condamne à voir l’Iran à travers une grille de lecture sécuritaire.

D’énormes ressources ont été investies dans cette production : transformation des rues d’Athènes pour représenter Téhéran, acteurs ayant appris un excellent persan, costumes et décors réalistes. Si le spectacle n’aspire qu’à être un divertissement, il aura atteint son but. On aurait pu espérer que cette débauche de moyens aiderait le public à mieux appréhender la réalité iranienne. Mais c’est une occasion manquée. Imaginez qu’au lieu de planter le décor d’un conflit alimenté par la désinformation et la propagande, la série avait décidé de se concentrer sur le sort de la deuxième plus nombreuse communauté juive du Proche-Orient en dehors d’Israël, qui vit dans un pays constamment présenté comme l’ennemi juré d’Israël, une communauté qui, jusqu’en 1979, comptait entre 80 000 et 100 000 femmes et hommes, et qui a participé activement à la révolution de 1978-1979 !

Téhéran, bande-annonce

Une histoire vieille de 2 700 ans

L’histoire juive iranienne est présente dans l’intrigue, mais de manière stéréotypée. Tamar, l’espionne du Mossad, est d’origine iranienne, ayant quitté très jeune ce pays pour Israël avec sa famille. Plusieurs scènes avec Mordechaï (le père de Tamar) et Yael (son officier traitant du Mossad) reflètent leur nostalgie ardente, comme celle de l’héroïne, pour l’Iran et leur ressentiment envers la République islamique liée au fait que la révolution a « volé » leur pays.

Le seul juif iranien montré dans la série est une juive. La tante de Tamar doit cacher son identité à son entourage, ce qui laisse croire qu’il est impossible d’être juif en Iran. Au grand désarroi de nombreux juifs iraniens, au moment où Tamar sort de nulle part et demande de l’aide à sa tante, celle-ci, dont le mari musulman occupe un poste élevé dans le système judiciaire, finit par accepter de l’aider. Une telle vision ne peut que renforcer l’accusation de « double loyauté » contre les juifs iraniens.

Le téléspectateur ne saura jamais que l’Iran et surtout Téhéran ont une communauté juive importante qui fait face à d’innombrables obstacles, mais qui est partie intégrante du pays et de la société. Téhéran passe à côté de leur situation et de leur histoire récente fascinante, qui permet également d’expliquer pourquoi elle reste si importante, même en 2020.

L’histoire de la communauté juive iranienne sur cette terre remonte à 2 700 ans. Au XXe siècle, elle a connu une transformation radicale de son statut juridique et social. La révolution constitutionnelle (1906-1911) a fait passer les juifs (comme tous les autres Iraniens) du statut de sujets impériaux à celui de citoyens, et comme les autres minorités religieuses (Arméniens, Assyriens et zoroastriens), ils ont obtenu une représentation permanente au Majlis (Parlement) nouvellement créé. Environ une décennie plus tard, le sionisme est apparu en Iran, et les juifs y ont répondu de manière contradictoire, de la préparation à l’émigration — très minoritaire — au rejet du sionisme perçu comme les détournant de leur lutte pour leurs droits en Iran, avec entre les deux, toute la palette des réactions possibles.

Communistes et sympathisants d’Israël

Vingt ans plus tard, pendant la seconde guerre mondiale, de nouvelles libertés politiques ont été accordées dans l’Iran occupé par les armées britannique et soviétique. En réponse à l’antisémitisme et aux groupes soutenus par les nazis, les juifs iraniens ont trouvé un foyer politique dans le nouveau parti communiste, le parti Toudeh, créé en 1941. Un témoin m’a raconté1 qu’il a rejoint le parti au début des années 1940 à l’âge de 16 ans, non pas à cause du marxisme, dont il ne connaissait rien à l’époque, mais parce que l’antisémitisme en était absent, à une époque où il était prégnant dans la société, notamment du fait de la propagande nazie. Le parti défendait la justice sociale et l’antiracisme, plus que la lutte des classes ou le marxisme dogmatique. Et pour les juifs iraniens, il offrait quelque chose de plus que l’appartenance politique : il leur permettait de concilier des identités multiples, en tant qu’Iraniens communistes et sympathisants d’Israël, puisque la Toudeh travaillait avec les communistes israéliens (juifs et Arabes) et soutenait les relations entre les deux pays (l’URSS avait soutenu Israël, y compris militairement, lors de sa création).

