Tourisme dans une Syrie en ruines

Avant la guerre, le tourisme était une activité importante dans une Syrie multi-millénaire dont plusieurs sites sont classés au patrimoine mondial de l’Unesco. Depuis quelques mois, le pouvoir essaie de le relancer dans un contexte marqué par l’insécurité et l’absence de solution politique. Récit d’un guide conférencier.

La cour intérieure de la Grande Mosquée d’Alep, janvier 2017.
© Unesco

Les nerfs en bouillie à cause du vacarme des obus quotidiens, des pannes d’électricité et du manque de travail, très longtemps mon seul recours dans la nuit de cette guerre qui n’en finissait plus était de m’endormir de bonne heure (pour paraphraser un des mes écrivains préférés). Puis un jour de décembre 2018 dans ce pays en ruines et exsangue, alors que le bruit des canons, des bombes qui tombaient du ciel et des tueries sauvages se réduisait, un groupe de Chinois a frappé à ma porte. C’étaient mes premiers touristes depuis huit ans.

Mon long chômage forcé (mais Dieu merci, je suis toujours vivant) a donc pris fin le jour ou l’on m’a annoncé l’arrivée d’un petit groupe de Chinois que je devais emmener pour visiter le vieux Damas, Maaloula (la ville chrétienne où l’araméen est encore parlé), le Krak des chevaliers et Alep, la ville de ma famille, celle qui a le plus souffert des combats entre l’armée et ses alliés d’une part, et l’opposition et les groupes islamistes de l’autre.

Plus qu’une autre ville de Syrie, Alep a été victime d’une guerre « menée à la fois contre la ville en tant qu’héritage identitaire pour les citadins et contre sa valorisation touristique », ainsi que l’explique dans un récent ouvrage Jean-Claude David1, géographe et spécialiste de la métropole du nord, proche de la Turquie. Ce livre richement illustré en textes et en photos noir et blanc et en couleurs2 ainsi qu’en plans des maisons et de la ville revient en détail sur l’histoire d’une maison patricienne du XVIIe siècle destinée à devenir le musée de l’histoire de la ville d’Alep, avant d’être ravagée et pillée.

Signe des temps, ce ne sont donc pas les grands tour-opérateurs qui ont enclenché ce mouvement touristique, mais un opérateur chinois qui a déjà envoyé plusieurs groupes vers ce pays considéré comme « ami ».

Les « villes mortes »

C’est donc avec ce groupe que j’ai pris la route en autocar pour la métropole du nord. Il nous a fallu compter deux heures de plus que le temps habituel (environ trois heures) pour atteindre notre destination, car il fallait éviter le tronçon de l’autoroute Damas-Alep qui longe la dangereuse zone d’Idlib. Mis à part ce contournement, la route empruntée est sécurisée par l’armée avec des barrages nombreux.

C’est dans la région d’Idlib que sont concentrées ce qu’on appelle « les villes mortes » : des ruines encore debout de l’époque byzantine, dont le célèbre site de Saint-Siméon le stylite juché sur une colline, parmi d’autres lieux de l’antiquité chrétienne. La région a subi des dégâts, et certaines villes sont toujours occupées par des groupes armés.

D’autres sites de la haute Antiquité mésopotamienne dans l’est de la Syrie ont subi d’importants pillages, à l’exemple de Mari, Ebla ou Doura-Europos. Dans ces régions à l’est de l’Euphrate, les touristes se gardent de se rendre ou n’y sont pas autorisés. D’autres lieux encore ont été réhabilités, comme Maaloula, sont peu endommagés comme le Krak des chevaliers, ou sont demeurés intacts comme tous les monuments de Damas ou le théâtre de Bosra, dans le sud de la Syrie, ainsi que la zone côtière avec le site archéologique d’Ugarit et la citadelle des Croisés appelée « Citadelle de Saladin », le grand conquérant arabe.

Alep, entre Lawrence d’Arabie et les ruines

Dans Alep meurtrie3, nous résidons dans un hôtel de bon standing qui a échappé au carnage ou n’a pas subi le sort de nombreux édifices hôteliers dont certains ont été carrément soufflés, ont implosé ou ont simplement fermé faute de clients. Ainsi, le mythique hôtel Baron — fréquenté autrefois par Agatha Christie, le général de Gaulle et Lawrence d’Arabie —qui a accueilli des déplacés fuyant les bombardements aériens ou l’avancée des rebelles est fermé, comme beaucoup d’autres, construits durant les années fastes pour accueillir des touristes toujours plus nombreux, contraints à mettre la clé sous la porte.

