8 mars

Turquie. Violences contre les femmes, le grand pas en arrière du président Erdoğan

Dans quelques jours, la Turquie célébrera tristement le premier anniversaire de sa décision de retrait de la Convention d’Istanbul, un traité international du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. La situation des femmes, elle, ne cesse de se dégrader.

Istanbul, 1er juillet 2021. Manifestation contre le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul contre les violences faites aux femmes
Yasin Agkul/AFP

Il y a bientôt un an, le 22 mars 2021, la Turquie annonçait son retrait de la Convention d’Istanbul, un traité international visant à prévenir et à lutter contre toutes les violences faites aux femmes et de « contribuer à éliminer toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et de promouvoir l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, y compris par l’autonomisation des femmes ». Une décision qui a pris effet quelques mois plus tard, le 1er juillet. L’organisation Amnesty International rapporte qu’il s’agit de « la première fois qu’un membre du Conseil de l’Europe se retire d’une convention internationale relative aux droits humains »1.

La situation des femmes en Turquie ne cesse de se dégrader. Sans surprise. Face au manque de volonté du gouvernement dans la lutte contre les violences domestiques, ce sont d’autres acteurs qui se mobilisentpour pallier le manque de moyens et améliorer les conditions de vie des femmes dans le pays. Et la décision de retrait du président Recep Tayyip Erdoğan laisse augurer de nombreux enjeux juridiques qui s’ajoutent aux problèmes structurels.

« Tu dois rester dans la famille et obéir aux ordres »

Au fil des années, le nombre de féminicides augmente. Faute de statistiques officielles, le site Bianet, considéré comme une référence, recense en 2021 339 féminicides, contre 284 en 20202. Des chiffres deux fois plus élevés qu’en France et qui pourraient augmenter encore. « Les statistiques sont probablement sous-estimées, car les données sont basées par des médias qui relaient les cas de féminicide et qui en oublient », soupire Elif Ege, salariée au sein de Mor Çati, la première association féministe de Turquie. Pour cette activiste chargée de coordonner les programmes, le discours des politiciens contribue à cette augmentation : « Le problème c’est que le gouvernement veut résoudre les violences commises envers les femmes en préservant le schéma familial traditionnel. Les policiers et les juges essaient d’instaurer la paix dans le couple parce qu’ils pensent que le noyau familial est important. » En Turquie, cette idée conservatrice du genre domine ces dernières décennies.

« Tu dois rester dans la famille et obéir aux ordres. Ça, c’est la langue officielle du gouvernement », appuie Ipek Bozkurt, avocate et représentante des femmes, qui a dernièrement fait l’objet du documentaire Dying to divorce, nominé pour les Oscars3. « Le gouvernement déclare qu’il y a une tolérance zéro de leur part sur les violences commises envers les femmes, mais il n’en est rien ». Un gouvernement aux idéaux conservateurs, mais pas seulement. Le problème réside aussi dans le système judiciaire : « Ce n’est pas une question criminelle ordinaire. Face à cette violence systémique, les règles juridiques ne suffisent pas. Il faut que les tribunaux appréhendent les violences selon le sexe », poursuit-elle.

L’association Mor Çati relève aussi que les auteurs de violences sont de moins en moins sanctionnés par la justice. Mais selon l’avocate, le problème ne date pas d’aujourd’hui : « L’impunité existait déjà sous la Convention d’Istanbul. La justice pénale ne la prenait pas vraiment en compte. Elle est importante pour nous, en tant qu’avocats et en tant qu’association, pour appuyer notre argumentation ».

Quand la police traîne les pieds

Ce problème de l’impunité s’ajoute au manque d’attention des autorités à l’égard des femmes. Lorsqu’elles se décident à porter plainte, leur demande est souvent rejetée. « Les officiers de police avancent qu’ils n’ont pas la responsabilité de les prendre en charge depuis que la Convention d’Istanbul a été retirée », développe Clémence Dumas, chef de projet avec le Haut-Commissariat aux réfugiés (UNHCR) pour les femmes réfugiées au sein de l’association Kadav (fondation de solidarité pour les femmes).

Économiquement, certaines femmes sont contraintes à vivre avec leur mari violent, elles n’ont nulle part où aller. Lorsqu’elles reviennent se plaindre à la police, on leur répond qu’elles vivent toujours dans la même maison et qu’il suffit d’accepter les choses. Les tribunaux familiaux fournissent des ordonnances de protection et d’injonction pour une période plus courte. Quand cette ordonnance expire, il faut de nouveau faire une demande. Ce qui rend les choses encore plus difficiles.

Le manque de preuves complique aussi l’accès aux mécanismes de protection.

Des foyers pour femmes victimes de violences ont été mis en place par les municipalités. Mais depuis le retrait de la convention, les conditions d’accès se sont durcies. Clémence Dumas de Kadav observe que « l’absence de pression internationale empêche d’assurer un accès efficace à ces refuges. » Les refus sont la plupart du temps décrétés sans raison valable, d’après les constatations de ses collègues sur le terrain : « l’absence de plainte auprès de la police, le manque de test pour la Covid-19, le nombre d’enfants trop élevé ou un garçon âgé de plus de douze ans ».

Sans compter le manque de places. « Les “maisons de protection” [refuges ou foyers] sont tellement surpeuplées. Les places sont chères, d’autant plus que toutes les municipalités ne possèdent pas de refuge », complète la juriste Ipek Bozkurt.

