Pèlerinage à La Mecque

La libéralisation du hadj. Nusuk, une plateforme saoudienne pour réserver son voyage

Le pèlerinage à La Mecque est un enjeu religieux autant qu’économique et politique. La réforme des procédures de gestion des pèlerins à travers la création d’une plateforme unique sur internet offre matière à réflexion sur les bouleversements en cours en Arabie saoudite ainsi que sur les ambitions du Royaume en termes de rayonnement international.

Fadi El Binni/Al Jazeera English/Flickr

Comme chaque année, le ministère saoudien du hadj répertorie les pays dits « non musulmans » dont il autorise l’arrivée de pèlerins1. La France, qui fait partie de cette liste, voit l’organisation du marché du hadj connaître des transformations radicales depuis 2022. Alors que ces pays bénéficiaient d’un nombre de « visas hadj » largement supérieur - proportionnellement - à ceux octroyés aux pays « musulmans », l’institution saoudienne décide de réduire drastiquement leur quota, officiellement pour mettre en place une répartition plus équitable et plus juste2. En 2022, la France se voit ainsi allouée 7 000 visas, la Grande-Bretagne seulement 3 649 alors que le nombre de pèlerins partis de ces deux pays était auparavant quasi identique (20 000 visas)3.

Le choix des acteurs du marché

Pour les résidents de ces pays, notamment les États-Unis et l’Europe, l’organisation de ce voyage passait traditionnellement par des agences de voyages agréées par le ministère saoudien du hadj. En France, une soixantaine de structures commerciales disposait de l’agrément et s’étaient ainsi positionnées sur ce marché lucratif. Subitement, lors de la saison 2022, l’Arabie saoudite a donc retiré à ces agences leur privilège d’exercice du pèlerinage4. Ces dernières ont été écartées du marché et les pèlerins devaient dès lors nécessairement recourir à une plateforme numérique pour acheter leur place et recevoir leur visa. Dénommée Motawif, cette première plateforme, filiale dubaïote d’une société indienne - détenue par plusieurs actionnaires dont un proche de Narendra Modi - a connu des problèmes à la fois techniques et organisationnels : lenteur du processus, échec des paiements en ligne, chute vertigineuse du nombre de voyageurs avec seulement 1 057 départs de France. Motawif ne s’appuyait que sur un seul prestataire, manifestement autant insuffisant que défaillant.

Pour la saison 2023 culminant fin juin, le ministère du hadj a donc décidé d’opérer des changements substantiels en élargissant notamment le nombre d’entreprises impliquées. Douze structures saoudiennes ont ainsi été sélectionnées pour mettre en place une toute nouvelle plateforme, Nusuk, chargée exclusivement de gérer les pèlerins résidant dans les pays « non musulmans ». Cette interface se distingue de Motawif non seulement par la suppression du tirage au sort au profit de la règle « premier arrivé premier servi », mais aussi par la diversité des packages et le choix des accompagnateurs. L’analyse du fonctionnement du marché cette année a surtout montré que, dans la pratique, les prestataires saoudiens ont été amenés à travailler officieusement avec les agences de voyages françaises, réintroduites ainsi provisoirement dans un marché dont la régulation par l’État saoudien devait pourtant conduire à l’éviction.

Un « deal » pour les agences françaises

Face au fiasco 2022, le ministère du hadj en Arabie saoudite a convié les agences françaises en décembre 2022 à Djeddah pour une mise au point. Cette rencontre a été suivie d’un grand rassemblement : « Expo Hajj 2023 » le 9 janvier dans la grande ville côtière. Les douze prestataires saoudiens privés délégués par le ministère du hadj et hébergés par la nouvelle plateforme y ont proposé un « deal » aux agences françaises : aider à recruter des clients en contrepartie d’une commission par pèlerin. Toutes les agences françaises n’ont toutefois pas accepté ce nouveau partenariat. Trois types de réactions se dessinent : les agences qui ont joué le jeu, comme Méridianis, Dogan Voyages et Go-Makkah ; celles qui ont refusé la proposition, considérant que les conditions étaient trop floues comme Ariane Voyages ; enfin, celles ayant accepté l’offre avant de faire marche arrière comme Carnot Voyages.

