Vacillantes lueurs d’espoir pour le Yémen

Il est plus facile de commencer une guerre que de la terminer · Un an après l’intervention de la coalition menée par l’Arabie saoudite au Yémen, la situation s’est enlisée. Riyad n’a pas atteint ses objectifs, mais le pays s’est enfoncé dans une crise dont les premières victimes sont les civils. Les négociations qui ont finalement commencé à Koweït entre les différents protagonistes permettront-elles de sortir de la guerre ?

Dans les ruines de Hajar Aukaish bombardée en avril 2015.
(VOA) Photo d’Almigdad Mojalli, journaliste yéménite tué à Sanaa dans un bombardement le 17 janvier 2016.

La troisième tentative pour trouver une solution à la crise yéménite sera-t-elle la bonne ? Par deux fois, les efforts pour régler le conflit avaient lamentablement échoué car les parties concernées ne semblaient envisager qu’une victoire militaire totale. Cette fois, les choses pourraient bien se passer différemment. Le troisième cycle de négociations sous l’égide de l’ONU visant à tourner la page de cette guerre meurtrière a finalement débuté le 21 avril à Koweït, avec l’arrivée de la délégation des houthistes et de leurs alliés — des partisans de l’ancien président Ali Abdallah Saleh—, qui refusaient jusque là de reprendre les pourparlers sous la menace des bombardements aériens. Les choses s’annoncent donc sous de meilleurs auspices, mais un accord est encore difficile à imaginer en raison des positions très divergentes des parties en présence. Trois semaines après leur début, les pourparlers sont au point mort, avec des menaces quotidiennes d’abandon d’une ou de l’autre partie. Seules les pressions des ambassadeurs des pays impliqués dans l’initiative du Conseil de coopération du Golfe (CCG), les efforts des médiateurs des Nations unies ainsi que l’intervention personnelle de l’émir du Koweït ont empêché leur échec définitif.

Depuis le cessez-le-feu du 10 avril les combats au sol ont été moins violents dans la majeure partie du pays, même s’ils se poursuivent sur la plupart des principaux fronts. Après une réduction considérable des bombardements aériens de la coalition sur ces fronts au début des pourparlers, ils ont repris et sont d’autant plus importants que les discussions ne progressent pas. L’occupation par les forces houthistes-Saleh du camp de la brigade Amaliqa à Amran se présente comme un tournant très négatif pour l’avenir des négociations car l’Amaliqa avait refusé de prendre position dans les combats et était prévu comme un élément important d’un accord militaire à venir.

Fin avril-début mai, les frappes étaient recentrées sur le soutien aux forces des Émirats arabes unis (EAU) et du gouvernement Hadi engagés contre la présence d’Al-Qaida dans la zone côtière du Hadramout et dans les gouvernorats de Lahej et de Zinjibar. Cependant, si de nombreuses forces sont concentrées dans l’Hadramout, obligeant les combattants d’Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) à se retirer dans les régions montagneuses peu peuplées après avoir évacué le port de Moukalla, capitale de la région, les victoires bruyamment annoncées sonnent un peu creux pour trois raisons. En premier lieu, les informations largement diffusées ont fait état d’accords permettant à AQPA de se retirer avec la plus grosse partie de ses armes, y compris son artillerie lourde ; ensuite, n’oublions pas les détails de l’épisode des défaites d’AQPA en 2013 à Abyan et Chabwa qui n’a eu pour résultat que la dispersion du groupe. Enfin, Hadi a tenté de régler la question des rapports étroits entre des éléments d’Al-Qaida et son adversaire Ali Abdallah Saleh en remplaçant le 26 avril le commandement des forces militaires et de sécurité dans l’Hadramout. Reste à voir si ces efforts auront plus de succès que ceux entrepris dans le même esprit au niveau national en 2012-2013 avec les unités d’élite.

Les cinq points de négociations

Les médiateurs onusiens ont abouti à un accord entre les factions pour organiser l’agenda des pourparlers au Koweït autour de cinq points. Une brève analyse de ces points devrait nous permettre de mesurer les écueils qui s’annoncent. Commençons par les plus simples :

mise sur pied d’une commission chargée d’examiner la question des prisonniers et des détenus. Des progrès ont déjà été réalisés ces dernières semaines avec la libération d’un grand nombre d’hommes. Et un accord peut intervenir, même s’il doit y avoir encore des discussions pour obtenir la libération par les houthistes de personnalités telles que le ministre de la défense Mahmoud Al-Soubeihi, Mohammad Qahtan, membre du parti Islah et le frère du président, Nasser Mansour Hadi ;

restauration des institutions de l’État et reprise du dialogue politique. Ceci peut être également réglé avec un peu d’effort et la volonté de modifier l’organisation et la composition des membres du processus politique, afin d’accorder un rôle nettement plus significatif aux houthistes. Ce qui à son tour leur permettra de renforcer leur position au sein de leur alliance avec le Congrès général du peuple de Saleh ;

- les arrangements sécuritaires. C’est un autre sujet sur lequel on peut espérer avancer, ce qui est déjà le cas avec la mise en place de comités conjoints pour la supervision du cessez-le-feu. Même s’ils ne sont pas totalement opérationnels partout et malgré les problèmes quotidiens qui se présentent, les difficultés pourraient être surmontées.

