Où va l’Iran ?

Victoire des conservateurs aux élections parlementaires · Après la défaite des réformateurs et la victoire des conservateurs aux élections parlementaires, les défis auxquels fait face le pays, des sanctions à l’épidémie de coronavirus, restent colossaux. Et le régime semble peu capable de les relever.

Téhéran, 12 février 2020. — Affiches et tracts électoraux
Atta Kenare/AFP

Les élections parlementaires iraniennes du 21 février 2020 sont intervenues dans un contexte d’énormes défis pour le régime. Elles se sont achevées par un résultat largement prévisible. Le camp des conservateurs – aussi appelés « principalistes » (osoul garâ) — et ultraconservateurs en est sorti vainqueur, notamment grâce aux innombrables disqualifications de concurrents réformateurs et modérés (y compris 80 députés sortants) qui ont été écartés par le Conseil des gardiens de la Constitution1 en charge de vérifier l’éligibilité des candidats. En réaction, les réformateurs n’ont soutenu aucun des candidats qui se sont présentés dans 22 des 31 provinces du pays, y compris dans la capitale Téhéran où 30 sièges étaient à pourvoir.

Bien que ces élections sans véritable concurrence aient démontré la ferme détermination des partisans de la ligne dure d’accaparer le pouvoir au sein des institutions de la République islamique, le faible taux de participation a porté un coup sévère à la légitimité du régime et démontré le faible niveau de confiance que le peuple lui témoigne. Le résultat est donc susceptible d’entraver leur ambition de monopoliser le pouvoir, faisant de leur succès une victoire à la Pyrrhus.

Plusieurs scénarios peuvent être envisagés s’agissant du partage du pouvoir, notamment dans la perspective de l’élection présidentielle de juin 2021, allant de la monopolisation du pouvoir par les « durs » jusqu’au retour des réformateurs pour assurer la survie du régime. En matière de politique extérieure, la mainmise grandissante des conservateurs sur toutes les institutions devrait, au rebours des présupposés habituels qui verraient un durcissement des relations entre l’Iran et les États-Unis, faciliter plutôt un arrangement avec Washington.

Beaucoup de candidats, peu de participation

Ces élections ont compté quelques curiosités, comme jamais dans aucune des 11 élections parlementaires qui se sont tenues sous la République islamique. Alors qu’il y a eu un afflux record de postulants (environ 16 000), environ 44 % seulement ont été approuvés. Au total, il y a eu trois fois plus de disqualifiés qu’aux dernières élections de 2016, tandis que le nombre de candidats retenus a été à son plus haut niveau. Le Conseil des gardiens de la Constitution — organisme ultraconservateur dont les membres sont directement et indirectement approuvés par le Guide suprême — sélectionne les candidats aux élections parlementaires, présidentielle et à l’Assemblée des experts en fonction de facto de leur loyauté au régime. La plupart des personnes disqualifiées étaient des réformateurs, ce qui contredit la prétention du Conseil d’agir de façon non partisane, selon laquelle la plupart des exclus l’ont été parce qu’ils étaient sur le point d’être inculpés pour corruption financière.

L’autre fait historique aura été le faible taux de participation, officiellement à 42,6 %. En réalité, il a été beaucoup plus bas, peut-être moitié moindre, comme c’est le cas dans d’autres élections sous la République islamique. Lors des précédentes élections parlementaires de 2016, la participation a été officiellement de 61,8 %. On estime habituellement que les tenants de la ligne dure ne représentent que 15 % de la population ; ce sont ceux qui restent loyaux au régime par conviction idéologique et/ou pour des avantages matériels. Lorsqu’on constate une forte participation, c’est généralement en faveur des réformateurs.

Le faible taux de participation est donc cette fois-ci un coup dur pour le régime dans son ensemble mais plus spécialement pour le Guide suprême qui avait fait valoir que les résultats des élections allaient déterminer le "prestige" même du système de gouvernement. Ce faible taux a été atteint en dépit pourtant (a) d’une campagne sans précédent menée par les médias d’État et le Guide suprême pour inciter les gens à voter, acte présenté comme un devoir national aussi bien que religieux afin de protéger la nation contre ses ennemis constamment présents, b) de divers éléments de contrainte déployés de manière classique par l’État pour pousser les gens vers les bureaux de vote (du transport en bus des conscrits militaires aux craintes cachées de diverses couches de la société qui estimaient que le fait de ne pas voter nuirait à leur accès aux allocations d’État et à leurs perspectives d’emploi), et c) de la période de vote prolongée de plusieurs heures. Le très faible taux de participation reflète donc l’état d’esprit du grand public à l’égard d’un système de gouvernement largement perçu comme de plus en plus illégitime, incompétent et corrompu - et contraire aux intérêts d’un grand nombre de ses citoyens.