Dans les années 1950 et 1960, les juifs iraniens ont connu une ascension sociale sans précédent. Néanmoins, beaucoup sont restés actifs dans les organisations de gauche, un phénomène que l’on retrouve dans les partis communistes d’autres pays de la région comme le Maroc, l’Égypte et l’Irak.

Les juifs sont devenus beaucoup plus visibles dans la sphère publique. La construction de la nation par le chah et ses projets d’unification de la nation ont eu des conséquences imprévues. Les juifs iraniens se sont sentis plus en sécurité dans la société. Dans les années 1960 à 1970, outre la mobilité sociale, ils ont surmonté les barrières sociales et juridiques qui empêchaient les générations précédentes de réaliser leur potentiel et d’exercer leurs droits. L’un des résultats a été la gratitude envers le chah pour avoir permis ce processus. Un autre résultat, plus inattendu, a été qu’ils ne se considéraient plus exclusivement comme une minorité religieuse. Ils ont vécu la vie quotidienne en Iran comme leurs compatriotes non juifs.

Une délégation auprès de Khomeiny

Et en ce sens, l’engagement politique se dégageait de l’appartenance à une communauté, et se diversifiait comme dans le reste de la société. Le spectre allait des fidèles du chah aux dissidents radicaux, avec toutes les nuances intermédiaires, y compris une grande partie ayant des sympathies pour les deux parties. Dans les années 1970, lorsque les tensions politiques ont atteint un sommet, certains juifs ont continué à soutenir le chah, mais la jeune génération a ressenti le besoin de protester, en tant qu’Iraniens, contre la dictature brutale. Ils ont rejoint des organisations et des mouvements très divers, mais dont l’objectif politique ultime était de mettre fin au régime du chah.

Plusieurs épisodes témoignent de cet ancrage. Fin 1978, une petite délégation de la communauté juive s’est rendue à Paris auprès de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny, le leader de la révolution. Cette rencontre visait à s’assurer que les juifs iraniens ne seraient pas considérés comme des ennemis de la révolution, mais plutôt comme ses partisans.

Aux côtés de la révolution

L’hôpital juif a contribué de manière active aux événements. Alors que les autres hôpitaux d’État de la capitale ont été contraints de dénoncer et de remettre les manifestants aux mains de la tristement célèbre police secrète, la Savak, l’hôpital juif a utilisé ses privilèges pour protéger les manifestants, et a même coordonné les opérations de sauvetage avec l’ayatollah Sayyid Mahmoud Taleghani, le représentant de Khomeiny en Iran. Pour les responsables, il s’agissait d’accomplir la mitzvah biblique « aime ton prochain comme toi-même ». Ils se sont inscrits dans l’histoire de la révolution, et ils en ont fait partie. Les juifs n’ont pas tous soutenu la révolution, mais ils se sont sentis obligés de faire quelque chose pour leurs compatriotes. Ils y ont participé non pas forcés, mais convaincus d’une mission d’une communauté juive établie et sûre d’elle-même.

À côté de l’hôpital juif, se trouvait une synagogue où un groupe de révolutionnaires — certains actifs dans les mouvements nationalistes et d’autres au sein du parti communiste — mobilisaient leurs compatriotes juifs pour manifester aux côtés des autres Iraniens. Il y a eu des conflits, bien sûr, dont l’un tient à la diversité des positions. Mais nous devons retenir que de nombreux juifs iraniens ont défilé dans les rues durant cette période, car ils se sentaient partie prenante de leur société et qu’ils ne pouvaient rester en marge d’un mouvement qui secouait le pays.

