Entretien

En Tunisie, la migration est « un projet partagé par des pans entiers de la société »

La migration est un bon baromètre pour mesurer la capacité d’un État à offrir un avenir à ses citoyens. Or, dix ans après la révolution tunisienne, les départs se multiplient et sept Tunisiens sur dix expriment une volonté de quitter le pays. Entretien avec Hassan Boubakri, spécialiste des migrations et professeur à l’université de Sousse.

Manifestants rassemblés à Sidi Bouzid le 17 décembre 2020, lors des commémorations du 10e anniversaire de l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi
Fethi Belaid/AFP

Selon les données diffusées par la Garde nationale tunisienne, entre le 1er janvier et le 15 septembre 2022, les différents services de sécurité ont intercepté 23 517 migrants irréguliers (toutes nationalités confondues) pour tentatives de « traversées des frontières maritimes de manière irrégulière ».1 Pendant la même période, 14 000 Tunisiens ont débarqué sur les côtes de l’Italie du Sud, principalement l’île de Lampedusa, alors que pour toute l’année 2021, 12 883 Tunisiens étaient parvenus jusqu’à ces mêmes côtes. Cette augmentation traduit une diversification des profils des migrants et une implication croissante de différentes catégories socioprofessionnelles dans les projets migratoires : des familles entières, des mineurs voyageant seuls (1 046 en 2020, 2 042 en 2021 et 2 424 mineurs en 8 mois et demi de l’année 2022), des femmes diplômées, enceintes ou voyageant avec leurs jeunes enfants (206 femmes en 2020 et 526 en 8,5 mois de 2022). Ces flux ne concernent pas uniquement les jeunes chômeurs, mais également les employés et les travailleurs à bas et à moyens revenus, c’est-à-dire non seulement les travailleurs pauvres, mais aussi les classes moyennes.

Ces mobilisations sociales nouvelles pour construire « le projet de migration » des familles et mobiliser des sommes énormes (15 000 à 25 000 dinars tunisiens par migrant), demandées par les passeurs témoignent d’une crise de confiance aiguë entre les Tunisiens et leurs gouvernants, l’État n’ayant pas su, ou pas pu, présenter une offre politique crédible pour dissuader ces candidats au départ de quitter le pays. Les réponses sont plutôt sécuritaires de la part de tous les États concernés, ceux de l’UE comme la Tunisie. Et les responsables politiques tunisiens sont restés muets face à la gravité de la situation migratoire, qui se nourrit d’abord et avant tout des difficultés économiques et sociales.

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Khadija Mohsen-Finan.— Les chiffres à la hausse et le profil des migrants clandestins conduisent à penser que nous sommes dans une situation inédite. Qu’en pensez-vous ?

Hassan Boubakri.— Ce qu’on appelle la migration irrégulière (ou non organisée) s’inscrit dans une tradition historique d’échanges avec son environnement humain et géographique. La Tunisie a toujours été un pays de départ, et la diaspora constitue 12 % de la population totale du pays. Dans les années 1960, les patrons européens (français, allemands, belges, néerlandais) venaient recruter ici, avec l’aide et l’accompagnement des autorités nationales et locales, des dizaines de milliers de travailleurs pour travailler dans leurs entreprises en Europe. Le Maroc, l’Algérie, et plus loin la Turquie et l’ex-fédération yougoslave ont connu les mêmes initiatives de la part du patronat européen.

La migration occupe désormais une place centrale dans le quotidien des Tunisiens. Elle concerne toutes les catégories sociales, les riches comme les pauvres, et toutes les régions et villes du pays. Ce sont les médias qui donnent une grande visibilité à ce phénomène sociologique, alors que la migration irrégulière fait partie du cours de l’histoire, de la mobilité des hommes et des femmes. D’ailleurs il est choquant de qualifier cette migration d’« irrégulière » ou de « clandestine », car la migration est un droit dont dispose tout être humain, celui de se déplacer, de changer de lieu pour améliorer ses conditions de vie. Ce vocabulaire est celui des pays du nord de la Méditerranée, et nous regardons les choses à travers le prisme de leur propre agenda. Il est incontestable que c’est la mise en place du visa, et du système Schengen entre 1986 et 1993, lorsque l’Europe a fermé ses frontières, que le phénomène de la migration irrégulière a surgi.