La faible participation a été justifiée par le ministre de l’intérieur Abdolreza Rahmani Fazli comme étant le résultat du climat social qui prévalait dans le pays et du profond mécontentement et désenchantement de la population2, à l’exception bien entendu de l’épidémie de coronavirus dont l’ampleur n’a été officiellement révélée qu’après les élections. Ce mécontentement et ce désenchantement se sont exprimés lors des manifestations nationales contre le régime, en janvier 2018 et novembre 2019 et, plus récemment, à propos de l’avion de ligne qui a été abattu, faisant 176 morts, événement à propos duquel les autorités ont menti pendant trois jours.

La victoire des conservateurs

Les conservateurs ont remporté 230 des 290 sièges parlementaires, y compris les 30 sièges de Téhéran (où aucun ancien membre du Parlement n’a été réélu) tandis que les réformateurs ont obtenu 16 sièges. On s’accorde à penser que le Parti de l’espoir, favorable au président Hassan Rohani, dirigé par le réformateur Mohammad Reza Aref va perdre plus de 90 % de ses sièges (seulement 7 dans le prochain Parlement au lieu des 120 sièges actuels), alors que le camp des modérés devrait obtenir un maximum de 50 sièges. Le Parlement devrait donc être complètement transformé, avec moins d’un cinquième des parlementaires sortants qui seraient présents dans le prochain majlis (Assemblée consultative islamique).

Le camp des conservateurs, au sens large du terme, est composé de plusieurs factions, dont le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) qui en est l’institution la plus puissante. En prenant le contrôle du Parlement, le CGRI peut ainsi étendre sa domination aux domaines militaire, du renseignement et de l’économie au détriment des politiques, accentuant encore davantage la composante militaire de la République islamique.

Les disqualifications massives et le faible taux de participation pourraient bien se révéler être une erreur de calcul de la part des ultraconservateurs et de leur sentiment d’orgueil - erreur de calcul facilité en grande partie par la faiblesse et les échecs du camp modéré - qui provoquerait la disparition d’un filet de sécurité plutôt efficace destiné à canaliser le mécontentement de la population et à un mécanisme de résilience du régime, à savoir offrir le choix, comme le pensent de nombreux Iraniens, entre un moindre et un plus grand mal (c’est-à-dire les modérés ou les réformateurs contre les partisans de la ligne dure).

Ceci étant, en dépit de leur victoire, les conservateurs ont affiché à l’approche des élections une telle arrogance qu’ils ont suscité au sein de leur propre camp de vives tensions qui peuvent jouer un rôle à long terme.

Le camp des conservateurs est composé de factions (jebheh, front au sens militaire du terme), qui, tout à la fois, sont en compétition et coopèrent. Il s’agit de :

➞  Velâ’i, le camp dominant, qui promeut une totale allégeance au Guide suprême ;

➞  Pâydâri, dont l’appellation officielle est Front de la stabilité — ou de l’endurance — de la Révolution islamique une faction moins importante, loyale à l’ultraconservateur religieux l’ayatollah Mohammad-Taqi Mesbah Yazdi et dirigée par son protégé Morteza Aghatehrani qui fait office de secrétaire général. C’est cette faction qui avait introduit, fin 2018, une loi pour la destitution du ministre des affaires étrangères Javad Zarif ;

➞  un camp « néo-principaliste » qui rassemble des formations de jeunes conservateurs loyaux à la Révolution islamique, doté d’un programme social, de croissance et de développement et qui est soutenu par Mohammad Bagher Ghalibaf.

Ghalibaf futur président ?

La personnalité la plus marquante depuis les élections est Mohammad Ghalibaf, dont la liste Fier Iran (Irân-e Sarboland) regroupe de nombreux « principalistes » et critiques de l’administration Rohani ; elle a présenté 30 candidats. Ghalibaf est arrivé en première position à Téhéran et peut donc ambitionner d’occuper la puissante position de président du Parlement. Il pourra ainsi se positionner pour devenir le prochain président de la République.

