Dossier 1914-1918

Que faire des juifs de Palestine ?

Les contradictions de la politique ottomane · Avant même la naissance du sionisme politique, et à partir de 1882, s’installe en Palestine la première vague d’immigration juive. Elle se poursuivra au début du XXe siècle. À la veille de 1914, les juifs représentent 80 000 personnes, soit environ 10 % de la population locale. Fallait-il les ménager ou les considérer comme des représentants des puissances alliées ? Tel est le dilemme auquel ont eu à faire face les dirigeants ottomans.

Colons juifs en Palestine dans les années 1880.
Source inconnue.

La première guerre mondiale généra de formidables difficultés et de rudes épreuves au sein du Yichouv juif en Palestine1 qui, à l’époque, ne représentait que quelque 10 % de l’ensemble de la population et était divisé selon plusieurs critères, parmi lesquels la langue, la nationalité, l’origine ethnique et la culture. Dans la mémoire collective juive, le règne de Jamal Pacha2 est associé de façon négative à sa féroce opposition au sionisme et à l’expulsion de la population juive de Jaffa et de Tel Aviv au printemps 1917, lorsque les Britanniques se rapprochaient de la frontière sud de la Palestine, et qu’en conséquence des centaines de personnes moururent de maladie, de famine, et de mauvaises conditions sanitaires. Il est également associé aux événements traumatiques entourant la découverte du réseau d’espionnage clandestin Nili « Netzah Israël Lo Yeshaker »(« Le protecteur d’Israël n’est pas trompeur ») à l’automne 1917, parmi lesquels le suicide de l’un de ses membres, Sarah Aaronsohn, qui fut soumise à la torture, et l’exécution de deux autres membres du réseau à Damas ; et finalement, à la peur constante de partager le sort des Arméniens.

Il est très instructif d’examiner comment les événements de la première guerre mondiale sont rapportés dans les récits historiques produits par les différents pays qui sont nés sur les cendres de l’empire ottoman. Il est évident que ces récits sont encore principalement écrits d’un point de vue nationaliste s’appuyant sur des sources locales ou occidentales et faisant très peu référence — voire pas du tout — au point de vue ottoman, à des considérations ou à des sources ottomanes. Ces dernières années, les archives ottomanes d’Istanbul, qui sont sous l’égide du cabinet du premier ministre de Turquie, ont été progressivement cataloguées, informatisées et ouvertes aux chercheurs du monde entier. Les seules sections qui font encore l’objet de restrictions sont celles concernant des questions sensibles et délicates, comme les événements entourant la tragédie arménienne. En ce qui concerne de tels fichiers, la censure et d’autres restrictions semblent encore en vigueur.

Des télégrammes cryptés échangés entre Istanbul et les autorités ottomanes dans le Croissant fertile (aujourd’hui, la région couvrant, en gros, la Syrie, le Liban, la Palestine et Israël) pendant la guerre, et qui sont accessibles aux chercheurs, apportent une lumière nouvelle sur l’histoire de cette période en Palestine et à d’autres endroits de l’Empire. De tels matériaux contribuent aux recherches historiques sur la période dont les événements font encore l’objet de débats et de controverses. Ils procurent des informations exceptionnelles sur des questions qui préoccupaient les autorités ottomanes à Istanbul et au Levant à cette époque, telles que l’avenir de la région, le sort des habitants de Palestine, l’opinion publique en Europe concernant la population de l’Empire, l’espionnage ou encore le déplacement des populations.

Une politique contradictoire à l’égard du yichouv

Quant au yichouv juif, la caractéristique la plus manifeste de la correspondance ottomane codée est la divergence d’opinion entre les vues exprimées par Jamal Pacha, alors commandant en chef de la quatrième armée et du front syrien et celles exprimées par le gouvernement central à Istanbul, notamment par le ministre de l’intérieur Mehmet Talaat Pacha. Ces deux personnages formaient, avec le ministre de la guerre Ismail Envar Pacha, ce qui est souvent mentionné dans les écrits comme le « triumvirat » qui dirigea collectivement l’Empire pendant la guerre.

