Soudan. À « Qiyadah », l’utopie d’un nouveau Soudan

Soulevé depuis des mois à travers tout le Soudan, le peuple réclame la fin du pouvoir militaire et la transition vers un pouvoir civil. À Khartoum même, au cœur de la capitale, des milliers de personnes s’organisent, discutent, se mobilisent pour atteindre cet objectif. Mais les forces de la contre-révolution s’organisent.

Jeune femme dans la manifestation du 27 mai à Khartoum exigeant un pouvoir civil.
Ashraf Shazly / AFP

Leurs pieds battent l’asphalte encore chaud et la poussière. Leur menton embrasse le ciel. C’est une bien belle parade militaire. Sauf que les pieds sont chaussés de tongs et les bouches rieuses. Qu’ils ne tiennent pas des fusils, mais des balais. Tous les soirs, des brigades de gamins jouent la même scène, ravis de leur blague. On les retrouve plus loin, affairés à balayer avec force gestes une des grandes avenues, piétonne et encombrée.

La scène n’est pas si anecdotique qu’elle le semble. Elle dit beaucoup sur le sit-in de Khartoum, cet immense espace de plusieurs kilomètres carrés occupé par les protestataires soudanais depuis le 6 avril. Ils l’appellent « Qiyadah », (commandement), car ils l’ont établi le long du quartier général des forces armées soudanaises (SAF), ou « midan al-itisam », la « place de l’attente », car ils ont décidé de n’en pas bouger avant que leurs revendications ne soient satisfaites : la mise à bas complète du régime d’Omar Al-Bachir et le pouvoir aux civils.

« Nous nous réapproprions notre pays »

Les avenues, rues, coins et recoins de Qiyadah sont propres, donc. Peu de papiers par terre, quasiment aucun sac en plastique qui vole ; les ordures sont mises en sac et ramassées par un camion poubelle : « Ici, nous nous réapproprions notre pays, et nous voulons que notre pays soit propre et donne une bonne image de lui-même et de nous », analyse, sérieux, Abdallah Gaber, 32 ans, l’un des régisseurs du sit-in. Ingénieur civil à la tête de sa propre entreprise dans la « vraie vie », grandi en Arabie saoudite, revenu il y a quelques années « parce que ce pays coule dans [mes] veines », il résume les griefs des protestataires contre le gouvernement d’Omar Al-Bachir : prédation, népotisme, confiscation et arbitraire. « Si tu n’étais pas "avec eux", tu n’avais aucune chance d’obtenir un marché un peu conséquent, explique-t-il. Les qualifications, l’expérience, rien de tout cela n’entrait en ligne de compte. Et à la moindre protestation, tu risquais de gros ennuis. C’était la même chose dans la vie quotidienne. Par exemple, un jour, un officier a embouti ma voiture à l’arrêt. Il m’a jeté quelques billets : "et voilà pour toi," et il est parti. Ma voiture est hors d’usage, alors que c’est mon instrument de travail. C’était ça, le Soudan d’Al-Bachir. » Abdallah a passé plusieurs mois au « frigo », surnom des geôles sinistres du National Intelligence and Security Service (NISS), le service de renseignement. Les tortures ont renforcé sa détermination.

« Ils ont dévoyé l’islam »

Mohamed Babiker, publicitaire, catogan et barbe courte de la jeunesse aisée, pop anglaise en sourdine dans son imposant 4x4 sombre, ajoute au tableau les tracasseries administratives et hypocritement puritaines des kaizan. Un surnom désobligeant qui désigne les partisans de la galaxie islamiste soudanaise issue du Front national islamique de Hassan Al-Tourabi, mentor d’Omar Al-Bachir lors du coup d’État de 1989, honnis par le sit-in. « Ils ont dévoyé l’islam. Ils ont menti en prétendant que nous ne sommes pas musulmans. Nous voulons retrouver les bases du vrai Soudan, l’ancien, avant que les militaires et les islamistes ne fassent tout pour changer le pays, résume-t-il. Le changement a déjà commencé : nous avons retrouvé notre fraternité et notre gentillesse. »

Il est vrai qu’à Qiyadah l’ambiance est bon enfant, malgré la fatigue du ramadan, la chaleur et l’impatience devant les négociations bloquées depuis le 21 mai. De très jeunes gens — filles et garçons — fouillent chaque visiteur aux nombreux points de contrôle avec politesse, sourire inclus. Tout objet susceptible de servir d’arme est confisqué, y compris les petits miroirs de maquillage : cassés, ils peuvent être redoutables. Les organisateurs craignent les provocations et les bagarres déclenchées par les hommes en civil du NISS, toujours présents, redoutables et redoutés. « Nous en avons arrêté plus d’un millier depuis le début du sit-in, affirme Moumin Ahmed Abbas, 28 ans, une des têtes pensantes de Qiyadah, chevelure ébouriffée maintenue par un bandeau coloré et grosses lunettes bleues sur un visage émacié. Nous les interrogeons et nous les remettons aux militaires. » Ils sont parfois dépouillés d’une veste, d’une chemise, d’un sac, hissés au sommet d’un énorme panneau publicitaire vantant la pâte de sésame. Il faut bien quelques trophées à la révolution.