D’après un entretien avec un directeur d’agence qui a refusé ce nouveau rôle, les Saoudiens n’auraient rien proposé de concret :

Ils nous ont invités à Djeddah, car ils se sont rendu compte des difficultés qu’ils avaient à réserver les hôtels, les vols, etc. Ils ont voulu prendre notre savoir-faire. C’est véritablement un transfert de compétences qu’ils voulaient. Je ne vois pas pourquoi j’accepterais cela. Moi et d’autres avions proposé un accord plus officiel en contrat B2B (entreprise à entreprise), mais ils ont refusé. Ils ne veulent plus rien avoir à faire avec les Occidentaux et souhaitent que les agences françaises disparaissent, du moins officiellement.

Restées en retrait, ces agences ont choisi de se concentrer sur d’autres produits comme la Omra, le « petit pèlerinage », moins régulé, car non soumis aux quotas, ou les voyages éthiques.

Plusieurs motivations expliquent à l’inverse le choix des agences qui ont accepté les nouvelles modalités. Pour leurs dirigeants, continuer de « faire le hadj », c’est d’abord une vitrine. Surtout, cette forme de sous-traitance est lucrative puisqu’une agence peut gagner entre 400 et 1000 euros par pèlerin. Cette commission est rendue possible par la signature d’un contrat en France que le directeur d’agence présente par la suite au prestataire saoudien témoignant ainsi de son rôle dans le « recrutement » du pèlerin.

D’après Fateh Kimouche, rédacteur en chef du média francophone musulman Al-Kanz, il s’agit d’un deal certes contraignant pour l’agence, mais qui témoigne d’un accord banal entre deux structures commerciales :

En décembre, les agences sont parties en Arabie saoudite et on leur a fixé une échéance à fin février pour recruter des clients. Certaines seulement ont accepté ce deal. Toutefois elles auraient dû dire au pèlerin : “Nous allons participer au hadj, mais tout n’est pas défini ; nous sommes en train d’élaborer une nouvelle version avec les Saoudiens ; le temps est court et on ne peut vous donner des informations précises”.

Pour le pèlerin cette réforme n’a pas été à son avantage puisqu’elle a accéléré l’augmentation des prix du hadj. Alors que lors de l’évènement « Expo Hajj 2023 » un responsable du ministère saoudien avait annoncé une baisse des prix pour la saison 2023, aussi bien pour les pèlerins des « pays musulmans » que pour ceux des pays « non musulmans », force est de constater que si la réduction des prix a bien eu lieu pour les premiers (1,4 million de personnes)5, pour les seconds inscrits sur la plateforme Nusuk (environ 34 000 personnes), les prix ont atteint des montants considérables. Il faut débourser jusqu’à 15 000 euros frais inclus (les frais de virements bancaires pouvant atteindre les 800 euros selon les conditions spécifiques à chaque banque ainsi que les frais de conversion de 450 euros). D’après des témoignages recueillis cette année sur les réseaux sociaux, Nusuk n’aurait pas entièrement corrigé les défaillances de Motawif : difficultés d’obtention du visa dans les temps, lenteur des procédures de paiement, mais aussi attribution de chambres séparées pour des couples ayant pourtant réservé leur package ensemble6. Plus généralement, le fait de payer un voyage si cher sur une interface numérique sans interlocuteur identifiable s’avère particulièrement anxiogène.

En supprimant la présence officielle des agences françaises, l’Arabie saoudite a repris la main sur le marché du hadj dans les pays « non musulmans ». Cette restructuration lui permet de laisser l’agence saoudienne et le pèlerin dans un face-à-face faisant disparaître tout autre intermédiaire. Loin de signifier un retrait de l’État, cette dynamique de privatisation donne à voir des assemblages public-privé symptomatiques de la gouvernance néolibérale. Mais celle-ci vient aussi éclairer une certaine improvisation.

Un guide à la carte

Dans ces accords entre agences françaises et prestataires saoudiens, le guide apparait comme une figure clé. Les difficultés de la saison 2022 sous l’égide de la plateforme Motawif étaient aussi liées à l’absence d’accompagnement : le pèlerin voyageant seul, quand bien même il ne maitrise pas la langue arabe et n’a que peu l’habitude de tels déplacements. Aussi, Nusuk propose dorénavant au pèlerin de choisir son guide, certains ayant été proposés par les directeurs d’agences en France en contrepartie d’une commission. Les compétences développées sur le marché du hadj depuis des décennies se voient ainsi recyclées par les prestataires saoudiens. Al-Bait Guests, l’un des plus gros acteurs parmi les douze propose ainsi trois types de guides (murshidi al-hujjaj) : les guides spirituels (al-murshid al-dini) — pour les pèlerins venus de France ils ne sont que trois — ; les « team leaders » (ru’asa’ al-mujmu’at) (19 recensés) ; enfin les guides logistiques (murshid al-hujjaj), au nombre de 101. Les profils de chacun de ces guides sont disponibles sur le site d’Al-Bait Guests. Ainsi, on remarque que d’anciens cadres d’agences agréées (munazim) occupent dans le nouveau dispositif les fonctions de guide, à l’instar de Houssain Marfouq, directeur de l’agence française Méridianis devenu « team leader » pour Al Bait Guests7.