À plusieurs reprises (2005, 2013 et 2017), Ghalibaf a échoué à accéder à la présidence. Son parcours a débuté dans les secteurs sécuritaire et militaire, puis il s’est tourné vers l’économie et la politique, presque toujours en relation très étroite avec le CGRI. Pendant la guerre Irak-Iran, il a occupé des postes de commandement dans plusieurs brigades et divisions. Après la guerre, il est devenu directeur général de la branche ingénierie du CGRI, Khatam-ol Anbia, la principale structure économique des Gardiens à l’époque où Hachemi Rafsandjani, alors président, l’avait intégrée à la reconstruction économique d’après-guerre.

Plus tard, Ghalibaf a été nommé par l’ayatollah Khamenei commandant des forces aériennes du CGRI (1997-2000), puis chef de police (en charge du maintien de l’ordre public de la République islamique d’Iran, ou NAJA selon l’acronyme en persan, de 2000 à 2005) ; plus récemment de 2005 à 2017 il a été maire de Téhéran. À l’heure actuelle, il est responsable adjoint de la commission économique du Conseil de discernement de l’intérêt du régime.

Ayant une expérience sécuritaire, Ghalibaf peut mettre en avant un programme politique qui combine populisme économique, gestion technocratique et nationalisme militaire (pendant la campagne parlementaire, il a vanté son étroite relation avec le défunt général Qassem Soleimani pendant la guerre Irak-Iran). Dans la mesure où il existe des éléments plus extrémistes au sein du camp conservateur, il pourrait avoir de bonnes chances de devenir président, comme représentant la moins mauvaise des options possibles.

Faciliter les pourparlers avec Washington

Il n’a pas échappé aux amis et aux ennemis régionaux et internationaux de l’Iran que le faible taux de participation historique a révélé la profondeur de la crise de légitimité du régime et que la victoire de la ligne dure a indiqué la tendance politique à laquelle il fallait s’attendre.

Au vu de ces élections, il y a peu de chance que la politique étrangère change. Jusqu’à l’élection présidentielle de l’année 2021, il est probable que l’on continuera à percevoir deux voix venant de Téhéran : l’une, modérée, sera le fait de l’administration Rohani et l’autre, dure, émanera du CGRI et désormais aussi du Parlement. En réalité, les deux voix opèrent en tandem et ont démontré leur utilité pour le régime et le Guide suprême.

L’emprise grandissante des « durs » sur le pouvoir peut en réalité faciliter les pourparlers avec Washington, compte tenu de la nécessité pour l’Iran de mettre fin aux sanctions américaines au nom de la stabilité du régime. L’une des principales raisons d’un tel scénario, qui ne pourrait se concrétiser qu’après l’élection présidentielle américaine et iranienne, est qu’un obstacle majeur au rejet par les « durs » d’une ouverture avec l’Occident ou de négociations avec Washington perdrait beaucoup de son efficacité. La préoccupation des partisans de la ligne dure est que si une ouverture à l’Ouest devait se dessiner — un processus qui pourrait être négocié par leurs élites modérées rivales lorsque, par exemple, le président est issu de ce camp —, elle mettrait en danger ou ne garantirait pas suffisamment leurs intérêts idéologiques et politico-économiques.

On peut aussi penser que cette inquiétude est de nature paranoïaque. Après tout, le Guide suprême supervise et contrôle tout processus d’ouverture ou de négociation de ce type, se faisant le garant de l’intérêt de ses alliés de la ligne dure.

Zéro redistribution des richesses à l’horizon

Le futur Parlement conservateur pourrait être tenté de détrôner des figures importantes de l’administration modérée, mais il est peu probable que de telles tentatives soient soutenues par le Guide suprême, étant donné les avantages mentionnés plus haut d’une dualité des voix de l’élite pour le système.

En ce qui concerne les relations entre l’État et ses citoyens, le fossé va même s’élargir, dans la mesure où il est peu probable que les revendications socio-économiques de la population soient satisfaites à court terme, les sanctions américaines se poursuivant sans relâche et aucun changement majeur de politique économique ou de redistribution des richesses ne se profilant à l’horizon. La victoire du camp des conservateurs ne pourrait être donc qu’une victoire à la Pyrrhus pour la République islamique. Elle suscitera probablement un questionnement au sein de ses cercles stratégiques sur la manière d’appréhender un tel rejet et un tel désenchantement populaires.

L’idéal serait qu’un camp unifié de la ligne dure apporte un certain soulagement socio-économique aux couches pauvres de la population, en utilisant son accès inégalé aux ressources étatiques et semi-étatiques, même sans allégement des sanctions américaines.

