Lyon. Le séparatisme imaginaire des femmes salafistes

Le concept de « séparatisme » introduit dans le débat public par Emmanuel Macron en février 2020 a été suivi du projet de loi « confortant le respect des principes de la République » actuellement renvoyé à la Commission des lois constitutionnelles. Mais pour les victimes ordinaires d’une islamophobie qui ne dit pas son nom — et en particulier les musulmans salafistes — le « séparatisme » n’est rien d’autre qu’un retrait de la vie publique et de l’État, un « antipolitisme » réactif dans un contexte de harcèlement, de répression et de contrôle policiers qui dure depuis des années.

Échirolles, 30 avril 2019. Devant l’école musulmane Philippe Grenier, qualifiée de salafiste par le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, et fermée depuis la rentrée scolaire 2020
Jean-Philippe Ksiazek/AFP

Au fil du temps, en tant que sociologue américaine étudiant l’islam en France, j’ai vu la progressive résignation à l’interdiction du foulard dans les écoles publiques en 2004, suivie du décrochage scolaire de plusieurs jeunes femmes. Très vite, les débats sur la « burqa » ont commencé, conduisant à l’interdiction du niqab. L’hostilité envers les nounous et les mères portant le foulard a souvent fait la une des journaux.

Aujourd’hui, nous voyons la grave menace qui pèse sur l’enseignement à domicile et le fonctionnement des associations musulmanes, ainsi que le dénigrement de besoins religieux aussi fondamentaux que la disponibilité de nourriture halal. Il n’est pas du tout évident que les politiques gouvernementales de ce type fonctionnent. Peut-être, au contraire, ne font-elles que renforcer les problèmes mêmes qu’elles prétendent résoudre.

Je suis la situation des musulmans français depuis 2006 dans la ville de Lyon, où j’ai basé mon étude. J’ai mené pendant plus d’un an une observation participante qui s’est terminée en 2014 sur les communautés de classe moyenne autour des mosquées, ainsi que sur les communautés salafistes issues de la classe ouvrière dans les banlieues, principalement à Vénissieux. Si j’ai interagi étroitement avec un petit nombre d’hommes, j’ai passé la plupart de mon temps avec des femmes salafistes.

« Tu n’auras jamais ta place ici »

Parmi elles, il y avait Amal, âgée de 22 ans au moment où je l’ai rencontrée. Ses parents avaient émigré de Tunisie, et elle était née et avait grandi dans la banlieue de Lyon. Contrairement à sa sœur aînée, elle avait choisi de suivre une pratique rigoureuse de l’islam, en portant le jilbab et en suivant des cours à la mosquée. Elle avait terminé ses études secondaires et voulait passionnément aller à l’université. Mais après avoir été réprimandée par un professeur devant toute une salle remplie d’étudiants parce qu’elle portait le hijab, elle quitta l’université et n’y revint jamais.

J’ai personnellement vu à de nombreuses reprises des étrangers harceler Amal et d’autres femmes portant le jilbab. L’une d’entre elles était dans un bus lorsqu’un homme se pencha à quelques centimètres de son visage, élevant la voix et la fustigeant pour sa robe. « Pourquoi faites-vous cela ? Vous êtes en France, vous savez. En France ! » D’autres, comme je l’ai observé, ont fait l’expérience d’une agressivité encore plus grande, par exemple en se faisant dangereusement bousculer au moment de monter dans un tram ou un bus.

Bien qu’Amal ait quitté l’université, son désir d’apprendre et d’étudier était resté fort. Elle avait canalisé une partie de cette énergie en se consacrant au tutorat des filles qui avaient quitté l’école à cause de l’interdiction du foulard. Nura et Lydia, âgées de 13 et 14 ans, vivaient à Vénissieux et rencontraient Amal régulièrement pour travailler l’anglais et d’autres matières. Amal trouvait pénible qu’à leur âge, elles soient déjà si pessimistes quant à leur avenir en France. Quand je demandai à Nura ce qu’elle pensait faire quand elle serait grande, elle se tut. Ce fut Lydia qui me répondit en riant : « Elle n’a pas d’avenir ! »

À l’origine du sentiment de ces jeunes femmes de ne pas avoir d’avenir, il y a la discrimination qu’elles subissent et celle qu’elles anticipent. La plupart des femmes salafistes que j’ai connues avaient des difficultés financières et essayaient désespérément de conserver leur emploi de domestique ou de gardienne d’immeuble tout en faisant face à l’hostilité des employeurs. Asma, dont les parents étaient originaires des Comores, avait suivi une formation pour travailler avec des enfants handicapés. Elle renonça à ses aspirations quand son employeur refusa le vêtement qu’elle portait, lui disant sans détour : « Tu n’auras jamais ta place ici ».

Amal s’inquiétait beaucoup pour son avenir et celui de Nura, de Lydia et d’autres filles, dont certaines avaient été enlevées à leur famille et placées en famille d’accueil en raison de leur pratique religieuse.

