« No woman, no drive », la génération YouTube en Arabie saoudite

Une vidéo vue plus de dix millions de fois · En quelques jours à peine, la « jeune chanson » saoudienne a explosé sur les réseaux sociaux. Réalisée en soutien à la « campagne du 26 octobre » pour que les femmes saoudiennes puissent « choisir de ne pas conduire » et non pas y être obligées par la loi, No Woman, No Drive, la vidéo du comédien Hisham Fageeh continue à attirer les internautes : ils sont désormais presque dix millions à l’avoir visionnée.

Hisham Fageeh.
Capture d’écran du clip de « No woman, no drive ».

Inévitablement, la chanson, parodie du très célèbre « No woman no cry » de Bob Marley a suscité beaucoup de commentaires. Soulignant combien il a pu paraître vexant aux Saoudiennes que ce soit grâce à un homme que leur combat a gagné une telle notoriété, Brian Whitaker, ancien rédacteur en chef du Guardian, souligne sur son site Al-bab.com quelques éléments qui lui semblent importants : le choix du costume traditionnel, la représentation (médicale, faut-il préciser) des organes génitaux féminins, le choix de Bob Marley, dans toute sa complexité ethnique, religieuse et morale.

No Woman, No Drive - YouTube

Moins convaincant est le lien qu’établit Whitaker, à la suite d’autres spécialistes comme Robert Lacey1, entre la trajectoire du principal protagoniste de la vidéo et celle des premiers boursiers égyptiens envoyés en France aux premiers temps de la Nahda2. Outre les évidentes différences de lieu et de temps, on a du mal à croire que l’envoi de nombreux étudiants saoudiens aux États-Unis (150 000) — 15 000 autres en Europe et ailleurs — réponde à une « forme de subversion délibérée » de la part de l’actuel roi Abdallah ! L’impact de la formation à l’étranger sur ces nouvelles élites n’est pas forcément négligeable, mais il n’a certainement plus la même importance au temps de la globalisation. Avec Internet et ses réseaux sociaux, le séjour à l’étranger de jeunes Saoudiens et de (quelques) jeunes Saoudiennes a bien entendu moins de force que la présence, d’une certaine manière à domicile via les réseaux sociaux, de toutes les voix étrangères — y compris celle de Bob Marley !

Brian Whitaker s’intéresse aussi aux caractéristiques musicales de « No Woman, No Drive », ce qui est plus discutable encore. Sans doute le choix d’une interprétation strictement a capella peut passer pour un clin d’oeil moqueur aux règles les plus strictes du rigorisme wahhabite3 pour lequel les instruments de musique sont prohibés. Mais c’est en réalité toute forme d’expression musicale non religieuse, instrumentalisée ou non, qui est jugée « blâmable » dans cette école de l’islam. Or, non seulement bien des interprétations religieuses modernes, y compris en Arabie saoudite, s’affranchissent largement de cette contrainte, à l’image des succès d’un Sami Youssouf par exemple, mais, dans le cas de cette vidéo, il s’agit, en outre, de la « marque de fabrique » d’un des protagonistes.

À côté de Hisham Fageeh, formé au one man show dans les universités américaines, on trouve en effet Alaa Wardi, un musicien assez singulier qui a gagné une belle notoriété en diffusant, notamment sur YouTube, ses interprétations a capella de toutes sortes de succès, arabes ou internationaux. Rien de religieux là-dedans. En revanche, l’influence musicale d’un chanteur virtuose tel que Bobby McFerrin est probable. De plus, Alaa Wardi n’hésite pas, quand il en a envie, à s’accompagner d’instruments. Il a d’ailleurs fondé en Jordanie un groupe de rock alternatif, Hayajan Tumulte »).

Né d’une famille iranienne installée depuis plusieurs décennies en Arabie saoudite, Alaa Wardi s’est rendu à Amman pour y suivre des études musicales (interprétation et sound engineering). Un séjour en dehors du sol national sur une terre qui n’a pas besoin d’être américaine pour que le jeune musicien éprouve des difficultés à s’acclimater de nouveau à son environnement normal après ses études. Sans être un succès aussi spectaculaire que « No Woman, No Drive », Qurfan Dégoût »), écrit durant cette période, ne s’en est pas moins taillé un joli succès. On y voit le jeune musicien, armé de sa guitare, clamer son ras-le-bol sur le toit d’un immeuble de Riyad :

« Je suis Alaa Wardi, résident en Saoudie
Je mange, je dors, je veille en Facebookie
Je suis tellement dégoûté que cette chanson j’ai écrit
Il y en a huit autres à la poubelle déjà parties
Sauvez-moi !
Donnez-moi un visa...
Avant que je ne devienne fou ! »

‫علاء ورديـ - قرفانـ بالسعوديهـ‬

Le second couplet n’est guère plus positif :


« Trois mois à Riyad et pas vu l’ombre d’une fille !
Je rêve de partir au Canada, et même en Iran ! »

Pourtant, il n’est pas besoin de comprendre toutes les paroles pour constater que le ton n’est pas au désespoir. Alaa, Hisham et Fahad (le troisième compère, vedette également sur YouTube) partagent une même ironie joyeuse et le désir de se servir des outils à leur disposition pour changer le monde, pour changer leur monde. D’ailleurs, ils n’en font pas mystère et celui qui prend la parole sur la vidéo qui a fait le tour du monde, Hisham Fageeh, se présente lui-même comme « artist and social activist ».

Tous les trois sont des pilliers de Telfaz11, une société de production vidéo sur internet qui a pour logo C3, pour Creative Culture Catalyst. Lancées il y a à peine plus de deux ou trois ans, ses émissions attirent des centaines de milliers d’auditeurs, au point de faire de l’Arabie saoudite un des plus gros utilisateurs de vidéos au monde, avec les États-Unis et le Brésil (et sans doute de loin le premier en terme de visionnages par habitant). Mis à part son tout récent tube planétaire, dont le succès tient largement au fait qu’il est diffusé en anglais, les émissions, dans leur quasi-totalité, sont en dialecte local, et relèvent d’un type de one man show qu’on appelle aux États-Unis la stand-up comedy.

« Get up, stand up, stand up for your rights ! », comme le chantait Bob Marley...

1Historien et journaliste britannique, auteur notamment de Inside the Kingdom. Kings, Clerics, Modernists, Terrorists, and the Struggle for Saudi Arabia, Arrow, 2010.

2Lire Anne-Laure Dupont,« Nahda, la renaissance arabe », Le Monde diplomatique, mars 2009 : « Nahda est un vieux mot arabe qui signifie « le pouvoir et la force ». Il évoque l’oisillon prêt à prendre son envol. On l’utilise pour désigner les progrès de la civilisation arabe à l’époque des contacts avec l’Occident et des grandes réformes (« tanzimât ») promues par l’Empire ottoman et les pouvoirs autonomes d’Égypte et de Tunisie ».

3Le wahhabisme est un mouvement politico-religieux saoudien, fondé au XVIIIe siècle par le réformateur religieux Mohammed ben Abdelwahhab. Selon sa conception, l’islam devrait être ramené à sa forme originelle qu’il définit selon la traduction littérale et non interprétative du Coran et des hadiths authentiques. La pensée wahhabite diffère de la plupart des autres doctrines de l’Islam, s’opposant notamment à toute forme populaire de religiosité et prône une pratique religieuse purement ritualiste (d’après l’article « Wahhabisme » de Wikipédia).

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