Mémoires

Israël-Palestine. Un demi-siècle de journalisme

Mémoires et analyses de Charles Enderlin, l’ancien correspondant de France 2 en Israël et en Palestine.

Joël Saget/AFP

« En comptant mes années à la radio israélienne, j’ai couvert, en près d’un demi-siècle, deux traités de paix, cinq guerres, deux intifadas, le processus de paix d’Oslo, deux révolutions égyptiennes. Selon un compte approximatif, cela représente, rien que pour la télévision, cinq mille sujets et duplex, quatre documentaires télé. Sans parler de la dizaine de livres que j’ai publiés. »

Ainsi commence le dernier livre de Charles Enderlin : De notre correspondant à Jérusalem. Le journalisme comme identité. Celui que nombre de téléspectateurs de France 2 reconnaissaient rien qu’en entendant sa voix y raconte une vie de journaliste : la sienne, de 1968, date de son immigration en Israël, jusqu’à la mort du négociateur palestinien Saeb Erekat, qu’il a apprise en terminant son ouvrage, fin 2020.

S’il se dit toujours sioniste (« dans les frontières de 1967 »), l’auteur ne le dissimule pas : l’Israël de Benyamin Nétanyahou n’a plus grand-chose à voir avec celui d’avant la guerre de juin 1967. L’occupation, la colonisation et l’annexion de fait — en attendant qu’elle soit légalisée — du reste de la Palestine qui avait échappé au jeune État en 1948 a changé la nature même de ce dernier. Sans oublier la conquête d’une main d’œuvre massive à bas prix et d’un marché captif, accélérateurs de la transformation capitaliste d’un système jusque-là relativement égalitaire – pour ses citoyens juifs. Désormais, le pays figure dans le peloton de tête de l’OCDE pour la pauvreté et les inégalités, y compris entre juifs. Et sa démocratie est menacée.

Les coulisses des négociations israélo-palestiniennes

À cet égard, le lecteur regrettera peut-être que Charles Enderlin traite peu de la société israélienne, consacrant l’essentiel de son livre aux rapports avec les Palestiniens. Bonheur de lecture, il n’aborde cependant pas ces derniers à la manière d’un historien, mais en journaliste qui les a cotoyés, année après année, presqu’au jour le jour, et souvent dans les coulisses. Nul, sans doute, ne connaît mieux, aussi personnellement, les acteurs des négociations, hélas avortées ou rapidement sabotées, entre les deux peuples. C’est d’ailleurs pourquoi, le livre ouvert, on éprouve de la difficulté à le refermer, presque comme un roman policier qui rebondit sans cesse d’anecdote en révélation.

Quitte à schématiser un peu, on peut résumer les quatre leçons qui – par-delà les nuances, voire les divergences d’appréciation – me semblent se dégager de sa lecture.

Le « cercueil » d’Oslo et la radicalisation des électeurs

Tout d’abord, le seul véritable espoir de paix qu’aient connu Israéliens et Palestiniens est né avec la victoire d’Yitzhak Rabin en 1992 et mort en 1995 avec son assassinat, dans lequel, l’auteur le démontre, Benyamin Nétanyahou, ses amis du Likoud et ses alliés/concurrents plus à droite encore portent une lourde responsabilité. Ehoud Barak, tout en faisant porter le chapeau de l’échec à Yasser Arafat, a planté au sommet de Camp David les derniers clous dans le cercueil du « processus de paix » que la seconde intifada et sa répression enterreront définitivement.

Ensuite, la radicalisation ininterrompue de l’électorat israélien, encore accentuée par les quatre dernières législatives anticipées, a été certes impulsée par la droite, l’extrême droite et les ultra-orthodoxes. Mais elle serait incompréhensible si on négligeait l’incapacité des gauches à faire vivre une solution de rechange réelle, économique et sociale autant que pacifique. L’auteur se montre sévère, à juste titre, notamment avec Shimon Peres, en particulier en raison de son suicide politique lorsqu’il succéda à Rabin et permit, par ses erreurs accumulées, la première victoire de Nétanyahou. Il n’épargne pas non plus Elie Barnavi, nommé ambassadeur à Paris par la gauche et qui choisit de le rester après la victoire d’Ariel Sharon, dont il assuma l’Opération Rempart.

Une « insupportable police juive de la pensée »

Troisième leçon : Charles Enderlin revient naturellement sur les différentes étapes du harcèlement aussi violent qu’absurde dont lui et son cameraman, témoin de la mort du petit Mohamed Al-Dura en septembre 2000, furent victimes pendant plus de douze ans. La justice, on le sait, leur donna finalement raison. Au-delà de leur propre épreuve, notre confrère explique comment s’est constituée et imposée – pour reprendre la formule d’Annie Kriegel, la mère de son épouse Danièle – une « insupportable police juive de la pensée », dont le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), pris d’assaut par la droite, est progressivement devenu la caution et l’organisateur.

Plus d’une corde à son arc

Enfin, le lecteur attentif notera aussi l’évolution de la direction de France 2 vis-à-vis de son correspondant depuis 1981. Certes, elle a défendu jusqu’au bout son honneur professionnel, sans céder aux pressions de la « police » évoquée plus haut. Mais cet engagement n’a pas empêché les nouveaux patrons de la chaîne de pousser notre confrère vers la retraite, réduisant son temps d’antenne et surtout sa présence à l’écran. Battus au tribunal, ceux qui voulaient le faire taire y sont paradoxalement parvenus.

Sauf qu’Enderlin a plus d’une corde à son arc. Correspondant de presse, il est devenu aussi essayiste et réalisateur. Nombre de celles et ceux que le Proche-Orient passionne doivent ce tropisme aux livres de notre confrère, et aux documentaires qu’il en a souvent tirés. Ainsi, Le Rêve brisé (Fayard, 2004) (le livre comme le film) et Les Années perdues (Fayard, 2006) Michel) ont contribué à éclairer l’échec de Camp David et la tragédie de la seconde intifada ; Le Grand aveuglement (Albin MIchel, 2009) a révélé le rôle d’Israël dans la montée de l’islam radical ; Un enfant est mort (Don Quichotte, 2010) déconstruit la cabale autour de Mohamed Al-Dura. Quiconque a lu (ou vu) Au nom du temple (Seuil, 2013) n’aura pas été surpris par la dérive messianiste de la droite et de l’extrême droite israéliennes. Les juifs de France entre République et sionisme (Seuil, 2020) inscrit les débats actuels au sein et autour de la « communauté » dans la longue histoire. Avec De notre correspondant à Jérusalem, notre confrère boucle donc la boucle d’un demi-siècle de journalisme. Mais qu’on se rassure : il lui reste beaucoup à raconter…

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