Journée internationale de la langue arabe

« Nakba », le mot de l’année 2023

À l’occasion de la journée internationale de la langue arabe célébrée par les Nations unies le 18 décembre, nous nous arrêtons sur le mot arabe le plus mondialisé de l’année 2023 : « Nakba ». Il désigne le nettoyage ethnique subi par les Palestiniens entre 1947 et 1949, et est souvent utilisé sans traduction, avec la majuscule des noms propres, dans toutes les autres langues. Son occurrence revient massivement à l’heure où un génocide et un déplacement massif de la population sont toujours en cours à Gaza.

Expulsion des femmes et des enfants de Tantura, un village près de Haïfa dont une partie des habitants a été massacrée par la brigade Alexandroni de l’armée israélienne, en juin 1948
Beno Rothenberg/Meitar Collection/Bibliothèque nationale d’Israël /The Pritzker Family National Photography Collection

Automne 2023, le mot Nakba revient avec insistance, avec l’offensive « Glaive de fer » lancée par Israël sur Gaza, qui aura déplacé plus du double des réfugiés palestiniens de 1948, la plupart étant déjà réfugiés ou descendants de réfugiés. Quelques mois auparavant, Le 15 mai 2023, l’ONU commémorait « pour la première fois de son histoire, le déplacement massif de Palestiniens de la terre qui allait devenir Israël, il y a 75 ans, et qui a transformé du jour au lendemain 700 000 Palestiniens en réfugiés ».

Le mot « Nakba » aura fait le tour du monde, pénétré les médias, interpellé les esprits les plus indifférents. Avec sa prononciation originelle, souvent sans traduction, le mot est transcrit non seulement dans les autres langues officielles de l’ONU — français, anglais, espagnol, chinois et russe —, mais également en hindi, urdu, allemand, hébreu, japonais, ukrainien, comme en témoigne la lettre de 100 intellectuels ukrainiens solidaires1, voire en basque et en corse.

Que signifie l’ampleur d’un tel phénomène linguistique ? Est-il lié au retour en force d’une question palestinienne que l’on croyait, ces derniers temps, définitivement enterrée ?

De « fedayin » à « intifada »

D’autres mots arabes liés au conflit israélo-palestinien avaient déjà accédé à la mondialisation : fedayin, dans les années 1970, désignait les premiers militants de la résistance palestinienne ayant opté pour la lutte armée, « prêts à se sacrifier » pour la cause, selon le sens du mot en arabe. Le terme intifada, avec le soulèvement palestinien pacifique de 1987, accompagnait dans la presse des photos d’enfants palestiniens affrontant des chars israéliens, soulèvement réprimé alors sans mesure par Yitzhak Rabin. La forme réflexive du verbe arabe intafada (dont le substantif est intifada, avec une troisième voyelle longue) a en réalité une signification plus dynamique que le simple fait de « se soulever ». Elle a davantage le sens de « secouer le joug ».

Un autre terme quasi identique à « Nakba », à une lettre près, avait émergé dans les médias à la suite de la guerre israélo-arabe de 1967 : « Naksa », qui peut signifier « revers, échec, défaite, débâcle », mais aussi dans certains contextes, « rechute » comme pour la résurgence d’une maladie. Cette dernière signification est intéressante. Elle correspond en quelque sorte à un syndrome d’hémorragie territoriale, couplé à un sentiment d’abattement. Le verbe dont le substantif Naksa est tiré peut, dans sa forme intensive nakkasa, signifier « baisser la tête », si l’on y adjoint le mot tête, ou « mettre un drapeau en berne », si l’on ajoute cet autre complément d’objet direct. Ce terme reste cependant confiné plutôt aux médias arabes.

Dans l’imaginaire collectif arabe, Naksa évoque ainsi à la fois une date, celle de juin 1967, et une conséquence : la perte de nouveaux territoires arabes au profit d’Israël, après ceux qui avaient été cédés à l’issue de la guerre de 1948, et qui venaient eux-mêmes s’ajouter aux territoires déjà octroyés par le plan de partage considéré comme foncièrement inique2. En 1967, c’était au tour du Golan syrien, annexé unilatéralement en 1981, du Sinaï égyptien, restitué à l’Égypte par les accords bilatéraux de Camp David en 1979, et de nouveaux territoires palestiniens : la Cisjordanie, Gaza — dont Israël s’est retiré unilatéralement en 2005, mais qui demeure « occupé » pour les Nations unies, dans le sens où il dépend totalement d’Israël qui a instauré un blocus — et Jérusalem-Est3. Ce nouvel épisode devait provoquer un nouvel exode, de 200 000 à 300 000 Palestiniens.