Dès 1986, un premier noyau des « États Schengen » (France, Allemagne et Benelux) a appliqué la condition du visa aux ressortissants maghrébins. En réponse, ces derniers ont fait de l’Italie et de l’Espagne des pays de destination, mais aussi des pays de transit vers la France ou l’Allemagne. Différents facteurs ont contribué à faire de l’Espagne et de l’Italie des pays de destination, après avoir été principalement des pays de transit : le besoin de main-d’œuvre, mais aussi une grande proximité sociale et des communautés solidaires qui préexistaient entre les pêcheurs tunisiens et italiens d’une part, marocains et espagnols de l’autre. C’est de cette manière qu’a commencé la migration irrégulière par la mer, à travers la Méditerranée centrale et le canal de Sicile, dans les années 1985-1986. Les Maghrébins ont ouvert la voie, et les subsahariens ont suivi.

En 1998 étaient signés les accords de réadmission visant à expulser des personnes étrangères en situation « irrégulière ». Le président Zine El-Abidine Ben Ali et le colonel Mouammar Kadhafi ont bien collaboré avec les pays du nord de la Méditerranée pour la rétention des candidats au départ et pour la seule Tunisie, dans les années 2009-2010, à peine un millier de Tunisiens débarquaient chaque année, à Lampedusa principalement.

En 2011, année de la révolution, le contrôle aux frontières s’étant considérablement affaibli dans les trois premiers mois de l’année, des milliers de Tunisiens sont partis vers l’Italie de Bizerte au nord à Zarzis et Bengardanne au sud, en passant par tout le littoral centre-oriental. À la fin de l’année, on comptabilisait 28 000 migrants tunisiens ayant débarqué sur les côtes italiennes, les flux s’étant beaucoup ralenti à partir du début du 5 avril 2011, date à laquelle un accord avait été signé entre la Tunisie et l’Italie pour renforcer la surveillance du littoral tunisien et faciliter le rapatriement des migrants qui devaient arriver en Italie après cette date.

K. M. F.Peu de départs ont été observés après cette fameuse année 2011, avant une reprise dans les années 2017-2018. Comment expliquer cette accalmie ?

H. B.— De 2012 à 2017, les années de l’après-révolution, les gens étaient dans une situation d’attente. Ils nourrissaient l’espoir de voir leur pays mis sur les rails du changement et de la prospérité. Mais les choses se sont dégradées petit à petit, et tout s’est écroulé à la fin de la décennie : les services publics ne fournissaient plus de prestation de qualité, les transports publics n’assuraient plus le déplacement des citoyens ; la santé publique s’est totalement dégradée, contraignant les Tunisiens à se faire soigner dans les établissements du secteur privé lorsqu’ils en ont les moyens, créant de ce fait un pays à deux vitesses.

Parallèlement, le secteur public n’a plus été capable d’absorber les diplômés de l’enseignement supérieur, d’autant que dans une économie où l’informel représente 30 à 40 % du PIB, le modèle de création de richesses n’a pas besoin de main-d’œuvre qualifiée ou de cadres et de diplômés du supérieur. Une grande partie de notre économie est gouvernée selon les règles du libéralisme sauvage, de la rente. La contrebande alimente des secteurs et des circuits entiers de l’économie et des échanges. Or rien de cela ne demande un travail qualifié, et pour finir aucune redistribution équitable des richesses n’est possible. En dix ans, entre 2010 et 2020, 100 000 médecins, ingénieurs et nouveaux diplômés sont partis en Europe, et la liste des candidats pour le Canada est longue. Le pays se vide de ses compétences, de ses jeunes.2 Nous allons très vite avoir une pénurie de personnes susceptibles de faire fonctionner le pays.

Tout cela a contribué à une érosion de la confiance entre les Tunisiens et leurs dirigeants. À partir de 2016-2017, les retours aux pratiques connues de l’ancien régime se sont accélérés : clientélisme, népotisme, corruption, etc. Les personnes interrogées qui manifestaient une volonté de quitter le pays disaient vouloir épargner à leurs enfants un avenir incertain et une dégradation de leurs conditions de vie. On a ainsi vu les chiffres repartir à la hausse, avec 6 500 arrivées sur les côtes italiennes en 2017, et 6 000 en 2018.

K. M. F. Mais ces dernières années, le profil des harragas semble avoir changé : des familles entières qui partent, des mineurs, qui bâtissent un projet de départ et parviennent à le financer, ce sont des aspects nouveaux.

