Bonnes feuilles

Russie-Afrique. Prigojine, Wagner et le marché libyen

Dans Wagner, enquête au cœur du système Prigojine (Éditions du Faubourg), Lou Osborn et Dimitri Zufferey décortiquent l’ascension d’Evgueni Prigojine – mort dans des conditions opaques en août 2023 – et de sa société paramilitaire Wagner. En Libye, les mercenaires du groupe ont particulièrement été mis à contribution pour soutenir le maréchal Khalifa Haftar. Extrait.

Khalifa Haftar, Evgueni Prigogine et Vladimir Poutine
© DR / Afrique XXI

La mort d’Evgueni Prigojine, le 23 août 2023, dans le « crash » de son avion privé, a surpris peu d’observateurs. Après sa mutinerie avortée contre les généraux russes en juin, qu’il accusait d’être corrompus tandis que ses mercenaires mouraient sur le front ukrainien et manquaient de tout, le patron de Wagner avait fui en Biélorussie. Il était ensuite apparu en Afrique. Mais, dans la Russie de Vladimir Poutine, une rébellion vaut une mise à mort. Il aura pourtant été un fidèle parmi les fidèles.

Après sa disparition, de nombreuses questions se sont posées : quid de l’avenir de sa société militaire privée (SMP) ? Et si la mort de Prigojine annonçait le retrait des soldats de Wagner et de leurs usines à trolls, pourvoyeuses de propagande antifrançaise sur le continent, en Centrafrique et au Mali, en particulier ? Un scénario qui aurait soulagé la France, malmenée depuis plusieurs années par l’offensive de la société paramilitaire dans son « pré carré ».

Mais rien de tout cela ne s’est produit. Interroger la survie de Wagner après la disparition de Prigojine, c’était oublier un peu vite que le Kremlin est également à la manœuvre. La SMP est devenue une arme au service de la stratégie de Poutine. La propagande distillée par ses diplomates partout où la SMP s’implante en est une parfaite illustration. Ils marchent main dans la main. Ainsi, depuis la mort du patron de Wagner (au côté de son chef des opérations militaires, le néo-nazi Dmitri Outkine), le business ne s’est pas interrompu.

Le grand public européen a découvert l’existence de ce groupe paramilitaire lors de la guerre en Ukraine. Mais cela fera bientôt dix ans qu’il s’est impliqué dans divers conflits : en Crimée d’abord en 2014, en Syrie en 2015, et après cela au Soudan, en Libye, au Mozambique, puis en Centrafrique à partir de fin 2017. Ce pays est devenu une sorte de laboratoire où Wagner a déployé ses usines à trolls pour orienter l’opinion publique, et pénétré toutes les strates de l’État et de l’économie locale afin de se rémunérer, notamment en mettant la main sur les ressources naturelles et sur certaines activités lucratives (comme la bière) via des sociétés de droit local.

Offensive antifrançaise

En s’appuyant sur le rejet d’une partie de la population vis-à-vis de la politique française en Afrique, Prigojine et ses sbires ont rendu la présence de l’ancienne puissance coloniale indésirable et ont su en profiter pour conquérir de nouveaux marchés. Cette stratégie a été particulièrement spectaculaire au Mali, où les troupes françaises ont dû plier bagage après dix ans de présence. Au Burkina Faso, puis au Niger, des manifestations contre la France et ses militaires ont eu lieu après chacun des coups d’État, et des drapeaux russes sont parfois apparus dans la foule – sans que l’on puisse pour autant en conclure à un quelconque rôle de Wagner dans ces épisodes.

Dans Wagner, enquête au cœur du système Prigojine, paru le 15 septembre 2023 aux Éditions du Faubourg, Lou Osborn, enquêtrice pour l’ONG britannique Center for Information Resilience et membre du collectif All Eyes on Wagner, et Dimitri Zufferey, journaliste à la Radio Télévision Suisse (RTS), reviennent sur l’histoire de Prigojine et de Wagner. Ils retracent le parcours de ce fidèle de Vladimir Poutine, le voyou devenu le « cuisinier » du Kremlin, puis le bras armé en Afrique des ambitions néo-impérialistes russes, jusqu’à sa mort – épisode ajouté in extremis avant la sortie du livre. L’enquête fourmille de détails. Le travail des auteur⸱es repose sur la technique dite de l’open source intelligence (Osint), qui utilise des sources ouvertes et disponibles. Le journaliste Pierre Haski (France Inter) signe la préface de cette enquête.