D’autant que la menace pèse toujours sur le Qiyadah, incarnée par ces dizaines de véhicules militaires hérissés de mitrailleuses et de lance-roquettes tout autour du sit-in. Les anciens janjawid, rebaptisés Force de soutien rapide (Rapid Support Forces, RSF) et dirigés par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, vice-président du Conseil de transition militaire, ont été impliqués dans plusieurs incidents sérieux ces derniers jours. Et il se murmure que Hemetti voudrait bien en finir avec le Qiyadah.

Moumin Ahmed Abbas a une décennie de lutte contre le régime derrière lui. Comme pour beaucoup de ses compagnons, il a commencé à l’université et a continué une fois dans la vie active à la tête de sa petite entreprise de travail du cuir. « J’ai été arrêté plus de douze fois en dix ans, j’ai passé en tout un an en prison », raconte-t-il. Recherché par le NISS, il lui a la plupart du temps échappé en donnant un faux nom à la police et en se déplaçant sans téléphone portable ni papiers d’identité. Il fait partie du noyau dur du comité des ingénieurs qui s’est joint à l’Association des professionnels soudanais (APS), fer de lance de la contestation et des coordinateurs de Qiyadah.

L’aide de la diaspora

L’organisation de cette ville dans la ville est impressionnante. Des cuisines collectives nourrissent gratuitement des milliers de personnes chaque jour. Des ingénieurs en électricité supervisent le gros générateur, les installations des scènes « officielles » et des estrades improvisées. Des journalistes et des vidéastes alimentent la page Facebook du sit-in. Sept cliniques et une pharmacie centrale travaillent 24 heures sur 24. « Nous recevons de la diaspora des médicaments que nous ne trouvons pas dans nos officines et même dans nos hôpitaux publics, comme certains inhalateurs contre l’asthme, se rengorge Abir Mohamed, pharmacienne de 34 ans, les yeux rieurs derrière son niqab. Et tout est gratuit. C’est important, car beaucoup de gens ne peuvent pas payer les médicaments. » Des camions ravitaillent en eau, en glace, en jus de fruits par bidons entiers. «  Le plus urgent, quand les manifestants ont décidé de ne plus bouger, le 6 avril, ça a été de fournir de l’eau, se souvient Haytham Balla Saeed, dirigeant de la succursale soudanaise d’une multinationale pétrolière. Avec un groupe d’amis hommes d’affaires, nous avons organisé ça. » L’approvisionnement de Qiyadah en tonnes d’eau et de nourriture vient d’initiatives individuelles comme celles-ci, plus rarement d’organismes de charité.

Tout cela coûte cher. « Trois millions de livres soudanaises [48 000 euros] par jour, estime l’ingénieur et régisseur Abdallah Gaber. L’argent vient de dons d’individus, de sociétés, de la diaspora. Tout le monde est prêt à financer, car le pays a tant souffert de ce régime ! » Haytham Balla Saeed rappelle que la seule diaspora soudanaise aux États-Unis a levé 720 000 dollars [650 000 euros] en quelques jours. « Les forces vives du pays sont du côté de la révolution, souligne-t-il. L’ancien régime et la junte militaire sont catastrophiques pour les affaires. Ils prélèvent leur dîme sur tout et sont corrompus. Ils ont mené le pays à des sanctions internationales désastreuses, même si elles ont été un peu adoucies en 2018. Et la déplorable image du pays rebute les investisseurs étrangers. »

« Nous sommes tous darfouris »