Le calendrier des mesures de redistribution des monopoles économiques au profit des groupes vulnérables de la société est une donnée importante. Agir avant l’élection présidentielle de 2021 pourrait malencontreusement redorer l’image ternie de l’administration modérée de Rohani, augmenter les chances du camp modéré/réformiste de lui succéder et donc diminuer celles des « durs ». Il est donc plus probable que les partisans victorieux de la ligne dure feront tout pour renforcer la piètre performance de l’administration — qui entrera bientôt dans sa dernière année de mandat — afin d’accroître leur propre fortune politique à l’avenir.

A terme, la ligne dominante émergente dans la politique iranienne pourrait être une sorte de populisme de droite qui tiendrait un discours de justice sociale sans s’engager véritablement dans une redistribution des richesses, alors que le rôle idéologique du nationalisme continuerait à prendre de l’ampleur par rapport à l’islamisme. Ainsi, s’ouvrirait un espace pour soulager la pression publique (par exemple sur le port obligatoire du voile) tandis que la répression des protestations et du militantisme de la société civile se poursuivrait sans relâche. En d’autres termes, le Corps des gardiens de la révolution islamique agirait - ou plutôt prétendrait agir - comme un modernisateur à la main de fer. Quoi qu’il en soit, une dictature militaire de facto aurait également du mal à satisfaire le désir de la population de plus d’égalité sociale et de liberté politique. Une variable clé serait de savoir si le fossé actuel entre les classes inférieures et les classes moyennes pourrait être maintenu par un régime politique qui jouerait les priorités des unes contre les priorités des autres.

Dans l’intervalle, tant que durera la crise du coronavirus en Iran, elle interdira probablement une reprise des mobilisations populaires à grande échelle, en particulier de la classe moyenne, ce qui renforcera le sentiment de résignation et de désespoir du plus grand nombre.

Réformer le réformisme

Les résultats des élections ont également relancé les discussions sur le sort du réformisme en Iran, notamment sur la question de savoir si l’échec du camp modéré et réformateur enclencherait en fin de compte la disparition définitive des réformateurs déjà en crise, ou, en d’autres termes, serait le baiser de la mort de la dualité réformateur/conservateur au sein de l’establishment de la République islamique.

Au fil des ans, les réformateurs ont beaucoup perdu de leur légitimité au sein des bases sociales traditionnelles qui les soutenaient, en raison non seulement de l’opposition, de la répression et du sabotage combinés du camp rival de la ligne dure à leur encontre, mais aussi, et surtout, de leurs propres manquements à tenir leurs promesses politiques et économiques. De là la conviction que les réformateurs, au lieu d’être acteurs de changement venant d’en haut, se sont carrément positionnés aux côtés de l’establishment et contre de larges pans de la population. D’ailleurs, depuis les manifestations nationales contre le régime en décembre 2017, ils ont eu à subir pour la première fois la colère de la population au même titre que les conservateurs.

Dans ce contexte, l’avenir du réformisme peut comporter deux scénarios : d’une part, une « réforme du réformisme » qui mettrait fin au rejet par les réformateurs des mobilisations de rue et des revendications radicales tout en inversant leur dédain pour la « question sociale », par exemple en proposant des politiques économiques qui contribueraient à atténuer les griefs socio-économiques des classes inférieures et des classes moyennes pauvres. D’autre part, la réintégration des réformateurs aux plus hauts échelons du pouvoir, facilitée par leurs rivaux de la ligne dure, pour servir de soupape de sécurité ou de ballon d’oxygène au régime. Ce scénario, visant à assurer la survie d’un régime menacé par un persistant et grandissant mécontentement populaire, verrait la réhabilitation et la réintégration de ceux qui, au sein du camp réformateur, sont prêts à coopérer avec les conservateurs pour sauver un régime dont tous tirent profit.

Une telle démarche de la part des conservateurs serait d’autant plus nécessaire que la perception populaire pourrait bien considérer qu’un camp conservateur, même sorti renforcé des élections, reste incapable de prendre en compte ses doléances. L’incroyable disqualification massive de leurs candidats a entraîné une désunion au sein du camp des réformateurs, les uns boycottant les élections quand d’autres y participaient, marquant ainsi la volonté de certains de former une coalition avec le camp des conservateurs, ou du moins avec ceux d’entre eux qui sont les plus proches des modérés.

1NDT. Le Conseil des gardiens de la Constitution correspond grosso modo au Conseil constitutionnel français.

2Ce que j’ai mis en valeur ailleurs pendant la période qui a précédé les élections.

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