En Afrique, l’un des épisodes les moins connus de l’ascension de Wagner est très probablement son déploiement en Libye en 2019 pour soutenir les troupes du maréchal Khalifa Haftar. Celui-ci tient alors l’Est du pays avec son Armée nationale libyenne (ANL) et essaye de renverser le gouvernement de Tripoli. L’expansion du groupe paramilitaire dans ce pays en proie à la guerre depuis la chute de Mouammar Kadhafi est remarquable à plus d’un titre : importance du matériel et des troupes déployés, violence des combats, nombre de mercenaires tombés sur le champ de bataille, ressources financières potentielles grâce aux immenses champs de pétrole...

Avec l’autorisation de l’éditeur et des auteur⸱es, Afrique XXI reproduit ci-dessous un extrait du chapitre 2 – issu de la partie II, « À la conquête du monde » – consacré à ce déploiement dans les sables libyens. (Les intertitres sont de la rédaction d’Afrique XXI.)

L’entrée en Afrique : la marche sur Tripoli

« En décembre 2020, l’ONU estime que 20 000 mercenaires et soldats étrangers combattent, surveillent et forment des troupes en Libye : des wagnériens, des soldats réguliers des armées tchadiennes, soudanaises, turques ainsi que des mercenaires turcs et syriens. L’histoire a pourtant commencé un peu plus tôt. La ressource qui attire les convoitises est le pétrole. Wagner apparaît pour la première fois sur le sol libyen en mai 2018, dans le sillage d’autres mercenaires qui étaient venus l’année précédente en vertu d’un contrat de déminage avec le gouvernement de l’est du pays. Lors de l’offensive menée par l’Armée nationale libyenne (ANL), des hommes de la compagnie participent aux incursions pour reprendre Derna, dernier bastion des milices islamistes dans l’Est. Dans un rapport transmis au Conseil de sécurité de l’ONU, un pole d’experts estime que 1 200 contractuels sont au service du maréchal Khalifa Haftar.

Ancien compagnon d’armes de Mouammar Kadhafi, celui-ci est abandonné après une lourde défaite contre les troupes du président tchadien Hissène Habré en 1987. La CIA voit alors en ce colonel humilié un atout qui pourrait mener la fronde anti-Kadhafi. En 2011, il dirige les premières luttes contre le pouvoir en place avec l’appui américain. Il bénéficie de leur soutien et de leur logistique. Début 2018, peu de temps après la reprise de Benghazi, Haftar trouve un accord avec la CIA et autorise l’installation d’une petite présence armée permanente sur une base aérienne non loin de sa capitale.

La présidence de Donald Trump se désintéresse de la question et l’influence états-unienne diminue, laissant le champ libre aux Russes. Sur la scène diplomatique, Haftar est ouvertement soutenu par Le Caire et Abou Dhabi, qui violent des sanctions internationales pour continuer à l’armer, et plus discrètement par la Russie et par la France. Pour Moscou, c’est une forme de revanche sur l’opération de l’Otan en 2011 en Libye. Et c’est aussi l’occasion de renforcer les liens avec les Émirats arabes unis, qui étaient en 2015 le seul pays du Golfe à soutenir l’intervention russe en Syrie. Les deux pays entretiennent une relation solide.

Du côté européen, François Hollande estime que la coopération avec le maréchal s’inscrit dans la logique de la « guerre contre le terrorisme » au Sahel. Le déploiement de forces paramilitaires russes fait partie de l’expansion militaire de Haftar, tout comme la possibilité de conquérir l’ensemble du pays et de renverser le gouvernement d’union à Tripoli.

Les premiers déploiements

En novembre 2018, le cuisinier et sa batterie sont arrivés en Libye après une réunion à Moscou. Autour de la table, une délégation de hauts responsables militaires libyens dirigée par Khalifa Haftar, ainsi que Sergueï Choïgou et son état-major. Dans les coulisses, Prigojine est à l’œuvre. Mais à ce moment, le cuisinier suscite des spéculations sur son rôle réel dans les conflits militaires que la Russie mène dans le monde. Cela permet à Wagner de travailler en étroite collaboration avec la mission émiratie.

