Analyse

Égypte. Les Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir

Les Frères musulmans ont dirigé l’Égypte de juin 2012 à juillet 2013, après le renversement de Hosni Moubarak. La confrérie n’a pas su adapter son fonctionnement, marqué par des années de clandestinité et de répression, et a échoué dans son expérience du pouvoir. Retour sur l’enchaînement des faits.

Sur un mur du Caire, 2 juillet 2013
VOA/Wikimedia Commons

Quand éclate le soulèvement égyptien, le 25 janvier 2011, les Frères musulmans ne sont représentés dans les rues que par quelques jeunes éléments impliqués à titre personnel. La confrérie se méfie des activistes libéraux qui ont appelé à la mobilisation sur les réseaux sociaux, et craint de faire une nouvelle fois les frais de la répression qui ne devrait pas manquer de s’ensuivre.

Ils ont de bonnes raisons d’être circonspects. Au souvenir toujours vivace des purges nassériennes s’ajoutent en effet les incertitudes générées par la politique de chaud et froid conduite par le président Hosni Moubarak qui combine ouverture du jeu politique et arrestations. Les Frères ont certes vu au fil des ans leur présence s’affirmer à la tête des organisations syndicales et professionnelles et le nombre de leurs représentants croître à l’Assemblée (1 député en 1995, 17 en 2000 et 88 en 2005 sur 454 sièges), mais ils n’ont pu y présenter que des candidats « indépendants ». Ils ont subi en 2009 une vague d’arrestations qui a touché 5 000 de leurs membres et certains de leurs cadres dirigeants sont sous les verrous, notamment des figures réputées libérales et modernistes, tels Issam Al-Aryan, porte-parole de la confrérie ou Abdel Moneim Aboul Foutouh, ainsi que l’homme d’affaires Khayrat Al-Chater, grand argentier de la confrérie. Les élections de la fin 2010-début 2011 ont consacré un retour en force du parti au pouvoir, le Parti national démocratique (PND), et les ont chassés du Parlement. Méfiance donc…

Mais le mouvement prend de l’ampleur. Dès le 28 janvier, les Frères décident donc de rejoindre les manifestants de peur de laisser passer une opportunité historique. Rompant avec leur doxa habituelle, ils abandonnent le slogan « l’islam est la solution », pour reprendre les mots d’ordre de la foule. L’heure est à l’unité.

Alliance avec l’armée au détriment des révolutionnaires

Assez rapidement toutefois après la démission de Moubarak, les Frères vont estimer nécessaire de favoriser le retour à l’ordre. Des évaluations officieuses les créditent d’environ 30 % de sympathisants dans la population, en comptant leurs 500 000 membres et les 5 millions de personnes qui leur sont plus ou moins affiliées. Première force d’opposition dans le pays, ils savent qu’ils sont en position de l’emporter. Assez vite, ils négocient donc en coulisse avec l’armée dont ils estiment qu’elle seule peut garantir la stabilité. Dès mai 2011, ils se désolidarisent du « Vendredi de la colère » qui entend dénoncer les procès militaires ; ils ne protesteront pas davantage contre les répressions sanglantes devant le siège de la télévision à Maspero (9 octobre 2011) et de la rue Mohamed Mahmoud (22 novembre 2011).

Du côté du Conseil suprême des forces armées (CSFA) qui exerce le pouvoir par intérim, une alliance objective avec les Frères paraît envisageable. La confrérie a longtemps été la bête noire de l’armée, mais sur le fond celle-ci partage les mêmes idées conservatrices. Les militaires ont obtenu ce qu’ils voulaient : l’abandon d’un scénario dynastique qui aurait intronisé le fils du raïs et porté préjudice à leurs intérêts économiques au profit d’une nouvelle classe d’hommes d’affaires gravitant autour de Gamal Moubarak. Ils ont réglé leurs comptes avec son père à qui ils reprochent, non seulement cette trahison, mais également d’avoir favorisé à leur détriment les services de renseignement et la police.

Après avoir affiché sa proximité avec le peuple égyptien, l’armée craint de ternir son image en assumant directement la gestion du pays. Sous réserve de certaines garanties : pas d’atteinte à la souveraineté du pays et respect de leurs prébendes, les militaires préfèrent repasser à l’arrière-plan et laisser les Frères accéder aux affaires. D’autant que l’allié américain, tout à son rêve de démocratisation du monde arabe, a fait savoir qu’il ne s’opposerait pas à cette alternance, à condition que les accords de Camp David, qui ont abouti à un traité de paix avec Israël en 1979 soient respectés.