La nouveauté de cette plateforme réside aussi et surtout dans le fait qu’un guide peut désormais organiser le hadj seul, sans passer par une agence. En effet, il existe sur Nusuk un package Mashair qui comporte exclusivement les prestations des rites du hadj et le visa, et qui permet donc à n’importe quel individu d’acheter sa place pour le hadj sans prendre l’hébergement ni le vol. Comme l’exprime un ancien guide du hadj, accompagnateur régulier d’une ancienne agence agréée manifestement satisfait de cette évolution :

Je peux maintenant payer mon package Mashair et aller au hadj. Sans entrer dans les suggestions de guides proposés par Nusuk, je peux m’autodéclarer guide auprès de mes pèlerins qui me retrouvent directement à La Mecque et qui me payent en cash sur place. Ils ont chacun pris leur forfait Mashair individuellement.

S’élevant à 2 600 euros, le package Mashair inscrit donc le hadj dans une forme de libéralisation déjà entamée pour le petit pèlerinage, Omra, depuis quatre ans. En 2019, les autorités saoudiennes avaient annoncé la dématérialisation des visas et les réservations en ligne, mesures qui témoignaient plus largement d’une ouverture du Royaume au tourisme. Les nationaux de 25 pays européens ainsi que des États-Unis pouvaient désormais prendre un visa touristique valable 90 jours et effectuer leur Omra indépendamment de l’agence.

Ainsi, la suppression des agences agréées hadj n’étaient une surprise pour personne. Le lancement de la « Vision 2030 » et l’annonce de la numérisation préfiguraient en effet la disparition graduelle de celles-ci. Pour certains, ces évolutions inaugurées dans les pays « non musulmans » constitueraient un « mini laboratoire » duplicable à l’avenir dans les pays « musulmans ».

Contrôler les données des pèlerins

Si l’on en croit la « Vision 2030 », les pèlerinages à La Mecque sont appelés à devenir la seconde source de revenu du Royaume après le pétrole, avec comme objectif d’atteindre les 30 millions de pèlerins d’ici 2030. Un représentant de la Commission royale pour la ville de La Mecque et les lieux saints établit un lien entre pèlerinage et tourisme dès 2019 :

Comment faites-vous en France pour qu’un touriste qui visite Paris et la tour Eiffel se rende ensuite dans les Pays de la Loire puis à Biarritz ? Quel est votre secret ? Nous voulons que le pèlerin se déplace de La Mecque à Tabuk ou encore à Al-‘Ula.

Ce facteur économique participe donc à expliquer ces réformes, notamment la centralisation des flux financiers sur une plateforme saoudienne. Mais au-delà de l’argument économique, il faut aussi y voir une volonté de contrôler le hadj, aussi bien par la captation des informations sur les pèlerins qu’à travers le renouvellement d’un discours sur l’islam.

Nusuk est une plateforme e-commerce qui invite le pèlerin à s’inscrire et à entrer ses données. Ce n’est qu’ensuite qu’il reçoit un lien qui lui permettra de choisir et de payer son package jusqu’à l’obtention de son visa. Ainsi, les Saoudiens sont désormais détenteurs des données personnelles et du nombre de pèlerins venus d’Europe, du Canada, d’Australie, des États-Unis, mais aussi de nombreux pays d’Amérique latine. Avec l’ancienne organisation, chaque agence agréée disposait d’un certain nombre de visas ; il était donc possible d’estimer le nombre de pèlerins ainsi que leurs profils. Le consulat d’Arabie saoudite jouait également son rôle en tant que fournisseur de visas aux pèlerins. La fin de ce rôle ainsi que celui des agences implique donc dans le même temps une relocalisation des données. Les autorités saoudiennes ont pleinement conscience de leur valeur, qu’elles pourraient monnayer avec les pays occidentaux soucieux de mieux « connaître » leur population musulmane. Le rôle des entreprises privées dans la collecte des données personnelles des pèlerins est déjà ancien puisqu’il y a une dizaine d’années, les autorités saoudiennes avaient octroyé à une filiale israélienne de l’entreprise britannique G4S un contrat pour la surveillance du hadj et la mise en œuvre de la sécurité de certains périmètres à Djeddah.