L’Agence américaine du renseignement de la défense (DIA) estime, en novembre 2020, que les rapports sur les sources de financement de la présence continue de Wagner en Libye sont ambigus. La DIA considère que les Émirats arabes unis fournissent un financement pour les opérations du groupe. La coopération entre Abou Dhabi et Moscou devient plus évidente. Un système de lance-missiles sol-air Pantsir acheté par les Émirats à la Russie est ensuite envoyé en Libye pour soutenir l’ANL. La couverture médiatique de cette relation militaire a failli faire sauter un contrat de vente d’armes de 22,1 milliards d’euros conclu entre les États-Unis et les Émirats arabes unis en décembre 2020. À tel point que c’est finalement le Sénat qui confirmera ce contrat.

Des rapports détaillés sur la présence de 300 wagnériens en mars 2019 dans une base à Benghazi relèvent la participation de ces Russes aux différentes opérations de l’ANL. Un montant de 145 millions d’euros est versé par les Émirats arabes unis pour couvrir les opérations russes. Cet État du Golfe, qui a déployé par le passé des hommes et des mercenaires et dispose d’une base aérienne à al-Khadim, dans l’est de la Libye, a pourtant toujours nié avoir financé Wagner.

Premiers morts russes

La véritable implication des Russes commence après l’offensive générale de reconquête de la Libye par l’ANL, vers le 3 avril 2019. D’abord timide durant la première phase, qui couvrait le Sud, ses activités se sont accentuées après la prise de Sebha au début de l’année et l’offensive sur Tripoli. En septembre, l’une des plus grandes opérations jamais menée par Wagner compte sur la participation d’environ 2 000 soldats. Les Russes soutiennent l’offensive du maréchal Haftar et de son armée sur Tripoli. L’attaque s’arrête à quelques kilomètres seulement de la capitale.

Les chiffres sur les effectifs déployés par la compagnie ne restent que des estimations. Pour les services secrets occidentaux, environ 1 400 contractuels russes se trouvent en Libye. 200 à 300 d’entre eux combattent dans la région de Tripoli, le reste est stationné dans des bases et des champs pétrolifères. Dans l’autre camp, les renforts ne se font pas attendre. À l’arrivée des premiers conseillers militaires turcs à Tripoli pour aider le Gouvernement d’entente nationale (GNA), les combats s’intensifient et la compagnie perd ses premiers hommes.

L’utilisation de drones d’attaque par les supplétifs turcs inverse le cours de la bataille en faveur de Tripoli. Au Sud, les wagnériens laissent de nombreux indices de leur présence avant de battre en retraite. Les premiers morts russes sont décomptés. Un peu plus de vingt mercenaires meurent pour le seul mois de septembre 2019. Le rôle de Wagner se confirme sur le théâtre libyen.

Ses hommes dirigent les tirs d’artillerie, remettent en état les avions de combat et envoient des tireurs d’élite au front. Leur formation et leur tactique militaire moderne donnent parfois à Haftar un avantage militaire décisif. Khalifa Haftar ordonne en décembre 2019 l’attaque pour la bataille finale de Tripoli. « L’heure zéro a sonné pour l’assaut large et total attendu par tous les Libyens libres et honnêtes. » La Turquie, qui soutient le gouvernement d’union nationale (GNA) au pouvoir, répond à cette agression en envoyant des troupes massives, de grandes quantités d’équipements et des milliers de mercenaires syriens à Tripoli et Misrata.

Interférences médiatiques

Alors que dans les dunes libyennes, les combats font rage, en mars 2020, des enquêteurs américains découvrent qu’un groupe lié à la galaxie finance une télévision libyenne. En investissant secrètement dans un média existant de longue date, Prigojine affine sa capacité à brouiller les pistes en matière d’authenticité de la presse. En substance, la Russie paie pour que ses mercenaires digitaux – y compris l’Internet Research Agency et les médias en ligne – pénètrent les écosystèmes d’information de ses adversaires, souvent dans le but de semer le chaos et la confusion.

