La résistance déterminée de la société turque

En intensifiant la guerre contre le Kurdistan de Turquie et la répression contre les élus du parti prokurde HDP, le président Recep Tayyip Erdoğan a choisi, dès 2015, de polariser la société turque. D’ici aux échéances de 2023, il mise en outre sur son rêve néo-ottoman pour asseoir une légitimité électorale fragilisée. Mais les dérives autocratiques de son régime pourraient se briser sur la vitalité d’une société civile attachée au respect de la démocratie par les urnes.

Istanbul, 15 juin 2020. — Des manifestants affrontent la police lors de la « marche pour la démocratie » organisée par le HDP après l’arrestation de trois députés de l’opposition
Bulent Kilic/AFP

Sans surprise, le printemps et l’été 2020 ont vu s’accentuer les dérives autoritaires et liberticides du régime de Recep Tayyip Erdoğan. Dernier exemple en date, la mort d’Ebru Timtik, une avocate de 42 ans condamnée en 2019 à la prison pour appartenance à une « organisation terroriste », et décédée le 27 août 2020 après 238 jours d’une grève de la faim motivée par le seul souhait d’obtenir un procès équitable… Cette nouvelle illustration des atteintes aux droits humains en Turquie (dénoncées par l’organisation Human Right Watch) s’inscrit dans une longue série d’attaques musclées et de purges orchestrées depuis 2015 par le président et dirigées contre le mouvement kurde, mais aussi contre l’ensemble des institutions et acteurs (médias, juristes, artistes, fonctionnaires, enseignants, médecins, militaires, etc.) de la démocratie turque1.

Symboliquement, l’été 2020 a vu la célébration des cent ans de la signature du traité de Sèvres. Avec deux points d’orgue : la promesse, alors non tenue, de céder une autonomie (voire un État) aux Kurdes du Proche-Orient et le « grand partage » de l’empire ottoman dépecé par les Alliés. Or, cent ans plus tard, c’est précisément sur ces deux fronts que sont les Kurdes et la « grandeur » perdue de la Turquie que le président tricote depuis cinq ans des stratégies de consolidation de son pouvoir. Quel rôle a joué jusqu’ici le dossier kurde dans la prospérité politique du reis d’Ankara ? Quels sont les ressorts de la dérive autocratique d’un régime qui dévitalise peu à peu la démocratie turque ? Enfin, jusqu’où Erdoğan peut-il aller dans cette montée en puissance de l’arbitraire et de l’autocratie ?

Le changement de cap de 2015

Après avoir incontestablement été le seul responsable politique turc à choisir (dès 2005) d’aller résolument vers une solution à la question kurde, Erdoğan a délibérément tourné le dos à cette perspective en 2015. Dans sa lutte contre dérin deviet (l’État profond) — poursuivie jusqu’après le coup d’État de 2016 —, le dossier kurde lui est longtemps apparu comme une façon de contrer les élites et les partis kémalistes en asseyant son pourvoir sur une politique de main tendue aux dirigeants et électeurs kurdes (20 % de la population). Depuis, cette stratégie d’« ouverture » s’est transformée en son exact contraire : une répression inflexible dans les terres du Kurdistan de Turquie, et à l’encontre de l’ensemble des combattants, cadres et élus du mouvement kurde.

« Certes, en 2015, le chaos dans la Syrie voisine et les avancées politiques kurdes au Rojava ont clairement motivé cette volte-face d’Erdoğan, précise Jean-François Pérouse, géographe, maître de conférences à l’université Toulouse-II et délégué auprès de l’université Galatasaray2. Toutefois, l’érosion électorale qui affectait déjà son parti l’AKP [Parti de la justice et du développement] a très largement motivé ce changement de cap ». Aux élections législatives de juin 2015, Erdoğan perd pour la première fois sa majorité absolue au parlement d’Ankara. Un choc pour un parti habitué jusqu’ici à de larges victoires dans les urnes.

« À partir de cette date, l’attrition régulière de sa base électorale pousse Erdoğan à chercher une riposte pour garantir sa survie dans les urnes, souligne Jean Marcou3, directeur des affaires internationales à Science-Po Grenoble. Il réalise alors que sa stratégie de main tendue aux Kurdes devient suicidaire, car elle lui aliène les partis et électeurs nationalistes turcs, nombreux. À l’inverse, sa nouvelle intransigeance sur la question kurde va lui permettre de construire de nouvelles majorités — qu’il n’a plus avec le seul AKP — et continuer de l’emporter dans l’équilibre des forces politiques du pays. »

La volonté d’une partie des cadres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), encouragés dès 2014 par les avancées du processus de paix, d’importer dans les villes kurdes de Turquie le modèle de guérilla urbaine victorieux à Kobané (Syrie), lui fournit le prétexte de ce retournement. D’emblée, cette nouvelle stratégie de guerre ouverte au mouvement kurde a donc un objectif : lui garantir de rester à flot lors des différents scrutins qui l’attendent (élections ou référendum). Elle s’est par la suite dotée d’un moteur : l’alliance avec l’extrême droite et des franges ultranationalistes des partis kémalistes. Enfin, elle va se nourrir de la diffusion d’une culture de l’autoritarisme politique pour assurer au nouveau président turc (élu en 2014) l’exercice durable des pleins pouvoirs.

