Territoires occupés

Face à la gronde populaire, l’Autorité palestinienne choisit la répression

Depuis le décès de l’opposant Nizar Banat le 24 juin 2021, battu à mort par les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne (AP), la Cisjordanie vit au rythme des manifestations demandant le départ du président Mahmoud Abbas. Déjà critiquée pour son immobilisme en mai 2021, l’AP n’est plus qu’un régime autoritaire arabe sans État, collaborant avec les autorités d’occupation.

Hébron, 13 juillet 2021. Des manifestants portent les portraits du militant Nizar Banat et une banderole sur laquelle on peut lire « Dégage Abbas ».
Ahmad GHARABLI / AFP

La mort de l’activiste Nizar Banat le 24 juin 2021 après son arrestation par les services de sécurité palestiniens a suscité une vague de manifestations dans la rue palestinienne, réclamant le départ du président de l’Autorité palestinienne (AP) Mahmoud Abbas. Ce meurtre — qui arrive après une tentative d’assassinat à laquelle Banat avait échappé quelques semaines plus tôt — a fait basculer les protestations du monde virtuel vers la rue. L’événement a été un catalyseur contre l’AP, mettant à nu son échec tant sur les plans social, économique que politique. De plus, les pratiques du gouvernement palestinien sont marquées depuis quelques années par des discours et des politiques sécuritaires dont la violence est en contradiction flagrante avec les attentes des acteurs sur le terrain. En retour, les formes de résistances émanant d’une société palestinienne sous occupation ont également évolué.

Les espaces sociaux palestiniens étaient principalement jusque-là un lieu d’expression contre le colonialisme israélien. Mais le contexte des dernières années les a fait évoluer, notamment avec la division interne et la mise en place de deux autorités en conflit : l’AP en Cisjordanie et le Hamas dans la bande de Gaza. Depuis, ces espaces sociaux ne cessent d’être traversés par des affrontements sur des questions comme l’opposition aux négociations et à la coordination sécuritaire avec Israël, les arrestations politiques et les atteintes à la liberté d’expression et aux libertés publiques.

Ces divergences croissantes marquent un fossé qui s’est creusé entre les politiques menées par les deux pouvoirs de Ramallah et de Gaza, et une partie conséquente de la société palestinienne. Cet abîme apparaît également dans les politiques visant à contenir les protestations en les institutionnalisant et en les récupérant, à travers l’apparition de nouvelles formes de censure afin de monopoliser ces espaces sociaux et de les occuper avec les discours et les pratiques des appareils du pouvoir. Ces tentatives de contrôle et de récupération s’inscrivent dans une conception officielle de ce que doit être la « représentation palestinienne », imposée comme la seule voie à même de susciter une quelconque solidarité mondiale. À cela il faut ajouter une neutralisation de la confrontation avec la politique coloniale israélienne et la réduction du combat palestinien à son aspect juridique et symbolique.

Or, depuis le début de la pandémie de la Covid-19, les scandales et les protestations contre les politiques de l’AP se succèdent. Pour contenir leur propagation, le gouvernement a eu recours au confinement, à un durcissement sécuritaire et à des discours moralisateurs. Mais la pandémie a mis à nu la fragilité des structures sanitaires palestiniennes. L’arrivée des doses de vaccin a été tardive et la campagne de vaccination a été entachée d’accusations de népotisme et de clientélisme. Nizar Banat avait d’ailleurs critiqué dans nombre de ses publications sur les réseaux sociaux le transfert des vaccins entre l’AP et Israël. Après une tentative d’assassinat à son encontre, ordre a été donné de l’arrêter.

Le pouvoir confisqué

Certes, la protestation contre les politiques de l’AP ne sont pas nouvelles. La rue palestinienne a connu depuis 2011 des dizaines de manifestations : mobilisations de certains corps de métiers (enseignants, médecins du secteur public), manifestations politiques (opposition aux sanctions contre Gaza, à la coordination sécuritaire avec Israël, aux guerres contre Gaza et aux positions de l’AP) ou contestations sociales (contre la loi sur la sécurité sociale en 2019). Au cours de ces mouvements, les manifestants se sont heurtés aux forces de sécurité.

Mais la mobilisation actuelle s’inscrit dans un contexte différent. D’abord, elle survient après le report des élections qui devaient se tenir en mai 2021, marqué par un accaparement du pouvoir au sein du Fatah et de l’Organisation de libération de la Palestine et la montée des politiques d’exclusion et de répression contre les voix discordantes. Le chef de l’Autorité et ses proches ont désormais le monopole des décisions politiques, marginalisant celles du conseil central de l’OLP qui a appelé à revoir les accords d’Oslo et leurs conséquences, notamment la coordination sécuritaire et les accords économiques avec Israël.

Au cours des préparatifs des dernières élections, des courants d’opposition ont vu le jour au sein du Fatah. De nouvelles structures politiques ont émergé, dont certains à caractère régionaliste, ainsi que des candidats jusque-là inconnus. On a vu également l’émergence d’acteurs dont les discours se sont focalisés sur la réforme intérieure et la lutte contre la corruption et le népotisme.