Entre le 2 et le 9 avril 2020, sur le terrain, une série d’accrochages cause encore des pertes sévères à la compagnie. Les wagnériens et leurs alliés sont régulièrement ciblés par des drones turcs. L’ONU confirme, le 24 avril, la présence de mercenaires russes avec 800 à 1 200 combattants, mais souligne ne pas « être en mesure de vérifier de manière indépendante l’importance de leur déploiement ».

Quelques centaines de contractuels russes évacuent les lignes du front de Tripoli. Ils se replient vers Bani Walid, à 170 km au sud-est de la capitale, d’où ils sont rapatriés vers al-Djoufrah, base encore contrôlée par les forces pro-Haftar. L’Africom fournit des images aériennes montrant que la Russie approvisionne les forces de Wagner en équipements tels que des véhicules blindés, des systèmes de défense aérienne, des avions de combat et d’autres matériels. En mai, l’Africom publie encore des photographies de ce qu’il déclare être au moins quatorze avions de combat russes en Libye soutenant l’ANL.

Wagner aura droit à des combattants syriens. Moscou charge le colonel Alexandre Zorin, ancien chef de la commission de réconciliation en Syrie, qui était venu négocier la paix à Genève en 2016, de recruter du sang frais pour une autre guerre. Le colonel Zorin est connu comme étant l’homme vers lequel on se tourne pour les tâches difficiles. Il est l’envoyé de Vladimir Poutine au Levant. Alors qu’il était déployé sur la base d’Hmeimim, il noue des relations avec diverses parties belligérantes. Si les forces aériennes russes et syriennes ont utilisé leur puissance aérienne pour imposer leurs conditions, Zorin a également présenté une façade humanitaire, en participant à des funérailles et en offrant assistance et réconciliation.

Renforts syriens

Zorin se rend dans le sud syrien début avril 2020, une région connue pour ses positions pro-russes. En coopération avec les responsables du renseignement d’Assad, l’officier russe entame des négociations avec plusieurs tribus. Le recrutement commence dans la province de Suwaida en décembre 2019, puis à Damas et ses alentours, d’autres régions suivant en mai 2020. Des combattants et des civils débarquent en Libye à bord de charters de Cham Wings depuis Lattaquie. À l’atterrissage, les recrues se voient réparties dans l’une des quatre destinations principales : aéroport international de Benina, base aérienne d’al-Khadim ou d’al-Djoufrah, et aéroport de Bani Walid.

En mai, les combats font une quinzaine de morts dans les rangs de Wagner. Le camp d’Haftar perd du terrain. La retraite devient une option indispensable. C’est vers al-Djoufrah que des avions de transport évacuent encore le 23 mai les Russes, accompagnés de quelques mercenaires syriens, ainsi que de leurs armements lourds. Le retrait sur trois jours des wagnériens est coordonné entre Moscou et Ankara. Le 25 mai 2020, ce sont finalement quelques centaines de combattants qui quittent le front du sud de Tripoli à bord d’un Antonov-32, vers al-Djoufrah.

Le lendemain, Moscou se décide à fournir du matériel en renfort. Elle envoie des avions, des bombardiers et des hélicoptères à destination du théâtre d’opérations. Des chasseurs Mig-29 et des bombardiers Sukhoi Su-24 transitent par Hmeimim. L’Africom accuse la société militaire privée d’utiliser ces appareils dans des missions offensives. Ces avions ne sont pas les seuls armements lourds reçus et exploités par la compagnie en Libye. Elle a aussi reçu un Pantsir S1, différent de ceux utilisés par l’ANL et du matériel des Émirats arabes unis. Pour protéger ses avions, Wagner se sert des radars P-18 Spoonrest en plus de ceux de l’armée nationale.

Le pétrole dans le viseur

Les mercenaires de Khalifa Haftar profitent d’une baisse d’intensité des combats pour renforcer leurs positions. Ils construisent un verrou stratégique pour contrôler l’espace aérien et le croissant pétrolier. Les paramilitaires disposent d’un équipement important. Wagner a peut-être déployé jusqu’à 2 500 combattants, organisés en quatre compagnies : forces spéciales pour la reconnaissance, compagnie de chars et groupe d’artillerie combiné, le reste étant composé d’unités de renseignement, d’unités logistiques et d’un quartier général.