« Mina Nakba ila Naksa » (de la Nakba à la Naksa) est ainsi le titre de nombreux articles d’intellectuels arabes parus depuis, notamment celui du sociologue et historien palestinien Ibrahim Abou-Loghd. Mais le terme Nakba ne signifie pas simplement le « déplacement massif de Palestiniens », dans la foulée d’une perte territoriale.

La mère des catastrophes

A l’origine, le mot Nakba signifie selon les cas : catastrophe, désastre, calamité, fléau, sinistre. Si un même mot peut recevoir des sens différents selon le contexte, c’est définitivement le sens palestinien qui a investi le mot pour tous les locuteurs arabes. La Nakba ce n’est pas une catastrophe, c’est la catastrophe entre toutes, la mère des catastrophes. Celui qui a donné au mot cette force évocatrice suprême est l’intellectuel syrien Constantin Zoureiq en 1948, dans un opuscule intitulé Ma’ana al Nakba (Le sens de la catastrophe). Dès lors, le mot devenait un concept, dont le journal Le Monde a fait en 2018 une analyse pertinente4, celle d’un catalyseur du nationalisme arabe, détourné à leur profit par certains régimes de la région. Un nationalisme que l’on voit se réveiller aujourd’hui parmi les peuples, contrariant la tentation d’une normalisation des régimes avec Israël, qui liquiderait la question palestinienne.

La lecture critique pénétrante qu’a pu faire l’écrivain libanais Elias Khoury en 2011 du texte de Zoureiq a ensuite donné un sens supplémentaire au terme historique. Il ne s’agit plus simplement d’un événement daté, fini, mais d’une « Nakba continue ». L’actualité de la guerre contre Gaza lui donne aujourd’hui un retentissement international, les articles de presse évoquant une « nouvelle Nakba », une « seconde Nakba ». C’est désormais un mot-image, celui de Palestiniens cherchant les leurs dans les décombres, dans la grisaille d’un paysage lunaire.

Des massacres commis par de futurs premiers ministres israéliens

La première Nakba était-elle aussi cataclysmique ? Le journal libanais L’Orient-Le jour revenait tout récemment sur des faits qui semblaient avoir disparu de nos mémoires, à savoir que le terrorisme, dont on a voulu faire une spécialité arabe, était au fondement même du futur État d’Israël : « L’Irgoun, le groupe Stern, la Haganah et la Palmach sont responsables de dizaines de massacres de civils arabes […]. Ces groupes militaires sont les cellules embryonnaires qui constituent l’actuelle armée israélienne » 5. Menahem Begin, fondateur de l’Irgoun et Yitzhak Shamir, membre de cette milice, puis cadre d’une autre, le Lehi, sont devenus par la suite premiers ministres d’Israël. L’un de ces massacres est emblématique de l’effroi suscité alors à l’international : Deir Yassine, dénoncé par Hanna Arendt et Albert Einstein dans une lettre de protestation de dignitaires juifs parue dans le New York Times le 4 décembre 1948. Un autre massacre, révélateur de la tentative d’étouffer les faits, est celui de Tantoura, longtemps nié, récemment attesté par le documentaire du cinéaste Alon Schwartz, assisté de l’historien Adam Raz, prenant à témoin plusieurs membres de la brigande Alexandroni.

La violence fondatrice de l’État d’Israël a été évoquée par Charles Enderlin dans son livre Par le feu et le sang (Albin Michel, 2008). Une formule lapidaire plus cinglante a été utilisée en 2009 par Sir Gérald Kaufmann, ancien député et ministre travailliste, élevé dans le sionisme, proche des dirigeants historiques d’Israël, dans une intervention pourtant très posée devant le parlement britannique : « Israël est né du terrorisme juif » avait-il déclaré solennellement. Le 28 novembre 2023, le Dr Gabor Maté, psychologue spécialiste des traumas, rescapé de la Shoah, déclarait dans une émission sur la chaîne de télévision britannique Talk TV, face au journaliste Piers Morgan, qu’il avait cessé d’être sioniste en découvrant que l’État d’Israël était né de « l’extirpation, l’expulsion et les multiples massacres de la population locale ».

Une épuration ethnique planifiée

De ce fait, le sens véritable de la Nakba n’est plus celui d’un simple « déplacement massif de Palestiniens », déplacement qu’Israël a longtemps tenté de présenter comme volontaire, encouragé par les armées et les radios arabes. Il est celui d’une politique de transfert qui ne recule devant rien, une épuration ethnique délibérée, réfléchie, méthodique, qui se poursuit aujourd’hui à Gaza et parallèlement en Cisjordanie. Ilan Pappé, figure de proue des « nouveaux historiens israéliens » qui avaient émergé dans les années 1980 après l’ouverture en 1978 des archives israéliennes sur cette période de l’histoire, lui a consacré un livre au titre éloquent : Le Nettoyage ethnique de la Palestine (Fayard, 2008)6.