Les divisions transcendées

Ensuite, et après de longues années de protestations limitées et de luttes individuelles, ainsi que de faible participation dans les manifestations, les grands mouvements populaires sont de retour. Les luttes quotidiennes dans le quartier de Cheikh Jarrah, à Salouane et à la Porte de Damas ont suscité une solidarité croissante avec les habitants de Jérusalem. Ces mobilisations ont eu pour conséquence l’élargissement des protestations qui se sont étendues à la Cisjordanie et aussi parmi les Palestiniens d’Israël. De nouveaux acteurs sont entrés en lice, pour la plupart des jeunes porteurs d’un langage militant inédit.

Cette résistance a réhabilité la protestation collective organisée, transcendant ainsi la fragmentation coloniale. Jamais en effet depuis des décennies les Palestiniens ne se sont ainsi unis dans des formes de protestations organisées comme en mai 2021. La question palestinienne est redevenue une cause universelle. Des événements sur le terrain ou en ligne ont été organisés de manière simultanée dans la bande de Gaza, à Jérusalem, en Cisjordanie et à l’intérieur du territoire israélien.

Transcendant la géographie, les classes sociales et les générations, ce mouvement a restauré la cohésion du peuple palestinien entre l’intérieur et l’extérieur. Celui-ci constate que l’administration coloniale use des mêmes pratiques d’arrestations et d’assassinats à l’intérieur d’Israël comme dans les territoires occupés, confirmant la permanence de la Nakba et de ses conséquences à ce jour.

Au milieu de ce tableau, de nombreux jeunes constatent la position de spectateur de l’AP, dont la popularité est désormais à son plus bas niveau. Ils critiquent également le courant dominant au sein du Fatah dont les décisions ne servent qu’à maintenir le statu quo. Celui-ci continue à promouvoir le discours de la négociation, de la solution des deux États et de la menace du recours à la Cour pénale internationale (CPI), et à empêcher tout affrontement avec les soldats israéliens afin de préserver « le projet national palestinien ». Lequel projet se limite à l’attentisme et à l’absence de la moindre action sur le terrain. Tout cela malgré l’échec de la solution des deux États, l’accélération de la colonisation en Cisjordanie et la permanence de la division entre le Fatah et le Hamas. Une situation aggravée par l’extension du népotisme et du clientélisme et la propagation de la corruption, que dénoncent les groupes qui protestent dans la rue.

Avatar de l’autoritarisme arabe

La mobilisation qui se poursuit depuis le 25 juin fait face à une répression sans précédent de la part de l’AP. Selon plusieurs organisations palestiniennes des droits humains, les manifestants ont été brutalement agressés à coups de bâtons et de matraques et aspergés de gaz poivre. Ils ont été traînés par terre, des dizaines ont été arrêtés. Des avocats et des journalistes ont été poursuivis. Plusieurs militants et personnalités connues du champ culturel et universitaire ont été agressés, de même que d’anciens détenus dont un grand nombre venait tout juste de sortir des prisons israéliennes. Les organisations de droits humains ont également documenté des cas de torture et d’atteinte à la dignité dans les sous-sols des postes de police.

Selon les témoignages de manifestants largement diffusés sur les réseaux sociaux et dans les médias, des groupes affiliés au Fatah ont harcelé des jeunes filles participant à la protestation. Leurs téléphones ont été cassés et volés et leurs images diffusées. Des groupes étudiants proches du Fatah ont également agressé leurs camarades qui participaient aux manifestations. La symbolique de certaines scènes de répression était particulièrement frappante, comme les pierres lancées par des agents des services de sécurité sur les manifestants. La scène rappelait aux Palestiniens les violences exercées par des soldats israéliens contre les habitants du village de Salim, près de Naplouse, dans les années 1990.

Ces pratiques rappellent également celles de certains régimes arabes autoritaires qui font appel aux baltagiya1 pour réprimer les manifestants. Ces derniers sont accusés de faire le jeu d’intérêts étrangers et leurs revendications se noient au milieu des slogans en faveur du parti au pouvoir. Ici, la défense du Fatah se double de celle du « projet national palestinien » et de la lutte contre la « division ». Le 26 juin, l’AP a mobilisé à son tour plusieurs factions du Fatah ainsi que des éléments des services de sécurité en tenue civile en organisant une manifestation à Ramallah, sans intervention policière. L’idée est ainsi d’occuper la rue pour en chasser physiquement les manifestants qui appellent au départ du président Mahmoud Abbas.

Un fossé qui se creuse

Ces mouvements vont-ils se poursuivre ? La société civile, les organisations de défense des droits humains et les associations culturelles ont toutes condamné l’assassinat de l’opposant Banat. De nouvelles manifestations ont eu lieu un peu partout en Cisjordanie le 11 juillet, à l’appel d’organisations étudiantes, de mouvements de jeunes et d’associations féministes. Elles pourraient s’étendre si la répression s’aggrave et si les attaques contre les libertés publiques, la liberté d’expression et d’opinion, le droit à l’opposition et le droit de manifester et de protester se poursuivent.

L’AP récolte les échecs les uns après les autres. Jour après jour, le fossé se creuse entre elle et de larges segments de la population. La mise en place d’une commission d’enquête sur la mort de Nizar Banat, les déclarations garantissant la liberté de la presse et condamnant tout recours à la répression n’ont pas convaincu grand monde. Aucune volonté de changement ne transparaît sur le plan politique. Rien ne se profile à l’horizon pour changer la manière du gouvernement palestinien de gérer la lutte contre la colonisation ou œuvrer à mettre fin à la division inter-palestinienne.

1Voyous à la solde du régime chargés d’agresser les manifestants.

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