
« Si vous voulez parler des problèmes de Mezzouna, le mur tombé résume tout », lance une habitante de la ville en traversant une rue où, sur les murs, le mot « danger » est écrit en arabe à intervalles réguliers. « Après ce qu’il s’est passé avec le lycée, on ne veut pas de redite. Tous les murs qui ont des fissures ou qui présentent des risques sont estampillés de la sorte », explique une mère au foyer. Idem pour le reste du pays où, dans la foulée de l’accident tragique de Mezzouna le 14 avril, de nombreuses municipalités se sont empressées de détruire au bulldozer des murs ou habitations présentant des structures fragiles.
Située à 350 kilomètres de Tunis, à l’intérieur des terres, cette petite ville de 8 000 habitants se niche dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, épicentre de la révolution, en 2011. Les promesses de réindustrialisation formulées alors ont vécu. Entre les ruines d’une mine datant du protectorat français et celles d’un des plus gros complexes de plasturgie du pays paissent des moutons. Lors de sa visite, le 18 avril, le président Kaïs Saïed a promis de rouvrir l’usine et d’y créer 500 emplois. Exploitant la thématique de la « hogra », selon ses mots, le mépris social dont sont victimes des régions comme celles aux alentours de Mezzouna, le président a apaisé la colère. Mais pas le bilan humain — trois morts.
« J’ai entendu une énorme déflagration »
Ce lundi d’avril, alors qu’ils étaient en récréation dans l’enceinte de leur lycée, Abdelkader Dhibi, Hammouda Messadi et Youssef Ghanmi, trois camarades de classe, âgés de 18 à 19 ans, sont tués dans l’effondrement du mur contre lequel ils étaient adossés. « J’ai entendu comme une énorme déflagration, explique Sélim, serveur du café situé face à l’établissement. Lorsque je suis allé dehors, j’ai vu l’étendue des dégâts, j’ai essayé de sortir un des garçons de sous les pierres, mais c’était terrible à voir. Deux étaient morts sur le coup », poursuit le cafetier. Il connaissait les trois lycéens par leur prénom : « Ils venaient faire leurs devoirs ici, le café est comme une seconde maison pour la plupart de ces jeunes. » Lui aussi est d’avis que les vents particulièrement forts ce jour-là ont causé l’effondrement du mur, déjà mal en point. « On savait tous qu’il y avait un souci avec ce mur, mais les responsables, ce sont ceux qui n’ont rien fait, pas même délimité un périmètre de sécurité », ajoute Sélim, encore sous le choc une semaine après.
Le directeur du lycée, relâché après avoir été placé en garde à vue pour homicide et blessures involontaires, a présenté pour sa défense un document daté de 2022 prouvant qu’il avait alors alerté son administration de l’état de vétusté du mur. L’homme a refusé de répondre à nos sollicitations, indiquant ignorer encore les suites judiciaires à son encontre. La Fédération générale de l’enseignement secondaire – branche affiliée à l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) – a souligné dans un communiqué la responsabilité des autorités régionales et locales et du commissariat régional de l’éducation. Une enquête judiciaire a été ouverte et le Parlement a réclamé l’audition du ministre de l’éducation, Noureddine Nouri.
Des infrastructures publiques délabrées
L’effondrement du mur de Mezzouna a provoqué une secousse nationale, cet événement témoignant d’une situation de délabrement des infrastructures publiques que beaucoup de régions connaissent. Selon un rapport du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES)1 publié en avril sur la justice environnementale, les inégalités entre les régions développées et celles sous-développées se perçoivent dans l’état des infrastructures scolaires, dont beaucoup sont dépourvues de sanitaires dans plusieurs gouvernorats. En réaction à la tragédie de Mezzouna, le FTDES a publié un communiqué dans lequel il pointe les politiques d’austérité et le manquement de l’État à garantir un accès et une éducation sûre pour tous. On peut y lire :
Le drame de Mezzouna n’est que le symptôme de l’effondrement progressif des services publics en Tunisie et de la crise profonde qui frappe le secteur de l’enseignement.

Les écoles ne sont pas les seuls établissements négligés. Youssef Jellali, président de la section régionale de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, parle, au cours d’une interview radio, de « ville fantôme, dépourvue de plusieurs services publics fondamentaux ».
Selim, le serveur du café, explique
Dans mon cas, depuis des semaines, j’ai un souci avec un fil électrique qui passe au-dessus de chez moi et qui présente des risques, je n’arrive jamais à joindre les services de la STEG [la Société tunisienne de l’électricité et du gaz]. C’est comme si on attendait qu’une tragédie arrive pour réagir.
Dans la ville, d’autres habitants évoquent des problèmes d’infrastructures déjà anciens. Saïda, une habitante, explique :
J’ai une fuite d’eau dans ma maison depuis trois mois à cause de travaux de la Sonede [la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux] à proximité, je les appelle, personne ne vient. On nous promet des rénovations, un entretien, des choses qui n’arrivent jamais. Ici c’est tout le quartier qui peut s’écrouler à cause des problèmes d’infrastructures.