Les choses se compliquent avec les deux derniers points : le retrait des milices et des groupes armés des villes, d’un côté, et la remise des armes lourdes à l’État de l’autre. Car qui définit l’État ? Une milice ? Un simple exemple : du côté des houthistes et de leurs alliés, on va forcément proclamer que les Gardes républicains sont des institutions d’État, que ce soit à Taëz ou à Sanaa, alors que l’administration Hadi prétendra la même chose pour les forces de la résistance à Taëz, dirigées par le chef tribal Hamoud Al-Mikhlafi. Même difficulté concernant la remise des armes lourdes à l’État : chaque partie affirmera qu’elle le représente.

Les discussions risquent de s’enliser, sans parler de la mise en œuvre de ces derniers points. Après quatorze mois de bombardements aériens lourds et des déclarations selon lesquelles toutes les armes lourdes auraient été détruites, la coalition est toujours ciblée par des missiles et rien n’indique que les factions houthistes-Saleh ont épuisé leurs armes ou leurs munitions.

Leçons de l’échec du processus de transition

Dans l’attente d’un succès, au minimum relatif, il est utile de réexaminer les leçons du processus de transition après l’accord du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) de 2011. Cela pourrait aider à éviter à l’avenir les écueils qui ont conduit à la guerre. Un rapport récent que j’ai rédigé et qui a été publié par l’International Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA)1 montre bien que le Yémen affronte de nombreux défis d’ordre socio-économique. Plusieurs facteurs qui ont contribué à l’actuel conflit sont liés au plan de transition et à la façon dont il a été appliqué par les diverses parties concernées.

Après l’insurrection populaire de 2011, les principaux acteurs politiques ont signé le 23 novembre de cette même année l’accord du CCG. Certains espéraient qu’il allait tracer la voie de la transition du Yémen vers un avenir de paix et de démocratie. Il prévoyait la mise en place d’un gouvernement d’unité nationale, la création d’une commission pour une réforme de l’armée, la mise en place d’un dialogue national incluant toutes les forces politiques, une révision de la Constitution et enfin, il accordait l’immunité au président Ali Abdallah Saleh et à ses plus proches alliés.

Les premiers mois ont vu des progrès, avec la formation d’un nouveau gouvernement en décembre et le vote parlementaire en faveur de l’immunité pour Saleh et ses alliés en janvier 2012 — au grand dam des jeunes révolutionnaires. Abd Rabbo Mansour Hadi a été élu président en février 2012 quand Saleh a renoncé officiellement à la présidence. Début 2012, les premiers pas sont faits pour la création de la Conférence de dialogue national (CDN) chargée d’examiner notamment la rédaction d’une nouvelle Constitution, les questions du Sud et de Saada ainsi que la mise en place d’une justice transitionnelle. Il y a toutefois eu très peu d’avancées sur les questions militaires. Les barrages routiers et autres atteintes à la vie civile par les responsables militaires et de la sécurité n’ont jamais été supprimés. Hadi a réussi à remplacer la plupart des chefs d’unités d’élite, les plus proches collaborateurs de Saleh avant la fin 2014, mais a choisi trop de remplaçants parmi les militaires originaires de son propre gouvernorat, prêtant le flanc à des accusations de népotisme. En partie à cause de cela, la plupart des nouvelles figures n’ont pu venir à bout de l’indéfectible loyauté des unités d’élite militaires envers Saleh et ses proches.

Durant la transition, des actions terroristes ont visé et tué des centaines de membres de l’appareil sécuritaire et des civils. Et ces échecs ont finalement eu raison du processus de transition, alors que de leur côté des segments de la vieille classe politique — y compris Saleh — continuaient à survivre et à prospérer, et souvent à faire obstruction au changement2. Peu d’efforts ont été faits pour les marginaliser jusqu’à ce qu’il ne soit bien trop tard. Finalement, la décision d’établir un gouvernement d’unité nationale plutôt qu’un exécutif fort et indépendant a conduit à la paralysie, aggravant ainsi une situation déjà problématique.

La Conférence de dialogue national

Réunie en mars 2013, la Conférence de dialogue national comprenait des personnalités représentatives des principales tendances politiques du pays. Elle était composée de 565 membres dont 56 % étaient du Sud, 28 % des femmes et 20 % des jeunes. Quarante sièges étaient réservés à la société civile, 85 aux séparatistes du Sud et 35 aux houthistes. La CDN a terminé son travail en janvier 2014, aboutissant à des accords sur 1 800 « résultats » (ses décisions étaient ainsi nommées).

Malgré cela, elle a échoué dans sa mission la plus ambitieuse et peu de progrès ont été réalisés sur les questions les plus délicates, y compris celle, lancinante, du fédéralisme alors que les blocs des nombreux sudistes s’étaient aliénés d’autres groupes. Une fois la CDN terminée, un comité dirigé par le président Hadi a décidé de créer six régions — quatre dans l’ancienne République arabe du Yémen (ou Yémen du Nord), et deux dans l’ex-République démocratique populaire du Yémen (ou Yémen du Sud). Cette formule a été immédiatement rejetée par les houthistes3 au motif qu’elle « divisait le pays entre régions pauvres et riches ».