H. B.— Oui, il y a des changements très sensibles. Malgré la pandémie et un contrôle plus important des routes de la Méditerranée centrale avec Matteo Salvini au ministère de l’intérieur, 12 380 migrants clandestins arrivent en Italie en 2018, et presque 13 000 l’année suivante. Le profil du migrant a aussi changé, il ne s’agit plus d’un jeune en rupture scolaire qui fuit une situation sociale difficile, mais des familles entières, des femmes seules, des gens installés, avec des situations que nous aurions pu qualifier de confortables.

Ce qui est nouveau aussi, c’est qu’il y a une mobilisation des familles, du groupe, du village pour rassembler les sommes nécessaires au départ. Des sommes importantes puisque la traversée coûte environ 23 000 dinars (8 000 euros). C’est une coquette somme qui aurait pu financer un projet professionnel. La région de Tataouine, dans le sud-est tunisien, frontalière de la Libye et de l’Algérie, a ainsi occupé, cet été 2022, les unes des médias. Ces derniers ont rapporté que des milliers de jeunes de la région ont migré par différentes routes, la principale étant celle des Balkans3 Le sociologue A. N. Boutaleb avance le chiffre de 12 000 migrants ayant quitté cette même région4, un chiffre qui mérite vérification. Ces départs massifs ont aggravé la pénurie de main-d’œuvre déjà constatée dans plusieurs secteurs d’activité tels que l’agriculture, le bâtiment et les services. Des restaurateurs et des cafetiers ont vu leur chiffre d’affaires fondre au cinquième de ce qu’ils étaient auparavant.

Les migrants irréguliers empruntent de plus en plus fréquemment des routes nouvelles, les contraignant à opérer une partie du voyage de manière légale via la Turquie, la Serbie ou la Bulgarie, avant de traverser les Balkans pour rejoindre l’Europe occidentale en payant des réseaux de passeurs, avec l’assurance de pouvoir compter sur l’aide financière de la famille, du groupe ou du village.

Les observations et les recherches conduites ces derniers temps montrent que c’est la confiance dans le pays, dans sa gouvernance, qui fait défaut et incite les candidats au départ à utiliser les sommes collectées et empruntées pour payer les passeurs et non pour investir dans la mise en place d’une petite entreprise dans le pays. Les passeurs eux, sont organisés en réseau et parviennent à se faire payer grâce à la mobilisation de la famille qui peut vendre une partie de ses biens pour participer au départ. Autrefois, les familles investissaient dans l’éducation de leurs enfants, car l’école et le système éducatif en général étaient garants de l’ascension et de la promotion sociales. Aujourd’hui c’est désormais le projet migratoire qui devient la seule perspective fiable pour des pans entiers de la société tunisienne. Un horizon qui exige, pour l’atteindre, la mobilisation collective de la famille, voire de la communauté, et la collecte d’un capital financier énorme, comparativement aux conditions matérielles des familles et des individus concernés.

Ces départs irréguliers, appelés harga, ont des coûts différents selon qu’il s’agit de traversée sur des embarcations de fortune ou de départ organisé depuis Tunis, par avion, vers des pays qui ne demandent pas de visas aux ressortissants tunisiens, comme la Turquie par exemple, pour rejoindre la Serbie ou la Bulgarie, avec pour destination finale les pays d’Europe occidentale. Il y a donc un accompagnement des familles qui sont elles-mêmes influencées par la banalisation du phénomène de la harga auquel contribuent les réseaux sociaux. On peut voir régulièrement des vidéos postées par des candidats au départ ou des migrants ayant réussi la traversée, et le profil des personnes qui les postent correspond à Monsieur ou Madame tout le monde : un élu municipal de Skhira (au sud de Sfax), un humoriste très connu, Lotfi Abdelli, qui a annoncé son départ par suite de la censure de son dernier spectacle. Mais aussi un agent de police, etc.

Mais il ne faut pas se tromper d’analyse, ce ne sont pas les réseaux sociaux qui incitent les gens au départ. Lorsque les Tunisiens regardent ces vidéos, le projet de départ est déjà là. En plus des dysfonctionnements déjà mentionnés, les pénuries fréquentes des produits de base (sucre, café, lait, huile végétale subventionnée, eaux minérales, pâtes alimentaires), des médicaments, et l’envolée des prix (une inflation à presque 10 %) ne font qu’exacerber le mécontentement de la population et le désespoir des classes sociales pauvres et moyennes.