Détruits ou rendus méconnaissables par l’intensité des combats, on peut cependant noter les Boutique hotels de la vieille ville chrétienne, érigés dans d’anciennes demeures de notables alépins, avec leurs iwan (cour intérieure) transformées en restaurants où se mélangeaient le soir venu la bourgeoisie d’Alep et les touristes. Ces vieilles ruelles restées quasiment intactes jusqu’au début de la guerre faisaient partie de l’époque glorieuse d’Alep sous l’empire ottoman. Tous ces vestiges ne sont plus. Retrouveront-ils un jour leur lustre ? Pourvu que l’on ne copie pas l’exemple du centre de Beyrouth, autrefois grouillant de monde et aujourd’hui vide comme une nouvelle ville fantôme.

À l’heure du repas, nous allions dans des restaurants dont la nourriture fait toujours honneur à la tradition culinaire de la ville. Ainsi survit le patrimoine immatériel (en plus de la musique, de la poésie...) avec son kebab aux griottes, ses courgettes ou ses feuilles de vigne farcies, arrosé d’arak. En dépit des pénuries, et dans les lieux où la vie est encore possible.

Après Palmyre, le joyau archéologique qui a été le plus sauvagement détruit, pris et repris par l’organisation de l’État islamique (OEI) d’une part, et l’armée syrienne aidée par la Russie de l’autre, c’est Alep qui a payé le plus grand tribut aux combats acharnés. La Grande Mosquée et son minaret du XIe siècle, les vieux souks, le Bimaristan (ancien et très bel hôpital psychiatrique à l’époque où le mot n’existait pas encore, avec son bassin d’eau qui calmait les nerfs des malades), des dizaines de mosquées, le vieux quartier chrétien et des centaines d’édifices centenaires sont détruits en partie ou totalement, et attendent le temps de la reconstruction. D’ores et déjà un gros travail de réhabilitation est en cours — mais progressant lentement, faute de crédits —, avec notamment la contribution de la Fondation Agha Khan (du nom du richissime mécène), les autorités locales, des indépendants, des associations et même... le gouvernement tchétchène !

L’attrait du macabre

Néanmoins, pour le plaisir des yeux de mes touristes chinois, la citadelle millénaire a résisté à l’outrage des hommes et du temps et se trouve presque intacte. Dominant la ville de sa masse majestueuse, elle a été rouverte au public, après avoir servi de position pour l’artillerie. Autour cependant, les ravages de la guerre sont vraiment impressionnants. Pour moi, j’ai déjà assez pleuré la ville. Pour les voyageurs, il y a d’abord un choc immense face aux destructions. Puis c’est la course pour les photos « esthétiques ». On veut encore parler de « voyage culturel », mais il faut surtout évoquer « l’attrait des zones détruites ». Malheureusement, c’est partout ainsi : le macabre attire, et la Syrie ne fait pas exception, à l’instar des tours à la demande pour voir les décombres de Beyrouth au lendemain de la guerre civile (1975-1990) dans le Liban voisin. Ruines pour ruines... La course des Chinois vers un tourisme de consommation et d’accumulation paraît sans limites. Ainsi ces 38 jours d’affilée dans dix pays arabes, par exemple pour ces dégustateurs de voyages. Ou aussi une remarque entendue : « J’en suis à mon centième voyage ». Les Chinois sont aujourd’hui au premier rang des touristes. À une Chinoise qui mitraillait les ruines de son appareil, j’ai voulu montrer une belle demeure intacte face au jardin public, construit sur le modèle du jardin du Luxembourg à Paris. Elle m’a répondu : « Pour voir ça, je n’ai pas besoin de venir ici. Je veux voir des destructions. » Que répondre ?

De retour à Damas, on m’annonce qu’un autre petit groupe — de Tchèques cette fois — est attendu autour du Nouvel An. Direction l’antique Palmyre et le Krak des chevaliers de l’époque des Croisés, deux autres sites aux histoires chargées, qui comptent parmi les passages obligés de la Syrie touristique et culturelle. Ces Tchèques sont le premier groupe touristique à pouvoir visiter Palmyre où il n’est pas encore possible de se loger. Hélas, je me rends compte aussi qu’il y a une sorte de curiosité morbide à voir et photographier les destructions et les dommages subis par ce site extraordinaire classé par l’Unesco. Il a été rendu encore plus tristement célèbre à cause de la publicité que les médias ont faite de ce conflit. Et du choc qui a ébranlé le monde lors du sac de la ville de Zénobie, déjà saccagée au temps d’Aurélien au IIe siècle, et les diverses horreurs qu’il a subies, comparables à nulle autre au Proche-Orient. Comme on le sait, les principaux monuments de Palmyre ont été totalement détruits par l’OEI : le fameux temple de Bel, le temple de Baalchmin, l’arc de triomphe au-dessus de la colonnade, la tombe-tour d’Elhabel. Le musée a été saccagé ; une partie aurait été sauvée et transférée à Damas, une autre pillée et la ville habitée autour du site est aujourd’hui déserte. Pour l’instant tiennent toujours debout la grande colonnade, à part son Tétrapile romain du IIIe siècle de notre ère, un monument comportant quatre entrées ou portes, abattu par l’OEI, et le théâtre intact, mis à part le fronton de la scène lui aussi détruit.