« Guerre civile » et autoritarisme

État d’urgence, intensification de l’occupation militaire, arrestations, mesures d’exception, révocations d’élus… La répression est inflexible dans le Kurdistan de Turquie avec un retour aux années de plomb des décennies 1980 et 1990. Au prétexte d’éradiquer le « terrorisme » kurde en Turquie — mais aussi en Syrie, avec trois offensives militaires (2016, 2018 et 2019) et une plus récente dans le nord de l’Irak (2020) —, le maître d’Ankara déclare la guerre au PKK, et aux cadres et élus du Parti démocratique des peuples (HDP) prokurde devenu, en 2015, la troisième force politique du pays. « En plus de la guerre aux militants du PKK, Erdoğan a criminalisé les élus kurdes du HDP », commente Jean-François Pérouse.

Les cadres de ce parti légal ont en effet payé le prix de leurs scores électoraux historiques enregistrés lors des dernières élections : présidentielle (2014 et 2018), avec environ 9 % à chaque fois pour le candidat HDP ; législatives en 2015 (52 députés élus) et en 2018 (80, puis 67 députés) ; municipales en 2014 (102 mairies conquises) et en 2019 (65 élus). Certains députés HDP ont depuis été démis de leur mandat et d’autres emprisonnés (7 au total). Quant aux élus locaux, sur les 65 maires kurdes élus en 2019, plus des deux tiers (45) ont d’ores et déjà été « révoqués » et remplacés par des administrateurs (kayyum) diligentés par les préfectures, sans possibilité de nommer des maires intérimaires. À ce jour, plus d’une vingtaine de ces élus croupissent dans des geôles turques pour « terrorisme ».

La tentative de coup d’État de 2016 est bien sûr venue accélérer et donner une nouvelle justification à cette montée en puissance de l’autoritarisme : changement de la Constitution (par référendum en 2017) pour officialiser un régime présidentiel renforcé de fait depuis 2014 ; création du « système d’alliances » électorales consacré par les liens entre l’AKP et le Parti de l’action nationaliste (MHP) d’extrême droite au sein de la « Coalition du peuple » (2018) ; pression et menaces publiques contre les dirigeants kémalistes du Parti républicain du peuple (CHP), seconde force politique du pays ; enfin, verrouillage d’une « verticale » du pouvoir dans la plupart des domaines de la société turque. « En quelques années, Erdoğan a progressivement dévitalisé la démocratie turque en faisant du Parlement une simple assemblée de figuration et en s’octroyant tous les pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire », rappelle Ahmet Insel, économiste et politologue turc, professeur émérite de l’université de Galatasaray4. En quelques années, la Turquie a tout simplement perdu son système parlementaire au profit d’un hyperprésident épaulé par quelques ministres dévoués.

« Patrie bleue » et « grandeur » perdue

Plus récemment, dès la fin 2017, ce premier axe antikurde de la stratégie d’Erdoğan s’est enrichi d’un second ressort politique : La « grandeur » perdue de la Turquie. Qu’il s’agisse de la thèse souverainiste de la « Patrie bleue » justifiant les velléités turques en Méditerranée ou, plus largement, du rayonnement perdu de l’ancien empire ottoman, Erdoğan a choisi le credo idéologique d’une restauration de la place de son pays dans le nouvel ordre du monde. Grèce, Chypre, Libye, Irak, Syrie, Soudan, Somalie… sur tous ces théâtres de tensions et de conflits, le président turc a décidé de positionner la Turquie en nouvelle puissance régionale. Sans oublier ses postures musclées face à l’Union européenne (UE) ou à l’OTAN. « En faisant cela, Erdoğan sait qu’il s’assure le soutien interne de bon nombre de partis politiques et d’électeurs chez qui le nationalisme et la volonté de revanche sur l’histoire vibrent fortement », confirme Jean Marcou.

Une évolution à la Poutine, lequel a également misé depuis 2010 sur la nostalgie de la « Grande Russie » pour asseoir durablement son pouvoir. Pour Erdoğan, cette orientation fondée sur la fierté nationale et le désir de revanche (traité de Sèvres) est un outil efficace de fragmentation de l’opposition politique et un moyen de taire les critiques internes qui montent : sur la crise économique, le poids des 3,8 millions de réfugiés syriens installés en Turquie ou encore la gestion très contestée de la pandémie de la Covid-19. Mais cette ligne volontariste et aventureuse ne lui laisse aucun droit à l’erreur. Car si cet axe belliqueux lui permet dans l’immédiat de renforcer ses liens avec de hauts responsables de l’armée turque (longtemps combattue) et de gouverner dans un climat de guerre civile par des mesures d’exception, des dents commencent à grincer et des critiques se font jour, aussi bien en Europe qu’en Iran ou en Russie.

