Injustice climatique au Maroc

L’État marocain n’a pas réussi jusqu’ici à développer sa propre stratégie dans le processus de négociation de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Ce manque d’indépendance trouve son origine dans l’histoire du colonialisme français et dans la théorie de la modernisation d’après-guerre, ainsi que dans l’alliance des classes dirigeantes marocaines avec le capital étranger.

Pompe à eau près de Zagora.
Richard Allaway, 17 février 2011.

La pensée dominante néocoloniale représente la plus grande contrainte à laquelle nous faisons face dans ce pays. Nous étions une colonie contrôlée par l’État français qui a laissé derrière lui des traditions : la réussite et le bonheur dans la vie sont incarnés par la tentative de vivre comme en France, comme les gens les plus riches de France font. La diffusion de cette idée dans les esprits entrave et définit une limite aux changements que nous voulons faire (Discours de Thomas Sankara (1949-1987).

Le Maroc est un modèle d’injustice climatique. Alors que ses propres émissions de gaz à effet de serre sont globalement insignifiantes — 1,74 tonne métrique par habitant en 2011 comparé à 17 tonnes métriques aux États-Unis — il est parmi les pays les plus vulnérables au monde face aux impacts négatifs du changement climatique. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les ressources en eau et l’agriculture.

Comme la plupart des pays non producteurs de pétrole de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord), le Maroc est aussi l’un des moins susceptibles de s’adapter aux impacts actuels et attendus du changement climatique, étant donné les problèmes de pauvreté, de chômage et de manque de démocratie dont il souffre déjà. Comme l’explique Gilbert Achcar, « de toutes les régions encore appelées le tiers-monde, la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord est celle qui fait face à la crise de développement la plus sévère »1.

Alignement sur les positions du Nord

Le régime marocain ne base pas ses politiques environnementales sur sa position en tant que pays victime d’injustice climatique. Il ne s’est pas allié à d’autres pays du Sud pour réclamer son droit à la justice environnementale, la reconnaissance de sa dette écologique — une dette historique que les pays du Nord et leurs grandes entreprises doivent à tous les pays pauvres du Sud. Plutôt que de développer sa propre approche en collaboration avec des pays du Sud semblables, il continue d’adopter des positions similaires à celles préconisées par les puissances mondiales telles que la France et les États-Unis.

L’alignement du régime marocain sur les monarchies du Golfe, particulièrement l’Arabie saoudite, est encore plus troublant en ce qui concerne la position des négociateurs marocains dans les négociations climatiques, en raison de la position très conservatrice de l’Arabie saoudite.

En conséquence, la participation marocaine n’est autre que symbolique. C’est la situation décrite par un négociateur marocain, qui a préféré l’anonymat, et qui a pris part aux négociations de la COP depuis plusieurs années : « Le changement climatique implique un grand nombre de réunions et beaucoup de voyages… On ne peut que s’interroger sur l’utilité de telles réunions. Même lorsqu’un accord est conclu, comme à Kyoto en 1997, l’accord n’est jamais pleinement appliqué et les objectifs ne sont jamais totalement atteints »2. En outre, précise-t-il, « … ces réunions deviennent un véritable gaspillage de temps et d’énergie. D’après mon expérience, je sais que rien ne se passe avant la toute dernière minute des deux semaines de négociations. Je sais qu’il y aura des décisions décevantes, faites dans des salles cachées entre quelques délégués de pays importants et elles seront annoncées très tôt le lendemain matin ».

Un « capitalisme vert »

Le fait que les classes dirigeantes du Maroc n’aient pas de perspective claire et autonome sur la crise climatique ne les empêche pas de chercher de nouvelles opportunités pour accumuler plus de profits au nom de la protection de l’environnement. La plupart des entreprises impliquées dans des projets de développement écologique, tant nationales qu’étrangères, ont historiquement été responsables de la pollution de beaucoup d’écosystèmes locaux. Un exemple en est la Société nationale d’investissement (SNI), société de portefeuille dont le plus grand actionnaire est la famille royale. Elle se présente comme un leader dans le développement durable au Maroc, particulièrement dans l’énergie éolienne. Cependant, non seulement son entreprise sucrière Consumar a été impliquée dans des désastres de pollution, mais sa branche minière Managem et sa mine d’Imider, localisée dans le sud du Maroc, ont provoqué la contamination d’aquifères. Elle est d’ailleurs toujours en conflit avec la population locale concernant les ressources en eau.