Tout Soudanais détenteur d’un diplôme universitaire visait l’expatriation. Ainsi Samia, qui préfère ne pas donner son nom de famille, car ses parents, inquiets, ignorent qu’elle assure des permanences à la pharmacie centrale de Qiyadah, devait partir en Suède en décembre 2018. Elle a remis son projet pour participer aux manifestations. Certains, comme Sayeda Hussein Al-Bachir, 24 ans et un poste d’assistante de recherche au Koweït, sont revenus spécialement pour participer à la chute du régime et à la construction de ce Soudan rêvé. Avant de le rêver, les Soudanais qui fréquentent le sit-in le découvrent. Des victimes des guerres du Darfour et des monts Nouba ont fait le voyage jusqu’à Khartoum. Les tentes où sont exposées les photos des exactions gouvernementales ne désemplissent pas. Beaucoup, parmi cette classe moyenne éduquée et déclassée, affirment qu’ils ignoraient presque tout et se disent effarés. Le « Un seul Soudan, nous sommes tous darfouris » réjouit Ibtissam Hassan Khalifa, 30 ans, dynamique organisatrice d’une des cuisines collectives. Mais cette native de Demisi à l’ouest du Darfour attend de voir. Il est bien beau de parler d’égalité et de lutte contre le racisme, encore faut-il des actes concrets : « les responsables doivent être jugés. C’est la première chose que nous attendons : la justice. »

La priorité absolue, aussi, selon Haytham Balla Saeed, même si elle diffère un peu : « Ces jeunes, à Qiyadah, ont fait la révolution. Ils ont perdu des camarades, tués par les forces de sécurité. Il faut rendre la justice, sinon ils se sentiront trahis », prévient-il. Ce n’est pas le moindre des défis. L’urgence du moment, pour ceux du sit-in et des Forces de la liberté et du changement (Forces of Freedom and Change, FFC), qui regroupe l’APS et des partis d’opposition dont l’Oumma de Saddiq Al-Mahdi, le Parti du congrès d’Omar Al-Digeir et le Parti communiste, c’est le pouvoir aux civils. Après l’accord trouvé sur la période de transition, le corps législatif et l’exécutif, les négociations ont achoppé sur la constitution du conseil présidentiel chapeautant le complexe édifice. Le Conseil de transition militaire est voué aux gémonies, et le mot d’ordre est désormais « Madaniya », une réduction du « pouvoir aux civils ». On le crie, on le chante, on le scande partout, sur les trottoirs pendant les grèves et les stand-by au son des klaxons, dans les marches qui parcourent régulièrement Oumdourman et les quartiers de Khartoum, sur les estrades de Qiyadah, sur le bitume de ses avenues et sur les chaises des cafés en plein air.

L’éducation en premier lieu

Après, car malgré les craintes suscitées par « l’État profond » et les militaires de la RSF de Hemetti, il faudra déployer en grand ce qui existe dans ce Soudan miniature : l’éducation en premier lieu. « Tout découle de ça ! », s’exclame-t-on en chœur aux quatre coins de Qiyadah. «  Toutes nos guerres viennent de la méconnaissance que nous avons des différentes cultures présentes au Soudan et de leur mépris par certains, assure Afifi, peintre reconnu et opposant de la première heure au régime d’Omar Al-Bachir. Seule l’éducation peut réparer cela et nous permettre d’aller de l’avant. » Le peintre du quartier de Burri apprend l’art de la peinture à une vingtaine de gamins et de gamines qui sont venus le solliciter dès les premiers jours du sit-in.

Le groupe d’amis d’Haytham Balla Saed procure des conseils pour trouver une formation ou un stage, y compris à l’étranger. D’autres enseignent les rudiments aux enfants des rues — lire, compter, dessiner, jouer de la musique. À l’autre bout de Qiyadah, tout près des premières voitures de la RSF, réputée peu éduquée, l’estrade de la Fondation des chercheurs soudanais organise chaque jour des « clubs » où l’on débat et apprend en français, en anglais et en arabe. Des astronomes ont posé sur l’asphalte des télescopes et des maquettes de planète. « Nous recevons des dizaines de jeunes chaque jour. Nous leur apportons la connaissance, gratuitement, nous leur trouvons des bourses s’il le faut, car nous avons un vaste réseau universitaire, dans le monde entier, explique Anwar Dafa-Alle, chercheur au Qatar et revenu spécialement pour la révolution. Notre priorité est les jeunes sans diplôme. Leur frustration, si nous ne prenons pas soin d’eux, peut être dangereuse pour la transition. Ils sont impatients. »

Dans la nuit, des milliers de Soudanais se sont placés à quelques mètres seulement de l’entrée principale du QG des forces armées. Derrière les grilles, les hommes de la RSF et des blindés légers. Les incidents, ces derniers jours, se sont multipliés, causant plusieurs morts et des blessés parmi les protestataires. La foule, après de longues minutes de silence, entame un « Nous ne laisserons pas acheter le sang des martyrs ». Qiyadah aura du mal à accepter un compromis avec les militaires.

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