Les télégrammes témoignent que la capitale ottomane recevait de nombreuses demandes de renseignements de la part de consuls européens et d’autres concernant la situation des juifs en Palestine, le plus souvent pour répondre à des plaintes formulées par des juifs locaux qui étaient eux-mêmes témoins des événements. Istanbul demandait constamment des éclaircissements sur la situation des juifs et s’informait sur le logement, la nourriture et les soins médicaux procurés à ceux qui étaient expulsés et voulait savoir s’ils étaient traités avec justice. On insistait même pour que les juifs ne fussent pas systématiquement traités comme collaborateurs de l’ennemi et pour que tout soit fait afin de préserver leur soutien et les encourager à adopter l’attitude de l’ensemble de la population en Palestine vis-à-vis de l’État ottoman, qui se préoccupait beaucoup de l’opinion publique en Europe et en Amérique concernant les juifs, suggérant des mesures de conciliation.

Une loi contre l’activité sioniste

A contrario, Jamal Pacha continua de souligner les menaces que représentait l’activité sioniste, proposa un plan pour la juguler et exprima le mécontentement croissant que lui causaient les demandes de renseignements d’Istanbul. On ne saurait dire s’il s’agissait d’un programme personnel ou d’une politique élaborée à partir de ses impressions formées sur le terrain. Dans l’un de ses télégrammes adressé à Istanbul, Jamal Pacha écrivait à Talaat Pacha qu’il avait procédé à des arrestations dans les cercles sionistes dont il pensait qu’ils constituaient un grand danger pour l’avenir de la Palestine. Il mentionnait le fait que les sionistes avaient établi un tribunal autonome à Jaffa et qu’ils s’efforçaient constamment d’accroître leur indépendance. Il proposa de leur appliquer la loi ottomane et d’empêcher toute nouvelle immigration juive, même si les nouveaux venus étaient prêts à adopter la citoyenneté ottomane.

Par ailleurs, pour entraver l’extension des colonies, Djemal Pacha a pris des dispositions pour :

➞ empêcher les juifs étrangers de se livrer à toute activité ayant trait à l’implantation en Palestine ;
➞ expulser quiconque était impliqué dans des activités secrètes ;
➞ obliger ceux qui s’étaient déjà installés en Palestine à devenir ottomans et à agir dans le cadre de la loi ottomane ;
➞ empêcher les juifs russes d’obtenir la citoyenneté ottomane ;
➞ abolir les lois spécifiques qui permettaient aux immigrants juifs de s’installer facilement dans différentes parties de l’Empire ottoman tout en bénéficiant d’avantages divers.

Dans un contexte de guerre avec les Forces de l’Entente, la nationalité étrangère de la majorité des juifs était en effet source d’inquiétude pour le gouvernement ottoman, étant donné notamment le précédent que constituaient les liens arméniens avec une Russie perçue comme une menace permanente pour l’intégrité de l’Empire. Par conséquent, il importait beaucoup de réduire à la portion congrue l’activité nationale juive en Palestine.

Ne mécontenter ni l’Europe ni l’Amérique

Toutefois, le gouvernement central à Istanbul demandait constamment à Jamal Pacha de fournir des informations sur le sort des populations expulsées de Jaffa et Gaza vers l’intérieur du pays. Il s’inquiétait de savoir si on leur procurait de la nourriture, des médicaments et des logements et voulait connaître l’opinion de Pacha quant au retour possible de certains d’entre eux sur leur lieu de résidence. Istanbul voulait également que Jérusalem évite de jeter la population juive dans les bras de l’ennemi et essaya de susciter chez les juifs un soutien équivalent à celui de la population en général (ou au moins de s’assurer de leur neutralité).

Car, au travers des télégrammes, on lit aussi la préoccupation d’Istanbul à l’égard des opinions publiques européenne et américaine, et en particulier de celle de son allié-clé l’Allemagne et de la communauté juive américaine, en ce qui concerne la façon dont la population juive de Palestine était traitée. Ainsi ses ambassades accordaient-elles une grande attention aux réactions de la presse européenne et en tenaient Istanbul informé, assortissant cette information de recommandations diplomatiques sur la façon d’améliorer l’image de marque de l’Empire.