Cette épuration ethnique vise à accréditer par la force la légende « d’une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Elle a pour corollaire une colonisation de peuplement menée sans la moindre interruption en Cisjordanie, y compris pendant les accords d’Oslo, protégée par l’armée comme par l’exécutif, validée par toutes les institutions de l’État, jusqu’à la Cour suprême. Elle s’accompagne d’une négation des droits du peuple palestinien à l’autodétermination. La loi fondamentale israélienne de 2018 sur l’État-nation n’a fait qu’entériner un déni de facto qui était en place dès la conception du projet sioniste. En effet, le peuple palestinien n’est pas mentionné dans les écrits de Theodor Herzl, pas plus que dans la déclaration Balfour, qui évoque « les collectivités non juives existant en Palestine ». Cette loi entraîne une indispensable déshumanisation des Palestiniens, ravalés au rang d’animaux, une métaphore filée à travers les déclarations des leaders sionistes historiques. La population civile de Gaza est aujourd’hui considérée, au pire, comme étant « terroriste » (selon le président israélien, « il n’y a pas de civils à Gaza »), ou au mieux comme « boucliers humains » ou « dommages collatéraux », des chiffres sans nom, sans visage, sans histoire, sans projets.

L’épuration en marche voudrait aujourd’hui pousser les Gazaouis vers le désert égyptien du Sinaï, en rendant définitivement inhabitable leur territoire, portant à son comble un blocus installé depuis 2007, bannissant les moyens de subsistance les plus élémentaires d’une population désormais sans abri : nourriture, eau, fuel, électricité, internet, démolissant systématiquement habitations, hôpitaux, écoles, sanctuaires religieux, et terrains agricoles. Elle s’en prend également aux forces de l’esprit, en ciblant les journalistes et les intellectuels, comme le poète Refaat Alareer. Sa dernière innovation est le recours glaçant à l’intelligence artificielle7 pour générer des centaines de cibles de bombardements, principalement civiles, prenant pour prétexte le moindre lien, le plus ténu, le plus lointain, avec un membre du Hamas.

De nombreux historiens palestiniens, comme Walid Al-Khalidi et Nour Massalha ont largement traité la question de l’épuration ethnique. À l’instar de Rachid Al-Khalidi dans son dernier ouvrage The hundred years war on Palestine (Metropolitan Books, 2020), tous soulignent le fait que cette épuration est « inhérente » au projet sioniste.

C’est tout cela que signifie désormais le mot Nakba aux yeux de l’opinion publique mondiale, avec le recours croissant au terme « génocide ». Si la Nakba est actuellement occultée par l’opinion publique israélienne, prisonnière de son propre traumatisme après l’attaque violente du 7 octobre, elle est revendiquée sans la moindre retenue par certains officiels israéliens, comme Ariel Kallner, membre du Parlement israélien, ou le ministre de l’agriculture et ancien dirigeant du Shin Bet, Avi Dichter, qui se réjouit de « dérouler une nouvelle Nakba » contre les Palestiniens.

La consécration à l’échelle internationale du mot « Nakba » témoigne surtout du dévoilement, au grand jour, de la continuité de l’entreprise sioniste, une entreprise de plus en plus désavouée par de nombreuses voix juives à travers le monde.

1« Une lettre ukrainienne de solidarité avec le peuple palestinien », Contretemps, 3 novembre 2023.

2Le plan de partage de 1947 de l’ONU attribuait en effet à la minorité juive la plus grande partie des territoires de la Palestine mandataire.

3Jérusalem-Ouest avait déjà été acquis par Israël le 30 novembre 1948 en vertu d’un accord de cessez-le feu avec le royaume hachémite de Transjordanie, alors dirigé par le roi Abdallah 1er, confirmé le 3 avril 1949 par les accords d’armistice. Cette acquisition n’est pas reconnue juridiquement par la communauté internationale, à l’exception des États-Unis et de quatre pays d’Amérique latine, mais est acceptée de facto depuis, alors que Jérusalem devait, selon le plan de partage, être un corpus separatum administré par l’ONU. Israël avait d’ailleurs acquis à l’issue de la guerre israélo-arabe 50 % des territoires attribués à l’État arabe par le plan de partage.

4Benjamin Barthe, « La Nakba, « catastrophe » en arabe, un concept forgé il y a 70 ans », Le Monde, 15 mai 2018.

5Stéphanie Khouri, « Quand les milices juives faisaient régner la terreur en Palestine », L’Orient – Le jour, 2 novembre 2023.

6NDLR. Ce livre a été retiré de la vente par l’éditeur en décembre 2023.

7Yuval Abraham, « ‘A mass assassination factory’ : Inside Israel’s calculated bombing of Gaza », +972, 30 novembre 2023.

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