En 2016, elle me confiait sa crainte que les familles ne puissent pas répondre aux normes strictes de l’enseignement à domicile et que l’État ne s’attaque bientôt à cette activité. Après tout, l’enseignement à domicile était une forme de résilience importante pour certaines jeunes femmes religieuses. Je me suis souvent demandé si les craintes d’Amal n’étaient pas exagérées, mais en fait, elles se sont avérées prémonitoires. Si le projet de loi est adopté, l’enseignement à domicile ne sera probablement autorisé que dans une petite minorité de cas. Aujourd’hui elle-même mère de jeunes enfants, Amal se bat avec le professeur de son fils pour que celui-ci puisse apprendre l’arabe et se voit interdire de l’accompagner lors des sorties scolaires. Comme plusieurs autres femmes que j’ai connues, elle envisage de quitter la France, car, dit-elle, « je veux avoir un peu de liberté ». Désireuse d’avoir un métier, Amal a toujours voulu utiliser son esprit, et non « coudre ou confectionner des petits gâteaux » comme certaines femmes qui portent le jilbab doivent le faire pour gagner leur vie.

Un retrait de la vie publique

Amal faisait partie d’une communauté que l’on pourrait facilement qualifier de « séparatiste ». Mais compte tenu de ces expériences communes à de nombreux musulmans pratiquants, que signifie ce terme « séparatisme » ? Ce qui apparaît comme du « séparatisme » chez les musulmans salafistes en particulier est une forme d’« antipolitisme » : un rejet et un retrait de la vie publique et de l’État. L’« antipolitisme » dans la périphérie ouvrière de Lyon est une façon de se protéger dans un contexte de surveillance quotidienne, de violence policière et de politisation de décisions par ailleurs privées, comme le port ou non du hijab. C’est aussi la formation d’une communauté morale, dans laquelle les femmes se réconfortent les unes les autres, s’encouragent mutuellement dans leur éducation religieuse et se soutiennent dans leur cheminement vers une plus grande piété. Il s’agit parfois de s’encourager à aller à l’encontre des souhaits de leurs maris, qui n’apprécient pas toujours leur décision de porter le hijab.

Il s’agissait également alors d’adopter une éthique et une conduite communes face à la stigmatisation, impliquant généralement un désengagement. Un jour, Malika, une enseignante populaire de la mosquée, conseilla à une femme qui devenait dépressive à cause des moqueries publiques dont elle faisait l’objet : « Vous devez avoir le courage de faire ce en quoi vous croyez. Les gens se moquent de moi tout le temps. Essayez d’expliquer très simplement et directement, avec politesse. Mais une fois qu’ils deviennent agressifs ou se moquent de vous, laissez tomber. Ne les relancez pas. Recentrez-vous sur vous-même. »

Alors que les femmes salafistes tentent de construire une communauté morale, leur antipolitisme est aussi une lutte intérieure permanente pour atteindre la sérénité face à leurs peurs et parfois au désespoir. Parmi leurs préoccupations figurent l’insécurité financière, le chômage et la solitude. Mais comme l’a souligné à maintes reprises l’enseignante de la mosquée de Vénissieux, « tout est entre les mains de Dieu ». Comme une pratiquante de (la méditation de) pleine conscience, elle parlait souvent de vivre au présent et de ne pas céder à ses craintes concernant l’avenir. Ces enseignements ont constitué un refuge important pour des femmes dont les souffrances individuelles reflètent, selon moi, une condition collective.

Redonner sens à la vie

Bien que la ségrégation des sexes m’ait empêchée de passer beaucoup de temps avec des hommes qui s’identifient à la tradition salafiste, il y eut quelques exceptions. Mounir a commencé à se rapprocher des salafistes lorsqu’il les a vus réduire efficacement le nombre des bagarres de rue et les problèmes de drogue dans son quartier, et redonner un sens à la vie de jeunes hommes qui sortaient de prison — un sort que Mounir était déterminé à éviter. Employé temporairement comme concierge dans son immeuble, il luttait contre le racisme quotidien et éprouva du ressentiment lorsque la mosquée que son père et lui fréquentaient fut fermée par décision du maire. En revanche, l’ami d’enfance de Mounir, Yassine, refusa de faire partie d’un quelconque mouvement. Yassine était également religieux — plus que les membres de sa famille —, mais il insistait sur le fait que le « séparatisme » salafiste provenait de l’exclusion économique. « D’une certaine manière, comme la société les a exclus, les salafistes se sont mis à l’écart et ont dit : ‟Nous n’avons pas besoin de la société”. C’est pourquoi il y a un attrait pour ce mouvement. Notre situation économique ici est catastrophique ! Elle est pire que celle de nos parents. »