Par ailleurs, suivant les directives de la CDN, une commission pour la rédaction d’une Constitution a été constituée pour préparer un projet de Constitution devant être soumis à référendum. Elle a présenté un projet de Constitution de 446 articles qui pourraient être une excellente base pour une meilleure gouvernance du pays. Cependant, certaines des décisions de la CDN étaient elles-mêmes imprécises ou contradictoires, et la commission constitutionnelle s’est révélée incapable de trancher seule sur des points problématiques. Le processus de réforme ainsi adopté a été jugé peu convaincant par de nombreux acteurs dont les houthistes, qui ont finalement pris Sanaa peu après que le projet de Constitution a été soumis au président Hadi (le 3 janvier 2015). Les forces militaires zaydistes ont ensuite fait mouvement plus au sud en alliance avec les forces d’élite de Saleh, provoquant ainsi le début de la véritable guerre civile et l’intervention militaire de la coalition conduite par l’Arabie saoudite.

Affaiblissement de toutes les parties au conflit

Avec un coût humain et financier très élevé, la coalition conduite par l’Arabie saoudite est en guerre depuis plus d’un an. On est bien loin de la victoire rapide et décisive envisagée au départ. Indépendamment de minimes conquêtes de territoires, l’impasse militaire prévaut.

Le régime reconnu internationalement ne contrôle en réalité aucun territoire, pas même Aden, la capitale provisoire, bien que l’alliance houthistes-Saleh ait graduellement perdu du terrain. Et le coût financier du conflit devient un véritable poids pour les deux parties, en raison notamment de la chute des revenus de l’Arabie saoudite et du quasi-effondrement du système financier de l’Etat yéménite. En fin de compte, seuls AQPA4 et l’organisation de l’État islamique (OEI)5 ont tiré profit de cette guerre.

La situation humanitaire est désastreuse, malgré un accès facilité à certaines zones depuis le cessez-le-feu du 10 avril 2016. Des milliers de Yéménites ont été tués ou blessés, plus de 10 % de la population est déplacée, plus de 21 millions de personnes ont besoin d’assistance et 14 millions sont en situation d’insécurité alimentaire dont la moitié en insécurité alimentaire sévère — autrement dit proches de la famine. Toutefois les Yéménites, à l’inverse de beaucoup d’autres, ne vont pas mendier de l’aide sur les routes. Dans les traditions yéménites, la honte de ne pas être en mesure de subvenir aux besoins de leurs familles conduit les hommes, avec leurs familles, à fermer les portes de leur maison pour attendre la mort. Comment des familles entières en sont-elles arrivées là ? Personne ne le sait, mais les menaces de famine courent depuis six mois et on est en droit de se poser la question de savoir combien ont déjà réagi ainsi. Outre le coût humain immédiat, les dégâts à long terme sur les conditions de vie et les infrastructures sont estimé à plusieurs milliards de dollars. Des dizaines d’établissements de santé sont soit détruits, soit ne peuvent pas fonctionner par manque d’approvisionnement, des centaines d’écoles et d’usines sont détruites…

Le droit humanitaire a été bafoué par toutes les parties, et des rapports démontrent l’utilisation d’armes occidentales6 — principalement américaines7 et britanniques — dans des attaques sur des cibles civiles, avec l’assistance d’experts des États-Unis et du Royaume-Uni8.

L’avenir des négociations

Quel que soit le nouveau processus de transition qui verra le jour à l’issue des négociations, il faudra tenir compte des échecs précédents pour que le peuple yéménite ait un avenir plus sûr et plus stable. Tout accord devrait se donner comme priorité les besoins socio-économiques de la grande majorité pauvre de la population, bien au-delà des juteux contrats de reconstruction des infrastructures des firmes occidentales entretenant de bonnes relations avec les EAU et l’Arabie saoudite. Le développement humain devrait être prioritaire dans les services sociaux comme la santé et l’éducation, et dans le domaine de la création d’emplois et d’activités productives.

Un dialogue politique digne de ce nom suppose d’inclure tous les secteurs de la société de façon équitable, sans privilégier les élites dont les intérêts politiques ont conduit au conflit actuel. Pourtant dans le même temps, ces mêmes élites ne peuvent pas être exclues, au risque d’un nouveau conflit armé. La définition de la sécurité devrait aussi dépasser les questions de contre-terrorisme pour inclure les besoins quotidiens de sécurité des gens, et la création de forces de sécurité à l’abri de la corruption et des influences partisanes.

Enfin, l’intervention étrangère est une réalité. Il serait irréaliste de demander qu’on y mette fin, malgré des résultats plus que douteux. Il faudrait, pour que les choses changent fondamentalement, parvenir à de nouvelles approches constructives et créatives ciblant l’avenir du Yémen et le bien-être social, économique et environnemental de sa population. Réussir cela ne sera pas une sinécure.

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