La Turquie, royaume de la « complotomania »

Le complotisme refait surface aux quatre coins du monde. En Turquie, la scène politique est gangrénée par ces théories fumeuses qui se diffusent dans toute la société, et le pouvoir est le premier à brandir des menaces venant de forces obscures pour justifier sa répression. Doğan Gürpınar, historien, professeur à l’Istanbul Teknik Üniversitesi, a analysé en 2014 ce phénomène dans Komplolar Kitabı (Le Livre des complots, non traduit). Entretien.

Peter Martensen, One Finger Fugue, 1993

Céline Pierre-Magnani.Depuis quelques années, les théories du complot vont bon train partout dans le monde et en particulier en Turquie. Pourquoi vous a-t-il paru nécessaire de les analyser ?

Doğan Gürpınar. — J’ai trouvé important de faire ce travail, car les théories du complot ne sont plus l’apanage de quelques individus excentriques. En Turquie, elles se sont diffusées aux franges éduquées de la société, au point de déterminer en grande partie leurs opinions politiques et leur compréhension du monde et des évolutions historiques. Ce phénomène a démarré au début des années 2000, au moment où les livres véhiculant des théories complotistes faisaient les meilleures ventes en librairies. La plupart d’entre eux se voulaient historiques, ce qui m’a interpellé puisque je suis historien. Les franges éduquées de la population se sont mises alors à interpréter l’histoire à l’aune de ces best-sellers et à se forger une opinion politique à partir de leurs schémas complotistes.

Toutes ces théories ne sortent pas de nulle part ; il s’agit d’un mélange de craintes et d’informations que les gens ont déjà entendues et c’est précisément de là qu’elles tirent toute leur force. Elles s’appuient sur un univers de références dans lequel les gens baignent depuis l’enfance, notamment à l’école, mais ce sont les auteurs de ces livres — ces intellectuels que j’appelle « entrepreneurs d’idées » — qui leur donnent une dimension complotiste. Le nationalisme ordinaire se trouve ainsi transformé en ultranationalisme. Le nationalisme est sans aucun doute ce qui irrigue le plus les tendances complotistes, puisqu’il interprète tous les évènements et les évolutions comme un rapport de force qui se manifeste dans les rapports entre les États.

C. P. M.Qui se dresse contre la Turquie et pourquoi ? Quelles sont les théories les plus « en vogue » ces temps-ci ?

D. G. — Tout le monde est contre la Turquie. Le monde entier se dresse contre la Turquie justement parce que c’est la Turquie. J’insiste sur cette formule, bien qu’elle puisse paraître tautologique. Selon l’approche réaliste des relations internationales, ce ne sont pas les valeurs, mais les intérêts qui déterminent les décisions des États, et donc des nations. Le nationalisme attribue une essence au peuple et à l’État qui le représente. « Nous » sommes bons, tandis qu’« eux », les autres, sont mauvais. La Turquie est bonne par essence tandis que les autres pays sont mauvais par essence.

Le problème, c’est que les inimitiés ne s’expriment désormais plus uniquement au niveau des États. Il y a vingt ou trente ans par exemple, la Grèce était l’ennemie de la Turquie. C’était simple. Aujourd’hui, la matrice des hostilités est beaucoup plus compliquée. Quand par exemple on parle de « diaspora arménienne » et pas d’Arménie, de quoi s’agit-il au juste ? Ce vocable, très péjoratif en Turquie, désigne un réseau transnational abstrait. Cela fonctionne de manière similaire avec le sionisme, car on ne parle pas ici d’Israël, qui est un pays, mais d’un réseau international et d’une matrice de liens. La dimension ensorcelée rend l’impact et la peur d’autant plus forts.

Avec le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir depuis 2002, les théories islamistes du complot ont gagné en visibilité. Mais le pouvoir actuel utilise également des peurs partagées par tous. À l’image du nationalisme, l’islam porte en lui l’idée selon laquelle il est « bon » par essence — notons que les autres religions font pareil. À partir de là, il est évident que ce système de croyances tend à s’exprimer sous la forme du complotisme au niveau politique.

C. P. M.Vous parlez de « producteurs » et de « consommateurs » de théories du complot. De qui s’agit-il exactement ? Comment se propagent ces théories et quels sont les segments de la société les plus concernés ?

D. G. — Une partie de ces théories sont ce qu’il est convenu d’appeler des « importations ». Les théories du complot en vogue aux États-Unis, et notamment à droite, trouvent une expression en Turquie. Elles passent ensuite par un processus « d’adaptation » au contexte local. Les antagonismes qui existent outre-Atlantique s’adaptent à l’actualité du pays et c’est une occasion qui n’échappe pas à de nombreux « entrepreneurs d’idées ». Ils écrivent des livres faciles à lire ou gagnent en visibilité en allant s’exprimer sur des plateaux de télévision ou dans des conférences à l’invitation de clubs étudiants ou d’associations. La « complotomanie » est un business !

Quand je parle de producteurs de complots, ce sont ceux qui réutilisent pour la première fois l’une des multiples théories du complot qui existent. Ils font, en quelque sorte, du recyclage. Certains développent des hypothèses originales et des interprétations brillantes. Toute la subtilité de la complotomanie réside dans la capacité à découvrir les liens que les autres ne voient pas. C’est pour eux un jeu, en quelque sorte, ou une manière d’écrire un roman policier bien ficelé. Mais il y en a aussi de mauvais qui brodent à partir de constats de bas étage.