K. M. F.Quelle est la réaction de l’État, des pouvoirs publics face à ces départs massifs ?

Je suis étonné de l’attitude des autorités face aux deux types de migration, la régulière et l’irrégulière. Concernant cette dernière, qui en parle aujourd’hui, qui communique les chiffres ? C’est le ministère de l’intérieur, principalement sur ceux qui ont été sauvés en mer, et rien n’émane des autres ministères (affaires sociales, économie et développement, ministère de la femme, de l’enfance et des personnes âgées…). Cela veut bien dire qu’il s’agit d’une approche sécuritaire à un problème qui est d’abord social. Les ONG qui travaillent sur ces questions, comme le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) n’ont pas d’interlocuteur au ministère des affaires sociales, ils le disent. Lorsque le président Kaïs Saïed s’est rendu à Sfax le 2 août 2020, il donnait l’impression de prendre en main le dossier migratoire, mais il s’est contenté de criminaliser les trafiquants. Il n’a rien dit des causes de ces départs. Ni, surtout, de la manière de les traiter et de rendre confiance aux candidats au départ.

Pour ce qui est de la migration régulière des compétences, qui est un défi énorme pour la Tunisie, les responsables politiques se contentent des diagnostics et ne proposent pas de programme, de plans ou d’initiatives pour renverser la tendance et diminuer les départs. Ces objectifs pourraient être atteints à travers des politiques d’incitations et de réformes de l’environnement professionnel des cadres et des personnels qualifiés en général, pour les fixer et leur ouvrir des perspectives matérielles et professionnelles prometteuses dans leur propre pays.

Sur un autre plan, la Tunisie fait partie des pays qui ont refusé d’être des plateformes de rétention des migrants à la demande de l’UE et de ses États membres. Mais dans les faits, l’externalisation est bien là. Il y a entente tacite entre l’UE et la Tunisie qui se charge du contrôle, à partir de ses propres postes frontaliers, des frontières extérieures de l’UE. Par exemple, quand vous achetez un billet d’avion à Tunisair, la compagnie nationale, ou quand vous vous rendez à l’aéroport pour partir, on vous demande votre visa pour le pays d’accueil. Pourtant, ce n’est pas au pays de départ de gérer cela. C’est donc une coopération qui contrevient aux règles du droit international.

Cette externalisation se traduit aussi par des contrôles sécuritaires à l’intérieur même du territoire. Ainsi, la libre circulation des Tunisiens est réduite et rétrécie à l’approche des lieux où on a pu observer de nombreux départs, comme les îles de Kerkennah par exemple. On surveille les déplacements des gens, les côtes, on participe à des patrouilles mixtes avec les garde-côtes italiens ou avec les bâtiments de surveillance maritime de Frontex, l’agence européenne des garde-côtes et gardes-frontières.

Qu’offre en contrepartie l’Europe à la Tunisie ? Pas grand-chose. Pourtant, l’alternative n’est pas compliquée : élargir et multiplier les voies légales d’entrée et de travail des ressortissants tunisiens dans les pays membres de l’UE, ce qui permettrait de réduire les causes de la migration irrégulière, atténuer le chômage en Tunisie et, surtout, montrer la direction vers le début de la réalisation de la zone de prospérité partagée dans la zone euro-méditerranéenne.

Malgré cela, et même si je suis très critique sur les méthodes d’externalisation de l’UE, je reste convaincu que les solutions doivent être trouvées en Tunisie par l’État tunisien pour offrir un avenir sûr, un horizon de confiance et une vie décente à ses citoyens.

1En Tunisie, la principale source d’information sur la migration irrégulière est le ministère de l’intérieur, à travers les dépêches et les déclarations de la Garde nationale qui rend souvent compte de la mise en échec des « tentatives de traversées illégales des frontières ».

2L’Agence tunisienne de coopération technique (ATCT) vient de révéler que le nombre des coopérants tunisiens recrutés à l’étranger a bondi de 71,6 % en l’espace d’un an (août 2021-août 2022). Mais ceci n’est que la partie immergée de l’iceberg : 80 % des départs des personnels qualifiés (ingénieurs, médecins, techniciens, paramédicaux…) rejoignent directement les pays destination et ne passent pas par les circuits de l’ATCT. Soixante pour cent de ces personnels rejoignent les pays européens, 25 % s’installent en Amérique du Nord alors que les pays du Golfe et l’Afrique ne fixent que les 15 % restants.

4[Télévision tunisienne, 23 août 2022.

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