Autocratie et culture démocratique

Fort de ces deux leviers (« guerre » contre les Kurdes et rêve néo-ottoman), jusqu’où Erdoğan souhaite-t-il — ou peut-il — aller dans l’étayage de son autoritarisme ? A-t-il notamment la latitude d’instaurer une véritable et franche dictature, comme c’est le cas en Égypte par exemple, avec des mascarades d’élections et l’interdiction pure et simple des partis d’opposition ? « C’est là une clé essentielle de la vie politique en Turquie et c’est aussi la limite des comparaisons entre Erdoğan et des régimes forts comme celui de Sissi au Caire ou de Poutine à Moscou, constate Ahmet Insel. Les citoyens turcs sont profondément attachés au respect des règles électorales. Erdoğan est lui-même issu de cette ferveur démocratique qui lui a permis de s’installer au pouvoir et d’y rester. Il peut malmener les libertés en Turquie et empiéter sur les équilibres et organes de pouvoir, mais il est condamné à passer régulièrement par le verdict des urnes. Et il le sait… »

C’est bien, en effet, une singularité de l’histoire sociale et politique turque que d’avoir mis en place, après la fin de la seconde guerre mondiale, et non sans soubresauts ni coups d’État militaires, un système politique démocratique proche des modèles occidentaux. Pluralisme politique, élections libres et transparentes, liberté d’expression, médias indépendants, partage et séparation des pouvoirs, etc. « J’ai enseigné en Égypte et en Turquie et les deux cultures politiques de mes étudiants se sont révélées très différentes, témoigne le professeur Jean Marcou. En Turquie, j’ai toujours été frappé par la profondeur de leur connaissance et de leur maîtrise des règles et des principes de la démocratie politique. Regardez les taux de participation des électeurs turcs ! Il est considérable. En outre, chaque citoyen est automatiquement inscrit dès l’âge de voter, sans droit de procuration ou de vote par correspondance. Alors qu’en Égypte, par manque d’expérience et de pratique de ces mécanismes, les notions mêmes de démocratie, d’élections libres et de pluralisme politique restent des abstractions. »

La sanction par les urnes

Le scénario des dernières élections municipales de 2019 illustre bien cette spécificité de la culture politique turque. Lors des dernières élections municipales de juin, le candidat CHP de l’opposition à l’AKP l’avait emporté à Istanbul (bastion traditionnel d’Erdoğan) dans un mouchoir de poche, le président turc a fait pression sur le Conseil électoral supérieur (CES) pour annuler le vote. Lors du nouveau scrutin, la note fut salée : l’AKP perdait à nouveau, mais cette fois avec près de 10 points d’écart… « Dans son propre camp, Erdoğan a vu des électeurs s’insurger contre la manipulation du premier scrutin et ils ont décidé de le sanctionner », affirme Ahmet Insel. Des villes majeures comme Ankara et Istanbul ont donc été perdues par l’AKP, scénario inenvisageable en Russie « pays où la culture du pluralisme est inexistante et où l’on voit mal les candidats de Poutine perdre Moscou ou Novossibirsk… », ironise le politologue.

Plus largement, la société civile reste travaillée par de nombreuses forces qui revendiquent d’être des contre-pouvoirs. « Regardez la protestation du parc Gezy en 2013, personne ne s’y attendait ! Idem pour les mouvements des femmes ou la lutte du parti kurde HDP : ce sont des garanties de courage et de mobilisation. Tant que cette moitié de la population n’est pas "digérée" par Erdoğan, et même s’il est prêt à tout mettre en œuvre pour rester au pouvoir, il n’aura guère la possibilité d’aller beaucoup plus loin », explique Fehim Taştekin, écrivain et journaliste turc. Cette « résilience de la société a des visages multiples, abonde Jean-François Pérouse. Cinq mouvements restent vivaces aujourd’hui : les environnementalistes, les femmes, les étudiants, les ouvriers et les Kurdes. En convergeant, même partiellement, leurs actions constituent un garde-fou contre une dérive totale et absolue d’Erdoğan ».

Le dernier épisode sur la « convention d’Istanbul » (la volonté d’Ankara de se retirer du traité sur la lutte contre les violences faites aux femmes) atteste de cette dynamique de résistance. D’autant que la question des atteintes aux droits des femmes a toujours été un véritable casse-tête pour Erdoğan. C’est d’ailleurs l’un des rares domaines (transversal car non réductible aux clivages politiques) où le leader de l’AKP a plusieurs fois été contraint de revoir sa copie : sur la pénalisation de l’adultère (2004), le droit à l’avortement (2012) et le mariage des mineures abusées (2016). Autant dire que sur ce thème, comme sur d’autres à venir — et en plus d’une vigilance citoyenne forte sur le respect des règles électorales —, la société turque pourrait bien encore surprendre par sa capacité à s’opposer à la volonté de puissance de son président.

1Lire Ahmet Insel, « La Turquie d’Erdoğan ou le règne de l’arbitraire », dans Le Moyen-Orient et le monde,La Découverte, coll. « L’État du monde 2021 », 2020.

2Erdoğan, nouveau père de la Turquie ?, éditions François Bourin, 2016.

3« La Turquie et ses nouveaux alliés », Orients stratégiques n° 9, L’Harmattan, 2019.

4Auteur de La nouvelle Turquie d’Erdoğan, La Découverte, 2015.

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