Certains des rapports étaient envoyés aux autorités ottomanes locales du Levant et le ministère des affaires étrangères ottoman essayait de les convaincre de participer aux efforts visant à améliorer l’image de marque de l’Empire et à apaiser l’opinion publique en Europe, surtout à propos des juifs expulsés de Jaffa et de Gaza. Il suggérait, par exemple, de demander à un consul neutre comme le représentant espagnol d’écrire un rapport sur la situation sur le terrain et de le faire circuler en Europe pour faire contrepoids aux faux rapports anti-ottomans des médias européens. Ou d’autoriser un correspondant allemand bien connu à visiter le pays et à en rendre compte. Le ministère insistait sur le fait que les explications fournies par l’Empire concernant la situation des juifs étaient bien reçues en Europe et qu’elles pouvaient progressivement amener à un basculement de son opinion publique. Il demandait également à Jamal Pacha de suggérer des façons de remédier aux dégâts causés à l’image de l’Empire dans l’opinion publique américaine par les télégrammes envoyés par des déportés juifs de Jaffa et se trouvant alors à Alexandrie et Port-Saïd en Égypte.

Les activités du Nili

Le groupe Nili, dont plusieurs membres ont été démasqués en octobre 1917, est mentionné dans la correspondance cryptée entre Istanbul et le Levant. Il est plus que probable que l’un des colons de Zikhron Yaaqov, une des premières villes juives fondée en 1882, qui fut témoin d’une fouille dans la colonie par les autorités locales de Haïfa déposa une plainte, peut-être par l’intermédiaire de l’un des consuls. Istanbul demanda à Beyrouth d’enquêter sur les allégations selon lesquelles plusieurs personnes auraient été gravement battues pendant la chasse à l’homme visant à éradiquer le mouvement clandestin et qu’une femme se serait suicidée après avoir été attrapée et torturée (la célèbre Sarah Aaronsohn). Le caïmacan (gouverneur) de Haïfa aurait menacé les colons de leur faire subir le même sort que les Arméniens s’ils n’extradaient pas Yosef Lishansky, militant du Nili recherché par les autorités. Afin que ses menaces fussent prises au sérieux, le caïmacan aurait mis en avant le rôle qu’il avait tenu auparavant dans les massacres arméniens.

La comparaison avec le génocide arménien, qui n’a pas reçu l’attention qu’il méritait dans les écrits bien que connu grâce à plusieurs sources en hébreu, est néanmoins essentielle. D’une part, nombreux étaient ceux du yichouv qui craignaient effectivement de subir le même sort que les Arméniens et ainsi étaient opposés à l’activité du Nili pour éviter la revanche inévitable des Ottomans. Les partisans du Nili, d’autre part, arguaient eux que si le yichouv ne contribuait pas à renverser les Ottomans et n’apportait pas son soutien aux Britanniques, leur destin pourrait être semblable à celui des Arméniens.

L’exemple du yichouv juif en Palestine et la manière dont il a été traité par les Ottomans nous apprend que la façon dont la mémoire collective juive perçoit cette période comme étant une période d’administration antisioniste, cruelle et capricieuse, ne correspond pas nécessairement à la version qu’en donne la recherche universitaire. Laquelle fait état d’une politique ottomane bien plus complexe et rationnelle, qui faisait même apparaître des divergences d’opinion et des tensions entre les fonctionnaires ottomans.

1NDLR. Le yichouv (“implantation”) désigne en hébreu l’ensemble des juifs présents en Palestine avant la création de l’État d’Israël.

2Gouverneur ottoman de la région pendant la guerre, Jamal Pacha (1872-1922), connu en arabe sous le nom de Al-Saffah « le sanguinaire » est, dans la mémoire collective, celui qui a exécuté des centaines de personnes suspectées d’activité nationaliste arabe à Damas et Beyrouth.

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