Le rôle des salafistes

Pour contrer l’influence des Frères, Hosni Moubarak s’était appuyé sur les salafistes qui avaient opéré une spectaculaire montée en puissance à la fin de sa présidence et investi le champ politique en rompant avec leur tradition quiétiste. Dans ce contexte de concurrence sur le terrain de la religion, le débat se polarise dès mars 2011 sur la question identitaire et sur l’article 2 de la Constitution, qui stipule que « les principes de la charia sont la source principale de la législation ». Lors d’une grande manifestation le 29 juillet 2011, les Frères sont débordés par les salafistes qui s’engagent dans un jeu de surenchère religieuse. Les coptes s’inquiètent, la rupture avec les jeunes révolutionnaires est consommée, le clivage générationnel s’aggrave au sein même de la confrérie.

La méfiance est alimentée par l’opacité qui caractérise depuis l’origine le fonctionnement du mouvement. Qui est frère, qui ne l’est pas ? Il est souvent difficile de le savoir. La création d’un parti politique en avril 2011, Liberté et justice, ne suffit pas à clarifier les choses, car la confrérie subsiste en tant que telle. Au gré des circonstances, les ikhwan (frères) vont également revenir sur leur engagement à ne présenter qu’un nombre limité de candidats aux législatives, puis à briguer la présidence de la République. Deux scrutins qu’ils remportent sans conteste, le premier en janvier 2012 et le second le 30 juin suivant, malgré le faible charisme de leur candidat, Mohamed Morsi, peu charitablement qualifié de « roue de secours », car il a dû remplacer l’homme fort de la confrérie, Kairat Al-Chater, sorti de prison, mais neutralisé par une procédure pour corruption et blanchiment d’argent.

C’est là que les relations se gâtent avec une partie de l’armée. Le 17 juin 2012, le CSFA publie une déclaration constitutionnelle par laquelle les militaires, qui veulent limiter les risques, se sont arrogé le pouvoir législatif. À peine élu, Mohamed Morsi abroge cette décision. Il limoge le maréchal Mohamed Tantaoui, qui dirige l’institution, ainsi que son second, le général Sami Annan, et nomme ministre de la défense le général Abdel Fattah Al-Sissi, issu de la jeune garde des officiers.

Crispation autoritaire

Soucieux de rétablir l’ordre, tant par conservatisme intrinsèque que par souci de relancer l’économie, les Frères vont combattre toute forme d’opposition, assimilée à un complot. Dès mars 2012, ils ont souscrit aux restrictions au droit de grève et au droit de manifester promulguées par le CSFA (loi 96 savoureusement dite de « protection de la révolution ») pour contrer des mouvements ouvriers devenus massifs. Les dirigeants syndicaux indociles sont remplacés par des sympathisants et le ministre frériste de la main-d’œuvre se prononce contre le pluralisme syndical. Aux manifestants qui défient les autorités répondent des contre-manifestations.

Sur le plan économique, les Frères s’accommodent du modèle libéral, n’hésitant pas à composer avec un certain nombre d’hommes d’affaires de l’ancien régime. Cette orientation, destinée à faire repartir l’économie, renvoie à un futur incertain la mise en œuvre des mesures sociales promises par le candidat Morsi (indemnité chômage, salaire minimum, protection sociale…) et alimente le mécontentement d’une partie de la population.

Une étape est franchie quand le 21 novembre 2012, le président promulgue une déclaration constitutionnelle par laquelle il s’attribue les pleins pouvoirs jusqu’à l’adoption d’une nouvelle Constitution et l’élection d’un nouveau Parlement. La présidence, le sénat et l’Assemblée constituante sont exclus de tout recours judiciaire. Cette mesure suscite l’hostilité des juges, d’autant que soucieux de réformer l’État profond et d’en évincer les membres du PND, le pouvoir frériste procède à des mises à la retraite anticipée dans les rangs de la magistrature. Les opposants rappellent la promesse faite par le président de ne pas abuser du pouvoir législatif et les murs se couvrent un peu partout de tags accusateurs : « les Frères sont des menteurs ». Les journalistes de leur côté s’insurgent contre l’infiltration et la prise de contrôle des médias ; ils dénoncent les procédures engagées contre leurs collègues hostiles au nouveau régime. La société civile s’inquiète d’une nouvelle loi sur les ONG très restrictive.

