France-Algérie, deux siècles d’histoire

Hélène Cuénat. Portrait d’une porteuse de valises

La mort d’Hélène Cuénat le 18 mai 2022 à Noisy-le-Grand en Seine-Saint-Denis est passée presque inaperçue. Départ discret d’une femme extraordinaire, qui consacra une partie de sa vie au soutien à la lutte d’indépendance du peuple algérien.

Souvent, Hélène Cuenat s’est appliquée à effacer elle-même ses traces. Pourtant, elle avait publié en 2001 La Porte verte,un récit autobiographique limpide qui procédait comme un film, en allers-retours dans un parcours riche en engagements, en « à venir », mais aussi marqué par la douleur — hier vu d’aujourd’hui, hier pour comprendre et vivre aujourd’hui.

Un projet de film fut d’ailleurs à l’origine de ce livre, comme elle le confia au Quotidien d’Oran en 2001 :

Il y a quelques années, j’avais commencé à écrire à la demande d’un cinéaste algérien qui voulait réaliser un film sur les prisons en France. Il m’avait demandé à moi et à quelques autres amis de réagir sur notre expérience de la prison. Ce que j’ai fait, mais comme le film ne s’est pas fait, j’ai gardé mon travail comme dans un congélateur, quelque chose d’intact. Je me suis beaucoup référé à ce texte, sinon j’aurais certainement oublié beaucoup de choses. Le texte tel quel n’était pas publiable. Alors, quand j’ai eu le temps je m’y suis mise.

C’est par la « porte verte » que les détenues entraient à la Petite Roquette, prison parisienne de femmes démolie en 1974. Par cette porte aussi que sa fille Michèle, alors âgée de sept ans, entrait pour lui rendre visite. Pour Hélène Cuénat, cette porte qui s’était refermée sur sa liberté en 1960 ouvrait aussi un passage vers l’émancipation.

Hélène Cuénat était la quintessence d’origines républicaines : petite-fille d’instituteurs du côté paternel (grand-père gazé pendant la première guerre mondiale), et d’un ingénieur des travaux publics du côté maternel, fille de professeurs de mathématiques. Elle vécut et étudia au gré de leurs affectations — Nice, Cannes, Nîmes, Lyon, Paris, avant de devenir à son tour professeure de lettres.

Et c’est encore un enseignant, le germaniste André Gisselbrecht, qu’elle épouse en 1953. Elle a 22 ans à peine, brune, longiligne, et elle est enceinte de leur fille Michèle. Il est déjà communiste, elle le deviendra l’année suivante, cellule « étudiante Sorbonne-Lettres ». 1954, le 1er novembre, c’est aussi le début de l’insurrection algérienne contre le colonisateur français…

Aux côtés du FLN algérien

En 1957, jeune enseignante, membre du Parti communiste, elle s’engage, entre hasard et conviction, dans le réseau Jeanson qui aide le Front de libération nationale (FLN) algérien, une démarche à l’encontre de la politique officielle de son parti. Après trois ans d’intense activité, elle est arrêtée, interrogée, inculpée, puis transférée à la maison d’arrêt de la Petite Roquette. Elle y restera un an, jusqu’à son procès, une condamnation à dix ans de prison et une évasion retentissante. Une année particulière, celle de l’expérience de l’enfermement et de la solidarité « anti-autoritaire » au sein d’un collectif de femmes. En 2001, dans son livre, elle résume :

Portraits (identités légales) pris le 24 février 1961 des porteuses de valises.
En haut, de gauche à droite : Micheline Pouteau, Fatima Hamoud et Hélène Cuenat. En bas : Zina Haraigne, Didar Fawzy-Rossano et Jacqueline Carré. /AFP

L’absence de concurrence entre nous, femmes sans phallus, a été un atout déterminant de la réussite de notre projet. Peut-être parce qu’il n’y avait pas d’homme dans les parages. Nous avons eu la chance de vivre cette situation expérimentale. C’est la présence des hommes qui entraîne cette concurrence entre les femmes : puisque nous ne vivons qu’à travers eux.