Un islam « modéré »

Par ailleurs, le renouvellement du discours religieux en faveur d’un islam « modéré » et « déwahhabisé » — qui est aussi une manière d’exercer un contrôle sur les individus — est également manifeste. Cet islam « libéral » euphémise le savoir religieux dans l’accomplissement du pèlerinage. C’est ce que confirme un directeur d’agence qui restitue devant nous une conversation avec un représentant du ministère du hadj :

Ils m’ont dit : « Pourquoi le pèlerin doit-il avoir un guide spirituel ou connaître les textes et la langue ? Regardez les chrétiens qui vont au Vatican ! Ils y vont seuls, ils sont présents là-bas et ça suffit ! »

Ces discours sont corroborés par le fait que la plateforme Nusuk propose quasi exclusivement des accompagnements logistiques et très peu de guides spirituels. L’autre changement majeur dans cette libéralisation du hadj est la levée des restrictions de la règle du mahram qui imposait à toute femme de moins de 45 ans de voyager accompagnée de son père, mari, frère ou oncle. L’individualisation du pèlerin n’est donc pas seulement une forme de tourification ; elle a également des implications sur les pratiques des pèlerines et leur autonomisation vis-à-vis des pèlerins. En proposant des femmes guides (6 murshidat sur 101 murshidi al-hujjaj pour le prestataire Al Bait Guests), Nusuk participe également à transformer les relations sociales entre hommes et femmes durant le pèlerinage.

Les discours officiels affichent également une volonté de faciliter l’accomplissement des pèlerinages. L’islam serait « une religion qui ferait tout pour faciliter (yusahil) la vie du pratiquant », virage idéologique qui amène à une réinterprétation du hadj, puisque l’accomplissement des rites est repensé d’une manière minimaliste. À titre d’exemple, quitter la station de Mouzdalifa avant la prière du fajr n’invaliderait plus le hadj, le paiement d’une simple compensation financière (fidya) étant suffisant pour poursuivre les rites. L’ancien consul d’Arabie saoudite à Paris évoque cette simplification du parcours du hadj en le réduisant, hadith à l’appui, à sa plus simple expression : « Les fatwas sont là pour faciliter l’islam. Le hadj, c’est Arafat »8.

Le hadj est une entrée particulièrement intéressante pour penser les transformations en cours en Arabie saoudite. La réforme de l’organisation du pèlerinage pour les pays « non musulmans » ainsi que la création de la plateforme Nusuk permet en effet de tirer plusieurs constats : grâce à cette libéralisation-privatisation, l’Arabie saoudite parvient certes à capter les ressources économiques du marché du hadj dans ces pays, mais pour l’heure elle ne peut se passer entièrement du savoir-faire des agences locales dont une majorité répugne à partager son expertise. Autre constat, le hadj s’individualise et se féminise sur le modèle de la Omra. Mais, au-delà d’une apparente modernisation, ces évolutions aussi bien des pratiques que des discours sont aussi le reflet d’une gestion sécuritaire et d’une nouvelle forme de gouvernance des pèlerins.

1La liste est passée en 2023 de 52 à 58 pays, incluant des pays d’Amérique latine comme la Colombie, l’Équateur et le Panama.

2Les pèlerins des pays dits musulmans sont organisés selon un système de tirage au sort et disposent d’un quota d’un pèlerin pour mille habitants.

4L’agrément n’était pas octroyé pour une durée indéterminée mais chaque année, l’agence agréée se voyait réattribuer ses visas sous condition de bonne conduite. Ainsi, le ministère du hadj pouvait sanctionner une agence en baissant le nombre de visas ou en lui supprimant son agrément.

6Sarah Belouezzane et Apolline Convain, « Pèlerinage à La Mecque : des difficultés persistantes pour les Français », Le Monde, 25 juin 2023.

7Des critiques sur les réseaux sociaux ont émergé, dénonçant la présence de guides sur la plateforme Nusuk qui avaient pourtant floué des pèlerins en 2019.

8NDLR. Après le fajr, la prière d’avant l’aube, les pèlerins se rendent sur le mont Arafat. Ils y multiplient les invocations et y prient toute la journée. Ce deuxième jour du hadj est un moment intense, le « cœur » du pèlerinage. Le consul veut dire ici qu’il est inutile de compliquer les choses, l’essentiel étant l’accomplissement du « jour d’Arafat », et ce en citant un hadith du prophète Mohamed : « Le hadj, c’est Arafat »

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