En témoignent les mémoires de Roya Hakakian2, poétesse et écrivaine américano-iranienne qui raconte l’histoire de sa famille juive iranienne de la classe moyenne urbaine à Téhéran. Dans l’une des scènes, elle décrit son enthousiasme, non pas pour Khomeiny ou la perspective d’une République islamique, mais pour ce mouvement révolutionnaire qui était sur le point de renverser un dictateur : « J’ai appartenu à la révolution. À la rage qui m’a saisie. Elle allait me guider comme personne d’autre ne le pouvait, me guider comme personne d’autre n’avait su le faire. Et pour être la fille de la révolution, j’étais prête à l’imiter de toutes les manières possibles. »

Comme c’est souvent le cas, la révolution a finalement dévoré ses propres enfants, aussi bien les non-juifs que les juifs dont le nombre a diminué de manière drastique dans les années qui ont suivi. Une vague d’émigration a amené des centaines de milliers d’Iraniens en Europe, aux États-Unis et au Canada principalement. La plupart d’entre eux appartenaient à la classe moyenne et à la classe moyenne supérieure des villes. Comme les juifs étaient surreprésentés parmi eux, cette vague a affecté la communauté juive plus que les autres.

Mais l’histoire juive en Iran ne s’est pas terminée en 1979. Une longue période de chaos utopique a suivi, durant laquelle les possibilités de changement semblaient multiples, celle où l’un des chefs de la communauté, Aziz Daneshrad Gabay était membre du comité constitutionnel post-révolutionnaire. On peut également rappeler la fin tragique de Habib Elghanian, un philanthrope et industriel juif, un autre dirigeant de la communauté qui a été exécuté dans un procès truqué en mai 1979. Il était accusé d’espionnage pour le compte d’Israël et de propagation de la corruption sur terre. Ou évoquer le sort d’Edna Sabet, une jeune femme juive membre de l’organisation clandestine Peykar, une scission de gauche des Moudjahidines3 entrée en conflit avec le régime ; elle sera exécutée en 1982. Il faudrait aussi, pour avoir une vision plus claire de cette période, évoquer le rôle d’Israël dans le renforcement du régime dictatorial du chah, dans la formation et l’armement de la Savak.

À l’issue de la première décennie post-révolutionnaire, la communauté juive comptait pourtant encore quelque 35 000 personnes qui sont restées sur place malgré la révolution, la guerre avec l’Irak (1980-1988), l’hostilité contre Israël, les éruptions antisémites occasionnelles (principalement attisées par les partisans de la ligne dure, en particulier durant la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, qui s’est gagné une réputation mondiale en niant l’Holocauste).

Toute cette histoire est fascinante et dépasse l’imagination d’une série comme Téhéran. Elle est un appel à tous ceux intéressés à comprendre la révolution iranienne, au-delà d’une vision simpliste qui la réduit à la destruction d’un Iran libéral et à la contrainte pour les juifs soit de devenir sionistes soit de se convertir à l’islam (ou devenir des « crypto-juifs »). Une telle approche ajouterait des connaissances inestimables en Israël sur un ancien allié devenu un ennemi et que nous persistons à enfermer dans une boîte à énigmes au lieu d’apprendre à le connaître.

1Between Iran and Zion. Jewish Histories of Twentieth Century, Stanford University Press, 2019.

2Journey from the Land of No : A Girlhood Caught in Revolutionary Iran, Three Rivers Press, 2004).

3Les Moudjahidines étaient une organisation d’opposition au chah alliant islam et idéologie de gauche, fondée en 1965. Ils participèrent activement à la révolution avant de s’opposer au nouveau régime et être violemment réprimés.

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