Cet antipolitisme dont j’ai été témoin était, comme l’a laissé entendre Yassine, une voie qui permettait de sortir du désespoir et de retrouver la dignité. Il ne venait pas de l’islam, mais du contexte social et de l’histoire locale. Par exemple, la mobilisation pour la justice sociale dans les banlieues ouvrières de Lyon a été une histoire complexe de régression des acquis, selon mes interlocuteurs. Vénissieux avait en effet été l’épicentre de la fameuse marche des droits des immigrés en 1983 que les journalistes avaient baptisée la « marche des beurs ». Ahmed, résident de longue date de Vénissieux et ancien militant, rappelait l’excitation et l’espoir de cette période et déploré l’effondrement ultérieur des organisations de la société civile. Une des causes majeures de cet effondrement, disait-il, était le contrôle exercé par l’État et l’inscription sur liste noire des militants d’origine musulmane, qui rendaient difficiles la recherche d’un emploi et le soutien d’une famille. « Maintenant, dit-il, il ne reste plus que deux structures dans le quartier : les trafiquants de drogue et les mosquées. Et les dirigeants des mosquées sont incompétents et sans éducation. Ils n’ont pas les moyens d’être politiquement actifs ou organisés. »

Permettre les débats intra-religieux

La mobilisation pour les droits des immigrants des années 1980 dont Ahmed se souvenait avec nostalgie a fini par céder la place aux organisations musulmanes dans les années 1990. Mais ces organisations basées à Lyon ont eu de plus en plus de mal à se rapprocher des préoccupations matérielles de leurs frères de la classe ouvrière. Plusieurs militants musulmans de Lyon m’ont raconté leur déconnexion progressive des musulmans dans les banlieues, où les structures et les cultures salafistes offraient plus de sens aux habitants que ne le pouvaient leurs associations islamiques de gauche. Comme me le fit remarquer l’un d’entre eux, les misères sociales et économiques de la vie dans les quartiers populaires dépassent de loin ce que peut aborder une association culturelle islamique. Avec regret et dédain pour les salafistes issus du monde ouvrier, un autre militant musulman religieux avoua : « Aujourd’hui, aucun membre de nos associations ne peut dire honnêtement ‟ Je travaille dans les quartiers”. En fait, tout le monde les a abandonnés. »

Pour être claire, de nombreux musulmans pratiquants de la classe moyenne rencontrés dans le cadre de mes recherches regrettaient profondément ce clivage et ne voulaient pas renoncer à l’espoir d’une intégration de l’islam et des musulmans. La question du séparatisme — ou de ce que j’ai appelé « l’antipolitisme » — est un discours tenu par les autorités de l’État, mais c’est aussi un débat dynamique au sein des communautés musulmanes elles-mêmes. Que signifie s’assimiler, faire des compromis, embrasser des loyautés complexes, protéger son patrimoine et pratiquer sa foi ? Ce type de discussion politique et parfois de conflit est commun aux groupes minoritaires aux prises avec des systèmes de discrimination et d’inégalités bien ancrées, des écrits de W. E. B. DuBois concernant les Noirs d’Amérique à ceux de la chercheuse contemporaine Leanne Betasamosake Simpson sur les communautés indigènes du Canada.

Les communautés religieuses ou racialisées doivent pouvoir mener ces débats sans être grossièrement ignorées par l’État. Mes recherches en Inde, où les musulmans constituent également la deuxième plus grande minorité, ont révélé l’importance de ce point. Le modèle indien de laïcité est basé sur la non-ingérence dans les affaires des communautés religieuses. Un effet indirect est la tenue de débats intra-religieux plus libres et plus solides, y compris le soutien aux objectifs féministes pour les femmes musulmanes de toutes orientations. Cela ne signifie pas que la laïcité de l’Inde est exempte de contradictions et de tendances inquiétantes comme le renforcement du nationalisme hindou. Mais la réflexion sur ces différences entre les pays est un exercice précieux. Le débat et l’ouverture ne peuvent s’épanouir que lorsque les gens se sentent en sécurité et savent que leurs droits religieux fondamentaux et leur dignité ne sont pas attaqués.

Les idéaux sapés de la République

Le projet de loi « confortant le respect des principes de la République » vise ostensiblement à stopper une « dynamique séparatiste qui vise à la division ». Mais le problème est-il celui du séparatisme religieux ? Ou est-ce un problème d’exclusion sociale fondé sur la peur ? L’État coupe les voies de la satisfaction et de la réalisation de soi dont de nombreux musulmans marginalisés de la classe ouvrière, et en particulier les femmes salafistes, ont besoin.

Paradoxalement, dans ce qui en résulte, il y a le fait que l’hyperréglementation de la religion entraine moins de liberté pour les femmes, moins de loyauté pour la nation, et pour le plus grand plaisir de certains, de plus en plus de convertis attirés par l’islam. L’antipolitisme naît de la discrimination, de l’hostilité dans l’espace public, de la faiblesse des associations, et de la nécessité de préserver sa foi et sa dignité dans un tel contexte. Comme beaucoup l’ont fait valoir jusqu’à présent, il est tout simplement malavisé de renforcer les idéaux de la République en les sapant simultanément.

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