Hélène Cuénat avait rencontré Francis Jeanson en octobre 1957 — sa première mission fut de véhiculer un dirigeant du FLN. Le privé se mélangeant au politique, Hélène quitte son mari et s’installe avec le chef des porteurs de valises, rue des Acacias dans le XVIIe arrondissement. La question lui fut posée brutalement, une question de journaliste à laquelle n’avait certainement pas eu droit Francis Jeanson : « Quand tu es rentrée dans le réseau Jeanson, l’as-tu fait pour des raisons politiques ou l’as-tu fait par amour pour Jeanson ? » Elle répondit calmement, pédagogiquement :

Je suis rentrée dans le réseau Jeanson très clairement pour des raisons politiques en ce sens que si histoire d’amour il y a eu, elle s’est déclarée après. J’ai connu Jeanson par le réseau de soutien. À l’époque, j’étais membre du Parti communiste français, ma formation de communiste me montrait que le peuple français et le peuple algérien étaient du même côté, alliés.

S’impliquant chaque jour davantage dans l’organisation du réseau, elle quitte son poste de maîtresse auxiliaire à Suresnes et entre dans une clandestinité qui devait durer un peu plus de deux ans. Jeanson grillé et contraint au retrait, elle poursuit l’aide aux indépendantistes algériens sous la houlette de Henri Curiel et de son groupe de communistes égyptiens très impliqués dans les combats de la décolonisation. Hélène Cuénat avait pour mission de répartir dans différentes planques les « valises » pleines de billets collectés auprès des travailleurs algériens établis en France et destinés aux caisses du FLN. Par choix et nécessité, clandestine, elle ne reprit pas sa carte du PCF.

Se sachant menacés, Francis Jeanson et Hélène Cuénat s’apprêtèrent à quitter Paris en février 1960. Jeanson échappa de justesse à l’arrestation, mais Hélène Cuénat, retenue par un problème domestique, n’eut pas cette chance. « J’ai été arrêtée parce que j’ai eu le tort d’attendre l’employé du gaz. Le destin en a été modifié », disait-elle drôlement.

L’arrestation fut mouvementée, Hélène Cuénat bien décidée à ne pas leur laisser la tâche facile, les agents la surnommèrent alors « la tigresse », le qualificatif restera dans les journaux :

Ce sont les policiers, les inspecteurs de la DST quand ils sont venus m’arrêter. Ils ont renvoyé cette image de moi aux journalistes le lendemain de mon arrestation, parce que je les ai reçus peut-être pas comme une tigresse, mais sans leur faire la moindre concession.

« La Porte verte »

Jugée par un tribunal militaire, elle est condamnée à dix ans de prison en septembre 1960. À la prison de La Roquette elle retrouve d’autres porteuses de valises, en particulier Didar Fawzy-Rossano1, (curieusement nommée Éliane Rossario par Le Monde), proche d’Henri Curiel, une amitié de prison indéfectible.

Dans La Porte verte, elle revient sur une autre rencontre inoubliable :

Vers 3 heures ou 3 heures 30, dans l’après-midi, à nouveau, bruit de serrure, la porte s’ouvre, une dame entre dans la cellule, elle est accompagnée du directeur et se présente comme venant du ministère de la Justice, cabinet de Michelet. Elle s’appelle Simone Veil. Je lui donne 35 ans, beau visage, des yeux bleus intelligents qu’on n’oublie pas. Sur sa demande, je lui fais part de nos revendications. Pour une partie, me répond-elle, nous allons avoir satisfaction ; nous avons droit aux journaux, l’atelier ne nous sera désormais plus imposé. Mais il est un point sur lequel nous n’aurons pas satisfaction, en tout cas pas dans l’immédiat, c’est la mesure de l’isolement, car c’est sur la demande du juge d’Instruction que nous avons été isolées, il l’estime nécessaire pour l’instruction.