La participation des classes dominantes dans les projets « verts » n’est rien d’autre qu’une continuation des opérations de vol « légitimé » dans lesquels elles ont été impliquées depuis l’indépendance du Maroc. Comme l’a bien décrit Frantz Fanon dans Les Damnés de la Terre (1961) :

Il arrive que la décolonisation ait lieu dans des régions qui n’ont pas été suffisamment secouées par la lutte de libération et l’on retrouve ces mêmes intellectuels débrouillards, malins, astucieux. On retrouve chez eux, intactes, les conduites et les formes de pensée ramassées au cours de leur fréquentation de la bourgeoisie colonialiste. Enfants gâtés hier du colonialisme, aujourd’hui de l’autorité nationale, ils organisent le pillage des quelques ressources nationales. Impitoyables, ils se hissent par les combines ou les vols légaux : import-export, sociétés anonymes, jeux de bourse, passe-droits, sur cette misère aujourd’hui nationale. Ils demandent avec insistance la nationalisation des affaires commerciales, c’est-à-dire la réservation des marchés et des bonnes occasions aux seuls nationaux.

Dans notre contexte local, ceci revient à la « marocanisation » du vol des ressources marocaines.

Haro sur les terres collectives

Les classes dirigeantes au Maroc ont hérité le discours environnemental du colonialisme français qui, dans le cadre de sa « mission civilisatrice » présentait les méthodes de subsistance traditionnelles des indigènes comme inefficaces et nuisibles à la terre. Il prétendait que pour conserver la terre et les autres ressources naturelles, la foresterie traditionnelle et les méthodes d’agriculture et de pâturage sur les terres collectives devraient être remplacés par l’agriculture moderne et la propriété privée. Ce discours colonial a été d’abord utilisé par les Français en Algérie comme une justification technocratique pour déposséder les locaux de leurs terres et de leurs ressources. La géographe Diana K. Davis l’explique :

« [Ce discours] était largement utilisé pour faciliter l’appropriation des terres collectives, un exemple classique de confiscation des biens communs si emblématiques dans le changement des relations sociales avec la nature entrepris pendant cette période du libéralisme classique et de la montée de l’économie mondiale. L’utilisation actuelle de ce discours néocolonialiste par la monarchie marocaine et les acteurs financiers internationaux a facilité la confiscation contemporaine des biens communs ; (…) l’utilisation de ce récit faisait des éleveurs marocains et des agriculteurs de subsistance comme des « hors-la-loi » (…) Cela a aussi été utilisé pour changer et réécrire de nombreuses lois et politiques au cours de la période coloniale. Dans ce processus, les usages traditionnels de la forêt et des terres par les Algériens ont été systématiquement criminalisés et la majorité de la population indigène a été marginalisée et appauvrie. Le même récit environnemental fut porté à la Tunisie en 1881 et au Maroc en 1912, avec les même effets. »3.

Ce premier discours colonial a fusionné avec ce qui est connu à présent comme la « théorie de la modernisation » après la seconde guerre mondiale. Désormais, au nom du développement plutôt que de la « mission civilisatrice », un nouveau groupe d’institutions financières internationales — telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) ainsi que l’Agence des États-Unis pour le développement international (United States Agency for International Development, USAID) — attaquent les formes de propriété collective comme étant inefficaces, et poussent plutôt vers un modèle de propriété privée, capitalistique, avec une utilisation intensive de produits chimiques. Bien que ceci ait été présenté comme le chemin vers la prospérité pour tous, il n’a entrainé qu’une hausse des inégalités.

Des associations mercenaires

Si les dirigeants et les classes dominantes sont incapables de développer une perspective indépendante et alternative sur le problème du changement climatique et de la crise environnementale mondiale, qu’en est-il de la société civile ?