Une décision présidentielle illégitime

« Le retrait de la Convention d’Istanbul pose un véritable problème de légitimité démocratique », appuie Zeynep Pirim, professeure de droit international à l’université de Galatasaray. Pour comprendre ce qu’elle veut dire, il faut revenir quelques années en arrière. Tout commence en janvier 2017, lorsqu’un amendement constitutionnel transforme le régime parlementaire turc en « système présidentiel de gouvernement ». Le conseil des ministres et le poste de premier ministre sont abolis. Le président de la République devient le chef de l’État et concentre à lui seul les pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif. Il n’existe plus en Turquie aucune séparation de ces trois pouvoirs. La maîtresse de conférence précise que « le président peut dissoudre le Parlement sans justification, il possède tous les pouvoirs, et les décrets présidentiels sont des actes indépendants qui ont la même force juridique que les lois adoptées par le Parlement ». Le président détient notamment une très forte influence sur le pouvoir judiciaire : « Il désigne six des treize membres du Conseil des juges et des procureurs, dont le ministre de la justice et son sous-secrétaire ». Il nomme également douze des quinze membres du Conseil constitutionnel.

Cette profonde transformation du système a bouleversé notamment la manière de conclure un traité international ou d’y mettre fin. Sous le système parlementaire, un traité international nécessitait l’approbation du Parlement avant d’être ratifié et promulgué par le président de la République4. Lorsque les deux « piliers » ministériels ont été abolis en 2017, il a fallu redéployer les pouvoirs dont jouissait le conseil des ministres. Le décret présidentiel no. 9 adopté en 2018 a réglé radicalement la question. Son article 3 (paragraphe 1) dispose en effet que tous les pouvoirs conférés au conseil des ministres concernant la ratification des traités sont désormais transférés au président de la République. En d’autres termes, Recep Tayip Erdoğan décide par lui-même de son habilitation à ratifier un traité international sans pour autant assumer une responsabilité politique ni pénale. Un pouvoir qui n’avait pas sa place sous le système parlementaire. « Le conseil des ministres était politiquement responsable devant le Parlement, et le président qui ratifiait le traité n’était pas affilié par un parti politique donc impartial. Aujourd’hui il est uniquement soumis à l’autorité d’un leader politique », analyse Zeynep Pirim.

Les différentes Constitutions turques qui se sont succédé n’ont jamais réglementé l’extinction, la suspension et la révision des traités internationaux. Sous le système parlementaire, la loi 244 habilitait le conseil des ministres à suspendre et à mettre fin aux traités internationaux par décret. Un pouvoir qui appartient désormais au chef de l’État. Et c’est en s’appuyant sur cet article 3 du décret présidentiel no. 9 que Recep Tayyip Erdoğan a décidé, en mars 2021, de retirer la Turquie de la Convention d’Istanbul.

« La solution, c’est le retour au système parlementaire », suggère la professeure de droit international. Un enjeu de taille pour l’élection présidentielle qui se tiendra en juin 2023. Lundi 28 février, les leaders des six partis d’opposition ont signé un programme commun en vue d’abolir le régime présidentiel en place et d’instaurer un parlementarisme renforcé. Une perspective qui serait une avancée pour la protection des femmes victimes de violences dans le pays. Reste encore à voir si élection présidentielle il y aura.

Cacophonie juridique

« Je pense que la décision de faire sortir la Turquie de la Convention d’Istanbul est invalide aux yeux de la loi », affirme cependant Zeynep Pirim. Plus de deux cents institutions (partis politiques d’opposition, association de barreaux, organisations diverses) se sont mobilisées pour demander au Conseil d’État d’annuler la décision de retrait. Le 28 juin 2021, cette demande a été rejetée — décision confirmée par la Cour d’appel en octobre 2021. « La décision sur le fond est toujours devant le Conseil d’État, mais il a refusé de suspendre la décision de l’exécution du retrait en attendant », précise l’internationaliste. À ses yeux, l’invalidité et l’inconstitutionnalité du retrait ne font aucun doute : « Le président a décidé seul de sortir de la Convention d’Istanbul sans consulter en amont le Parlement qui l’a pourtant approuvée en 2012, avance-t-elle comme premier argument. [Il existe aussi une usurpation du pouvoir législatif par l’exécutif. Selon la Constitution, les traités internationaux ont force de loi, et les lois ne peuvent être modifiées ou abrogées que par la Grande Assemblée nationale de Turquie [le Parlement] ».

Subsiste une incohérence juridique. En août 2012, le Parlement avait en effet adopté la loi (no. 6284) pour la protection de la famille et la prévention des violences faites aux femmes, qui transposait les dispositions de la Convention d’Istanbul dans le droit national. Or, cette loi est toujours en vigueur ; mais la sortie du traité n’est pas sans impact au plan diplomatique. Car le pays est désormais dépourvu d’obligations internationales auprès des trente-quatre autres pays signataires.

2Evrim Kepenek, « Men kill at least 339 women in 2021 », 14 février 2022.

3Dying to divorce, un film de Chloe Fairweather, 2021.

4Néanmoins, certains traités, dont ceux conclus avec les pays de l’OTAN dérogeaient à cette obligation parlementaire, mais devaient passer sous un décret en conseil des ministres.

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