Par rapport à la Syrie, en Libye, la compagnie (avec son peu d’expérience en matière de chars) augmente ses capacités en matière d’aviation de guerre et de défense aérienne. Après juin 2020 et la retraite d’al-Djoufrah, une unité de génie militaire est intégrée pour construire une ligne de défense coupant la Libye en deux. Sur le plan militaire, c’est l’équivalent d’un groupement tactique consolidé.

[...]

L’intervention turque du 5 juin 2020 marque le retrait de l’ANL, vers le sud, et la défaite à Tripoli. Son point culminant est la perte pour l’Armée nationale de la base aérienne d’al-Watya et la chute de Tarhuna, le dernier bastion pro-Haftar à l’ouest. Cette défaite est l’aube d’un changement de stratégie. Leur nouvelle mission est d’empêcher l’armée turque et les forces du GNA d’avancer vers l’Est, et de défendre Syrte ainsi que le croissant pétrolier libyen. Cette mission évolue au cours des années 2020 et 2021 vers la construction d’une ligne de défense séparant la Tripolitaine de la Cyrénaïque et du Fezzan. Fin juin, la compagnie nationale libyenne de pétrole (NOC) dénonce la présence de « mercenaires russes du groupe Wagner et étrangers » sur le champ al-Charara (900 kilomètres au sud de Tripoli), l’un des plus importants, dans une zone contrôlée par le maréchal Haftar.

Des mines dans des oursons en peluche

L’Africom publie des photos d’objets explosifs que Wagner aurait placés à l’intérieur et autour de Tripoli. Avant de se retirer de la capitale, les mercenaires posent des mines terrestres et des pièges, y compris des grenades à main avec des « triplines » [NDLR : Ou « trip-wire », désignant une grenade à main transformée en mine à l’aide d’un fil relié à la goupille], dans les maisons de la banlieue d’Ain Zara. Les autorités estiment que ces mines tueront plus de cinquante civils. Également en 2020, les mercenaires seront identifiés comme ayant posé des pièges dans des peluches par exemple. Une photo prise par des démineurs montre un ourson en peluche avec une bombe scotchée sur le dos.

Le piège le plus sournois s’est retrouvé dans des canettes de soda vides. La jeunesse libyenne s’amuse à les écraser. Pour les démineurs, les mercenaires russes ont conçu ces pièges pour qu’ils explosent sous l’effet de la pression. « Ils nous ont étudiés, même la façon dont nos enfants jouaient, explique Rabie Aljawashi, directeur de la Free Fields Foundation, à The Independent. Ils savent comment nous pensons. » En octobre 2021, les Nations unies impliquent directement Wagner dans ces décès. Les mines terrestres sont des armes interdites par les conventions internationales et le fait de cibler directement des civils constitue un crime de guerre.

« Les raids menés par des mercenaires de Wagner sur les installations de la National Oil Corporation ainsi que les messages contradictoires rédigés dans des capitales étrangères et livrés par les soi-disant forces armées arabes libyennes, ont nui à tous les Libyens qui recherchent un avenir sûr et prospère », écrit l’ambassade américaine, tout en précisant que ces manœuvres n’entravent pas les efforts de ses diplomates « engagés à travailler avec les institutions libyennes responsables, telles que le gouvernement de l’Accord national et la Chambre des représentants, pour garantir la souveraineté de la Libye, parvenir à un cessez-le-feu permanent ».

Une tablette très bavarde

En appui de l’ANL, la Russie sécurise la base stratégique d’al-Djoufrah, y déploie des canons de défense antiaérienne et stationne des hommes de Wagner, le 5 août. Une image satellite montre même l’installation du puissant système de lance-missiles sol-air, S-300, sur cet aéroport militaire. Ces structures sont l’illustration de la volonté russe de posséder un bastion fort. Bastion qui aura pour rôle le contrôle de la ligne de démarcation – le Pantsir a connu de sérieux accrocs lors de la reprise par le GNA de la base d’al-Watiya.