Reconstruire Palmyre ?

Moi qui ai sans doute visité Palmyre trois cents fois, je ne ressens, passé le choc et la colère, qu’une immense tristesse. Aujourd’hui, on parle de reconstruction de certains monuments, mais je laisse cela aux vrais spécialistes de l’Antiquité. Installé actuellement en France, l’ancien directeur des Antiquités Antoine Makdessi estime qu’une reconstruction des temples serait une « catastrophe », ce que pensent aussi les spécialistes français de Palmyre Annie et Maurice Sartre. « Si l’on parle de reconstruire le temple de Bel, je suis circonspecte, explique Annie Sartre. Que va-t-on reconstruire ? Il ne subsiste que quelques blocs, le reste est à l’état de poussière. Je suis pour la restauration à condition d’avoir les matériaux d’origine qui permettent de faire une reconstruction sérieuse, sans utiliser de techniques trop modernes. » La question reste en suspens et les gouvernements européens et l’Unesco se gardent pour l’heure de toute intervention officielle en Syrie. De même, les gouvernements européens déconseillent à leurs ressortissants de se rendre dans ce pays, soumis à des sanctions de l’ONU et de l’UE en attendant des réformes politiques.

Mais des voix dissidentes se font entendre. Ainsi le français Clio, organisateur de voyages touristiques et culturels, est devenu en février 2019 le premier voyagiste européen à proposer à partir du mois d’avril des circuits dans ce pays, au grand dam du Quai d’Orsay qui s’est formellement élevé contre cette annonce. « Soyez les premiers à vous replonger dans cette histoire millénaire », a annoncé en grande pompe le 19 février ce tour-opérateur qui propose un itinéraire de dix jours au Liban-Syrie pour découvrir les villes de Damas au sud, de Lattaquié sur la côte nord et dans l’intérieur du pays les sites de Palmyre, le Krak des chevaliers ou encore le village chrétien de Maaloula. « Le succès a été immédiat. Le premier groupe d’une vingtaine de personnes est complet et cinq autres départs sont prévus à l’automne, » a indiqué à l’AFP Jean-Pierre Respaut, directeur général adjoint de Clio qui revendique quelque 15 000 clients annuels sur toutes ses destinations.

Toujours est-il que dans un pays ravagé par une guerre sans pitié de huit ans, tout circuit est accompagné d’une série de mesures sécuritaires, de l’obtention d’un visa jusqu’aux différents permis relatifs aux parcours et visites dont s’occupe en général l’agence de tourisme locale. De son côté, le ministre du tourisme a déjà participé aux foires du tourisme à Madrid et Salerne en Italie (pays de l’UE le plus réticent aux sanctions), comme me l’a confirmé Ghassan Chahine, propriétaire de l’agence Naya, et également président de l’Association syrienne des agents de tourisme.

Depuis 2011, le tourisme avait totalement déserté la Syrie alors que cette activité prenait son plein essor depuis surtout le début du siècle, et que le secteur touristique générait l’équivalent de 2,3 milliards d’euros, une manne pour le pays dont les principales ressources en devises avant la guerre provenaient auparavant du pétrole et du phosphate. Le nombre de touristes était passé d’environ 6 millions en 2006 à 9,5 millions en 2010, en majorité venant des pays arabes, avec également de nombreux touristes turcs et iraniens (tourisme religieux). Il représentait alors 12 % du PIB et employait 11 % de la population active. Selon les derniers chiffres officiels, le tourisme a subi 50 milliards de dollars (44 milliards d’euros) de pertes en huit ans de guerre.

Que réserve l’avenir ? Dès le retour de mon dernier périple une nouvelle venait de parvenir : la venue d’un autre groupe de Chinois. Aujourd’hui, je guide des Norvégiens, puis ce sera le tour d’Italiens. La Syrie s’ouvre ainsi très lentement aux regards de touristes, autant effarés qu’éblouis.

1Jean-Claude David et François Christofoli, Alep, la maison Ghazalé, Édition Parenthèses, 2018.

2Premier livre sur la Syrie à être publié en 2019 depuis la fin « officielle » des grandes batailles.

3Cécile Hennion, Le fil de nos vies brisées, édition Anne Carrière, février 2019.

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