C. P. M.Il semble que les théories du complot soient indissociables du discours politique en Turquie. La méfiance vis-à-vis des « forces étrangères » (dış mıhraklar) est-elle inhérente à la vie politique ?

D. G. — C’est la manière la plus simple et la plus directe de s’adresser au peuple. Dans une célèbre analyse, Carl Schmitt1 définit la politique comme ce qui détermine les alliés et les ennemis. À partir de là, peu importe comment se fait le processus de rationalisation : la politique est une manière d’identifier des ennemis. Les discours politiques et idéologiques le font de manière détournée tandis que le discours complotiste le fait de manière directe. Il absout les innocents et diabolise les ennemis.

C. P. M.Quand le président Recep Tayyip Erdoğan et son ministre de l’économie expliquent la crise économique par l’action de « forces étrangères » visant à déstabiliser la Turquie, de qui parlent-ils ? Apportent-ils des preuves de ce qu’ils avancent ? Est-ce que la population y croit ?

D. G. — Les « coupables » sont désignés par le pronom « Ils ». Ce qui rend ce discours puissant et attractif, c’est justement le fait que cette adresse n’a pas d’objet précis. Ce « Ils » éloquent ne désigne ni un pays ni une classe sociale ni un groupe ni un parti politique, et pourtant il peut les désigner tous à la fois. Ceux qui l’écoutent peuvent lui donner le sens qu’ils veulent. Mais ce qui rend ce discours si efficace, c’est le fait que l’ennemi reste caché, indéfini, anonyme et en même temps omniprésent. Tout le monde est concerné puisque l’ennemi commun est contre « Nous ». Toute la force du complot réside dans le fait qu’il laisse des zones grises.

C. P. M.La population n’a-t-elle pas des raisons d’être méfiante et de chercher des sens cachés après des épisodes restés obscurs comme l’affaire de Susurluk en 19962, les procès Ergenekon en 20073 ou la tentative de coup d’État en 2016 ?

D. G. — En Turquie, un nombre incalculable d’affaires peuvent être réutilisées dans ce sens. Prenons l’exemple de « l’État profond »4 : c’est grâce aux efforts considérables de journalistes d’investigation, de gauche ou libéraux, que cette réalité est apparue au grand jour. Des théoriciens du complot s’en sont alors emparés, opérant une sélection arbitraire des éléments et les réagençant pour construire un récit qui les rende crédibles. Ainsi, selon eux, l’État profond est l’œuvre de francs-maçons et sabbataïstes5 accusés d’être des agents de l’Occident infiltrés au sein de l’appareil d’État pour mieux faire tomber la Turquie. La série Kurtlar Vadisi, thriller politique d’une violence quasi pornographique, qui joue précisément sur les théories du complot et a remporté un immense succès, a contribué à nourrir les soupçons concernant l’existence d’un État profond, tout en attisant les sentiments nationalistes.

Si les hypothèses de l’État profond allaient bon train dans les milieux de gauche dans les années 1990, elles ont été récupérées par les milieux islamistes dans les années 2000 et ont gagné en visibilité. Et plus récemment, nous avons pris conscience de l’ampleur de l’organisation et des ramifications de l’organisation FETÖ de Fethullah Gülen, jusque dans la justice et la police. Ironie de l’histoire, à l’époque les intellectuels libéraux avaient accusé de complotisme ceux qui avait alerté sur la question. Et voilà que la suite leur donne raison. Du complot dans le complot !

C. P. M.En Turquie, la manie du complot est telle que toute initiative progressiste est l’objet de soupçons et les accusations d’intelligence avec l’ennemi pleuvent immédiatement. Dans quelle mesure peut-on instaurer un débat public sain ?

D. G. — Selon des théoriciens libéraux comme John Stuart Mill (1806-1873) ou Karl Popper (1902-1994), seul un environnement totalement libre permet de faire advenir un débat sain et de distinguer le vrai du faux. Selon cette hypothèse, la vérité finit toujours par s’imposer sur les fausses informations, du moment qu’elles sont en concurrence parfaite. Dans la réalité, cela ne se vérifie malheureusement pas. Les fausses informations chassent la bonne. On le constate en Turquie, mais aussi en Europe, et aux États-Unis où le débat public n’a pas permis de contrer l’élection de Donald Trump.

1Juriste et philosophe allemand passé (1933) puis exclu (1936) par le parti nazi.

2Accident de voiture dans lequel un député, un villageois kurde et un chef mafieux ont perdu la vie. Le scandale, qui a mis en lumière les liens entre le pouvoir et les réseaux mafieux, provoquera la démission du ministre de l’intérieur, qui sera inculpé en 2007 et condamné en 2011.

3Série de procès controversés, visant plus de 300 personnes, parmi lesquelles des militants d’extrême droite comme de gauche, des intellectuels, des universitaires, des militaires et des policiers accusés d’avoir conspiré contre l’État.

4NDLR. Concept apparu en lien avec l’affaire de Susurluk (cf. note supra). Il désigne le plus souvent la réunion d’un groupe de personnes au sein d’une entité informelle qui détient secrètement le pouvoir décisionnel de l’État, au-delà du pouvoir légal.

5Juifs ayant interprété la conversion de leur chef à l’islam comme un commandement à pratiquer une religion secrète.

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