Le texte de la nouvelle Constitution qui doit être soumis à référendum suscite inquiétudes et protestations en Égypte et à l’étranger, plusieurs articles étant jugés problématiques, notamment sur la place de la charia dans la législation, la liberté de conscience et d’exercice du culte. On relève également l’absence de mention des droits des femmes. Le 4 décembre 2012, des opposants regroupés aux abords du palais présidentiel, à Ittihadia, subissent une violente attaque de milices fréristes. S’il est difficile de faire la part exacte des responsabilités dans les affrontements qui se soldent par 9 morts et 450 blessés, l’événement provoque un véritable traumatisme. Pour beaucoup, les Frères ont montré leur vrai visage.

Tamarroud et le coup d’État

À partir de là, le crédit des Frères ne cesse de s’effriter. Les mouvements sociaux et contestataires se font de plus en plus violents et les islamistes doivent faire appel à l’armée pour maintenir l’ordre. En mai 2013, une campagne appelant à la rébellion (« Tamarroud ») et réclamant le départ du président Morsi est lancée à l’initiative de mouvements libéraux et anti-islamistes. L’armée, qui s’inquiète des atteintes à ses prérogatives politiques et économiques, attise cette polarisation de la société. Le magnat copte Naguib Sawiris soutient financièrement la mobilisation et le phénomène prend de l’ampleur. Une grande manifestation est annoncée pour le 30 juin. Au lieu de jouer l’apaisement, le président refuse tout dialogue avec l’opposition ; son discours-fleuve du 26 juin déçoit, voire irrite. Au jour dit, des millions de personnes descendent dans la rue et somment Morsi de quitter le pouvoir. Le 3 au soir, le général Sissi prononce sa destitution. Les partisans des Frères qui refusent de se soumettre organisent des sit-in au Caire, sur les places An-Nahda et Raba Al-Assaouiya. Le démantèlement de ces camps dans le courant de l’été s’accompagne de véritables massacres, notamment à Raba où le nombre des morts avoisinerait le millier de personnes. Les Frères qui ne sont pas arrêtés fuient à l’étranger ou retournent à la clandestinité.

Au final, par-delà les erreurs, voire les fautes évoquées ci-dessus, ce qui frappe peut-être le plus dans cette expérience ratée des Frères c’est leur impréparation. Alors que la confrérie comptait indéniablement dans ses rangs des personnalités fortes et compétentes, ils ont placé à des postes de premier plan des seconds couteaux, à commencer par Mohamed Morsi. Que dire par exemple d’un ministre des antiquités incapable de s’exprimer autrement qu’en arabe alors qu’il doit travailler en partenariat constant avec des missions archéologiques étrangères ? Les Frères sont arrivés au pouvoir sans vision et sans stratégie véritablement élaborée. Habitués à travailler dans l’ombre, au plus près des populations, ils ont été pris de court par la mobilisation de janvier 2011 et n’ont pas réussi leur mutation. Ils se sont contentés de s’adapter au gré des circonstances, navigant à vue, perdant leur ancien contact avec les petites gens et alimentant les soupçons. Leurs travers et insuffisances allaient être systématiquement amplifiés dans le discours ambiant.

Beaucoup de choses en effet doivent être relativisées. Certes les Frères ont nommé des ministres et gouverneurs de province issus de leurs rangs, mais dans des proportions restant très acceptables pour une formation légitimée par les élections (11 ministres sur 35, 11 gouverneurs sur 25). Les troubles liés à l’insurrection djihadiste au Sinaï se sont sans doute accrus sous la présidence Morsi, mais n’ont pas démarré avec elle : ils posaient déjà de graves problèmes au temps de Moubarak.

Conscients d’être attendus au tournant, notamment sur la scène internationale, les Frères ont évité de s’en prendre trop frontalement aux coptes : les agressions contre cette communauté ont surtout suivi le coup d’État et ont été une forme de riposte à la répression et à la participation massive des coptes au mouvement Tamarroud. De même envers les homosexuels, la gestion frériste aura-t-elle été beaucoup moins agressive que celle des pouvoirs dits non islamistes, qu’il s’agisse de Hosni Moubarak (on se souviendra notamment de la rafle de 52 personnes dans l’affaire du Queen Boat, une boîte de nuit gay, en 2001) ou du président Sissi. Les accords de Camp David n’ont pas été mis en cause, pas plus que la politique envers Israël.

Bien sûr, il est difficile de savoir quel tour auraient pris les événements si leur pouvoir s’était consolidé. Mais de leurs quelques mois de présence aux affaires, on retiendra surtout de graves erreurs d’appréciation politique, la répression de tous ceux qu’ils considèrent comme des fauteurs de troubles, une forte aspiration à la stabilité et un conservatisme bien peu compatible avec les aspirations de la jeunesse révolutionnaire qui les avait sans le vouloir portés au pouvoir.

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