Ces développements n’empêchent pas la suite des opérations et l’expansion. Cent-soixante wagnériens atterrissent à al-Khadim, dans l’est libyen, près de la Méditerranée, en janvier 2021. Parmi eux, des tireurs d’élite, des membres d’unités de combat et le chef présumé de la mission en Libye, surnommé Blanket. Tous les hommes ne vont pas rester dans le sable libyen. Environ un tiers des combattants se sont directement rendus en Centrafrique, l’autre théâtre principal d’opérations en Afrique, et la cinquième unité de combat (238 personnes) y est transférée depuis Syrte.

Politiquement, la situation ne s’est pas stabilisée. Il y a encore des tensions entre les deux camps. Un mandat d’arrêt est émis par Tripoli en août 2021 contre Saif al-Islam Kadhafi [NDLR : le fils de Mouammar Kadhafi, l’ancien chef de l’État libyen, tué en 2011] en raison de ses liens avec Wagner et le Kremlin. Il est déjà recherché par la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité, ce qui ne l’a pas empêché de se présenter à l’élection libyenne quelques mois plus tard. Même si celle-ci sera finalement annulée.

La compagnie continue de se faire connaître par une nouvelle fuite : une tablette probablement oubliée par un mercenaire lors d’un départ en catastrophe. Nader Ibrahim, journaliste à la BBC, se souvient : « J’ai découvert des dizaines de fichiers – allant de manuels sur les mines antipersonnel et les engins explosifs improvisés à des images de drones de reconnaissance. Un certain nombre de livres avaient été téléchargés, dont Mein Kampf, Game of Thrones et un guide sur la fabrication du vin. » S’y trouvait aussi du matériel plus sensible, comme les noms réels et les noms de code des combattants russes, les listes d’achat d’armes que seule l’armée russe peut fournir et les enregistrements des endroits où les zones d’habitation civiles ont été minées. Les informations détaillées obtenues confirment que des agents de Wagner posent des mines terrestres antipersonnel.

Hub pour le Mali et la Centrafrique

En 2022, les revenus provenant des ventes de pétrole en Libye s’élèvent à environ 36 milliards d’euros. Somme qui devrait revenir à l’État libyen mais qui est gelée par les États-Unis. L’occasion pour Chougaleï [NDLR : sociologue et agent d’influence russe au service de Wagner] de justifier son travail : « Je suis sûr que les Libyens sont capables de gérer eux-mêmes leurs revenus. Les Libyens doivent prendre le contrôle du pays et de l’économie. Et la première étape est de demander aux Américains d’enlever leurs sales pattes de leurs trésors nationaux. »

Après le cessez-le-feu de 2020 qui a mis fin aux hostilités entre les factions en Libye, on estime que quelques dizaines de wagnériens pourraient avoir été transférés en Ukraine et que 1 583 miliciens étaient encore en poste dans le pays mi-2021. Leur rôle principal consiste à former les soldats basés dans l’est de la Libye, sous le commandement d’Haftar. Les mercenaires ont principalement concentré leurs activités autour des installations pétrolières de la province orientale de Cyrénaïque, proche de la frontière égyptienne. Un garde du corps russe est filmé protégeant Haftar lors d’un bain de foule marquant l’Aïd al-Fitr, à Benghazi, au printemps 2022.

La Libye, en 2023, sert encore de plateforme pour la rotation des équipes, pour l’entrée au Mali et en RCA ou l’envoi de mercenaires syriens en Ukraine. Khalifa Haftar contrôle toujours des pans entiers du pays. En octobre 2022, Prigojine fera d’ailleurs lui-même le voyage en Libye afin de rencontrer Haftar et négocier les termes et le paiement de leur contrat. Pour passer incognito et tromper les dispositifs de surveillance locaux, Prigojine sera déguisé en chef de milice, un accoutrement rappelant le célèbre « Dictator » de Sacha Baron Cohen. La photo sera retrouvée lors d’une fouille de son bureau par le FSB fin juin 2023 et publiée sur les réseaux sociaux. Conséquence de cette rencontre entre un Prigojine colérique et le vieux général libyen, le chef de la Banque centrale des territoires contrôlés par Haftar sera remercié pour pouvoir débloquer des fonds et payer la compagnie. »