Récemment, le Maroc a assisté à l’émergence de milliers d’associations dites de la « société civile », focalisées sur les problèmes environnementaux. La quantité et les activités de ces associations ont augmenté à l’occasion del’organisation par le Maroc de la COP22. Le résultat est l’expansion des associations « mercenaires » profitant du sujet de la protection environnementale pour bénéficier de subventions. Par ailleurs, l’État intervient sérieusement pour tenir les ONG éloignées des enjeux environnementaux majeurs considérés comme politiquement sensibles et limiter leurs champs d’intervention à la simple collecte des ordures et à la plantation d’arbres, comme on le voit dans la campagne de « Boundif » pour le nettoyage des plages4.

De plus, certaines organisations environnementales essaient de remédier à la négligence de l’État dans différents domaines et à son incapacité à fournir des infrastructures de base telles qu’alimenter en eau des villages, construire des routes ou aider les habitants à s’organiser en coopératives pour produire et distribuer des produits locaux.

Au-delà d’une connaissance insuffisante des défis environnementaux mondiaux, un certain nombre de militants considèrent le débat sur ces sujets comme un luxe intellectuel, compte tenu du niveau de pauvreté et du manque de démocratie qui existe actuellement au Maroc. Ils adoptent une perspective « mécanique » qui prétend qu’il faut militer d’abord pour établir une démocratie et réclamer des droits politiques et sociaux. Quand ces conditions seront remplies, nous pourrons parler de protection de l’environnement et discuter de la crise climatique.

Souveraineté sur les ressources naturelles

En 2009, j’ai participé au Forum social mondial (FSM) à Belém, qui était un des FSM les plus réussis, grâce notamment à l’implication directe des Brésiliens, avec plus de 140 000 participants — en particulier des peuples autochtones. Cette année-là, le FSM s’était principalement focalisé sur la crise environnementale mondiale, en la considérant comme un des pires aspects de la crise systémique et de la crise de civilisation auxquelles le monde fait face aujourd’hui. J’ai été impressionné par la façon dont les ONG sociales et environnementales locales essaient de développer des alternatives basées sur leurs propres histoires et traditions, sans importer des solutions toutes faites venant de l’Ouest. Inspiré par cela, je crois qu’un défi fondamental auxquels sont confrontés les militants sincères et les ONG dans la région MENA est : comment construire un véritable mouvement de justice sociale et environnementale, relié au mouvement international, mais ne reproduisant pas la même relation néocoloniale que nos gouvernements maintiennent toujours avec les puissances occidentales ? Le chemin pour construire un tel mouvement au Maroc sera long et difficile, il est pourtant devenu aujourd’hui à la fois inévitable et nécessaire.

Le second défi pour construire ce mouvement de justice environnementale est de favoriser les connexions et solidarités entre les véritables victimes de l’injustice environnementale qui luttent chaque jour partout au Maroc pour protéger leurs droits et leurs territoires. Pour citer quelques exemples :

— à Ouarzazate/Imider, les communautés locales se battent depuis 2011 contre la surexploitation et la pollution de l’eau par une entreprise minière, ainsi que pour leurs droits historiques et leur souveraineté sur leurs propres ressources ;
— à Bensmim, les villageois ont mené une lutte spectaculaire qui a duré plus de dix ans pour défendre leurs droits relatifs à l’eau contre une entreprise de mise en bouteille appartenant à une multinationale soutenue par les autorités centrales ;
— à Saadia, une coalition d’ONG locales menée par un ingénieur agronome a révélé l’impact catastrophique d’un mégaprojet touristique peu judicieux qui nuisait à l’écosystème côtier et excluait et marginalisait les communautés locales.

Ces luttes sont une source d’espoir et d’inspiration. L’espoir que nous pouvons construire un mouvement populaire de justice environnementale de grande envergure au Maroc. Un mouvement agissant non seulement pour une véritable protection des écosystèmes locaux, mais aussi pour une souveraineté réelle et totale des citoyens et des communautés locales sur leurs ressources naturelles et pour leur droit légitime de décider des utilisations appropriées de leur eau, de leurs terres, de leurs forêts, de leur mer et de leur soleil.

1The people want : A Radical Exploration of Arab Uprising, University of California Press, 2013 ; p. 10.

2Déclaration rédigée dans une présentation de son expérience personnelle à des étudiants d’une université américaine en 2014.

3Diana K. Davis, “Neoliberalism, environmentalism, and agricultural restructuring in Morocco”, The Geographical Journal, 172(2), 2006 ; p. 93.

4NDLR. Site web officiel « Les bondifs »

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