Elle avait dit à l’issue de son procès : « Je ne resterai pas longtemps à La Roquette. » Sans doute parce qu’elle pense à Michèle, sa fille :

Mes parents et l’avocat, qui était Roland Dumas, avaient obtenu un droit de visite à peu près toutes les trois semaines et mon père avait obtenu que ma fille n’entre pas par la grande porte, qui était couverte de chaînes, avec des gardiens de prison… Ma fille ne savait pas que j’étais en prison. Elle pensait que j’étais dans une maison de repos, et mes parents voulaient éviter qu’elle en parle à l’école. Elle l’a quand même compris…

Et le 24 février 1961, elle s’évade avec cinq autres détenues. Voici comment Le Monde rend compte de cette évasion collective de la section des femmes de la Roquette, alors « gérée » par des religieuses catholiques, peut-être moins vigilantes que des gardiens professionnels :

Six détenues de la prison de La Roquette se sont évadées dans la nuit de jeudi à vendredi. Il s’agit de trois métropolitaines : Micheline Pouteau, Hélène Cuenat, Joséphine Carré, condamnées lors du procès du réseau Jeanson, le 1er octobre 1960, les deux premières à dix ans de prison, la troisième à cinq ans de la même peine ; de deux Algériennes : Fatima Hamoud, condamnée à cinq ans de prison en mars 1960 par le tribunal militaire, et Zina Haraigne, inculpée d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État, en instance de jugement, et d’une Égyptienne, Eliane Rossario (sic), inculpée d’atteinte à l’intégrité du territoire, en prévention. C’est vers 6 h. 30, vendredi matin, que l’évasion a été découverte. Les six jeunes femmes, qui se trouvaient dans la même cellule, ont scié un des cinq barreaux de la fenêtre, et à l’aide d’une corde faite de lambeaux d’étoffe torsadés, ont gagné 8 mètres plus bas la cour de la prison. Puis, au moyen d’une échelle de jardinier, croit-on, elles ont franchi l’enceinte extérieure du côté de la rue Merlin. Le directeur de la prison a été suspendu de ses fonctions.

Hélène Cuénat réussit à passer en Belgique puis à gagner le Maroc et enfin l’Algérie en 1962.

Enseigner et transmettre

Durant ses années algériennes, elle trouve d’autres voies à sa vocation d’enseigner et transmettre : au Commissariat à la formation professionnelle à Alger jusqu’en 1965, puis jusqu’en 1972 à la Société nationale de la sidérurgie à Annaba, où elle dirige le Centre de formation de techniciens et agents de maîtrise pour l’usine d’El Hadjar. Elle confiera au Quotidien d’Oran en 2001 :

J’ai vécu dix ans en Algérie. Je pense que c’était des années avec une certaine grandeur. J’ai été très bien accueillie en Algérie. On nous a donné la possibilité de faire des choses intéressantes. Moi qui n’étais ni ingénieure ni technicienne, on m’a donné dans la sidérurgie des responsabilités, un travail passionnant que je n’aurais jamais eu la possibilité d’avoir en France.

De retour à Paris en 1972, elle se consacre à la formation d’adultes au Conservatoire national des arts et métiers jusqu’à sa retraite en 1996. « Quand je suis rentrée en France, j’ai eu la chance de trouver un travail qui m’a passionnée. Je me suis resituée là, parce que je suis rentrée en France sachant que c’était là ma place. » Elle reste pourtant attachée à l’Algérie, et avoue acheter les journaux algériens tous les jours.

Mais côté privé, la douleur s’installe : sa relation avec Francis Jeanson ne résiste pas à l’exil et le pire sera la disparition à l’âge de 34 ans de sa fille Michèle, passée si souvent par la « porte verte ».

1Lire son livre Mémoires d’une militante communiste (1942-1990), du Caire à Algger, Paris et Genève, L’Harmattan, 1997.

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