Cette mère au foyer trentenaire vit dans un quartier défavorisé, en bordure de la ville, à proximité de la gare par laquelle passe le train de phosphate qui relie la ville de Gafsa à Sfax et Gabès. Le bassin minier d’extraction de phosphate, qui sert à produire de l’engrais destiné en grande majorité à l’export, est la principale ressource industrielle du sud-ouest tunisien. Dans le passé, Mezzouna a abrité le plus important complexe de fabrication de sacs destinés au transport du phosphate transformé. Le site a fermé en 2008. Depuis la révolution, trois années après, la production de phosphate est en dents de scie dans la région.
À la décrépitude de la ville s’associe un sentiment de dépréciation personnelle. Radhia, 30 ans, raconte :
Mon mari gagne 400 dinars par mois [environ 118 euros] et nous avons quatre enfants. Nous ne sommes pas éligibles à l’aide sociale. Deux de mes garçons ont fait des études, mais n’ont pas de travail.
Ses doléances ont attiré d’autres femmes du quartier, tout autant résignées qu’elle. « Nous sommes marginalisées, c’est vraiment le sentiment que l’on a ; on ne fait confiance à personne, même pas aux autorités locales », ajoute Radhia. Le jour où elle se rend à Sousse, à 240 kilomètres de chez elle, pour l’hospitalisation de sa mère, impossible à Mezzouna par manque de matériel, elle raconte avoir découvert ce qu’est une vraie ville.
La visite du président
C’est dans ce contexte que le drame s’est produit. La famille d’Abdelkader Dhibi, l’un des lycéens morts dans la chute du mur, n’avait pas accès à l’eau potable, si bien que, le jour du drame, elle a dû se faire acheminer de l’eau par camion afin de pouvoir réaliser la toilette mortuaire. Samah, le frère de la victime, dénonce avec ferveur cette situation sur les réseaux sociaux. Le lendemain de la visite de Kaïs Saïed, son discours a changé. « En une nuit, il a résolu notre problème, affirme Samah, reconnaissant. Il a dit aux caméras d’arrêter de filmer, il a passé quelques appels, et quelques heures plus tard, on a de nouveau l’eau à la maison, ainsi que les autres foyers voisins. »
Difficile de comprendre comment la visite présidentielle a pu apaiser en si peu de temps un ressentiment qui s’est construit depuis des années. « Nous n’avons pas confiance dans les autorités locales, explique Radhia, mais dans le président, si, parce qu’il y a eu des résultats quand il est venu, il a donné des instructions », explique-t-elle. Un camion et une voiture de la protection civile sont en effet postés sur le rond-point principal de la ville. Ils ont été dépêchés sur place depuis le drame. L’hôpital a reçu une nouvelle ambulance et un minibus devrait lui être livré prochainement pour véhiculer les patients dialysés entre Mezzouna et Regueb selon les informations du ministère de la santé. Mohamed, enseignant à Mezzouna, explique :
Le problème, c’est que cela fait des années que nous attendons ne serait-ce qu’un petit changement, donc ce genre de choses pacifie les gens. Ça doit être la première fois qu’un président vient nous voir depuis Bourguiba ; donc évidemment, ça impressionne.
Des projets à l’état de poussière
À la sortie de la ville, sur la route menant vers Gafsa, Mohamed désigne un emplacement vers les montagnes où se trouvent des carrières potentielles d’extraction de gypse, argile, et calcaire. Il montre, blasé :
Là, on nous avait promis une cimenterie depuis 2011. En 2016, les choses commençaient à se débloquer, des camions avec des conteneurs et du matériel sont arrivés pour démarrer la construction, on nous a dit que tout était prêt, les autorisations, etc., eh bien voilà le résultat.
En face de lui, un terrain vague sur lequel subsiste une ébauche de mur, un bloc de pierre où devrait être estampillé le nom de l’usine « là où le ministre de l’industrie est venu en personne inaugurer le chantier », précise Mohamed. Mené par deux promoteurs, un homme d’affaires tunisien et un autre libyen, le projet, estimé à 220 millions d’euros selon le communiqué de leur société, publié en 2019, n’a toujours pas vu le jour. Il aurait dû générer 700 emplois. « Face à tout ça, je choisis de rester malgré tout optimiste, on n’a pas d’autre choix », conclut Mohamed.

Autre exemple, l’enseignant montre depuis la même route un grand complexe de briques ocre qui aurait dû servir de gîte rural, pour générer du tourisme local. « Encore un projet qui n’a pas vu le jour », s’exclame Mohamed. Dirigé par l’homme d’affaires Faouzi Gammoudi, propriétaire de plusieurs cafés et d’immeubles, marchand d’alcool, à Sidi Bouzid, le lieu a ouvert provisoirement avant de fermer ses portes pour une durée indéterminée.
La seule avancée observée à Mezzouna ces dernières années concerne le bâtiment, encore en construction, qui doit abriter les nouveaux locaux de la municipalité. Le 24 mars, le ministère de l’industrie et des mines a annoncé le lancement de deux projets de production d’électricité à base de panneaux photovoltaïques dans la région à partir de 2026.
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1Cette ONG, créée en 2011 à Tunis, travaille sur les thématiques des droit du travail, droit des femmes, droits environnementaux et droits des migrants. Le FTDES fait partie du réseau de la Fédération internationale pour les droits humains, FIDH.