Soudan-Israël. Le changement de cap provoque une crise politique

Préparée dans le plus grand secret avec le soutien actif de l’administration Trump, la rencontre le 3 février en Ouganda entre l’homme fort de Khartoum, le général Abdel Fattah Al-Burhan et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a bouleversé la donne au Soudan. Révélatrice des fractures entre militaires et civils au sein du régime, contestée par la rue, cette normalisation réveille les vieilles rancœurs des Soudanais à l’égard du monde arabe.

Envoyée spéciale à Khartoum.

La rencontre à Entebbe en Ouganda fut discrète. Pas même un communiqué commun ni une photo officielle, mais l’annonce a été fracassante et a causé, outre de nombreux cris de stupeur plus ou moins sincères, une vraie crise politique à Khartoum. C’est bien que le tête-à-tête ougandais du 3 février 2020 entre le président du Conseil de souveraineté soudanais, le général Abdel Fattah Al-Burhan et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou marque un changement de pied sans précédent dans les relations, ou plutôt les non-relations entre les deux pays.

Le Soudan, membre de la Ligue arabe, est, depuis son indépendance en 1956, hostile à Israël et fait partie, pour Tel-Aviv, de la galaxie de ses « ennemis ». Après le coup d’État militaire en 1989 d’Omar Al-Bachir, influencé sinon téléguidé par le Front national islamique de Hassan Al-Tourabi, le pays devient un allié de l’Iran. Le mentor intellectuel du général dictateur prône le panislamisme au-delà des seuls pays arabes. Chaque année, au début des années 1990, pendant les grandes heures du Congrès mondial islamique, on croise des délégations iraniennes dans les rues de la capitale soudanaise.

Khartoum soutient aussi le Hamas et est accusé de jouer les courtiers en armes et financements pour le compte de Téhéran et au bénéfice du mouvement palestinien dans la bande de Gaza. À au moins deux reprises, en 2009 et 2012, le pays est la cible de frappes israéliennes. Tel-Aviv a aussi fortement encouragé le projet indépendantiste du Sud-Soudan, et cela depuis le début du mouvement séparatiste en 1955. Une fois celui-ci réalisé, il a envoyé des conseillers militaires à Juba auprès des nouvelles autorités sudistes.

Certes, au cours des dernières années du régime d’Omar Al-Bachir, l’heure n’était plus à l’hostilité déclarée. Et pour cimenter son alliance avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, Khartoum a rompu avec l’Iran en 2016. Mais la rencontre du 3 février 2020 a constitué un sacré changement de cap. Par le simple fait d’avoir eu lieu. Et surtout par la volonté mutuelle, si on en croit l’annonce faite par un Benyanim Nétanyahou trop heureux d’éventer le secret du tête-à-tête, d’« entamer une coopération qui normalisera les relations entre les deux pays ». À Khartoum, la première réaction est d’affirmer que le général Burhan n’avait aucun mandat et n’avait consulté personne, et surtout pas le premier ministre Abdallah Hamdok.

« Un coup de poignard dans le dos »

De retour au pays, et après des réunions qui occupèrent la journée entière du mardi 4 février et une grande partie de celle du 5, le général Burhan déclarait dans un communiqué avoir agi pour « la sécurité et les intérêts » nationaux et que la position du Soudan à l’égard d’Israël était inchangée. Le ministre de l’information Faisal Mohamed Salih fustige alors « une violation de la position ferme et ancienne du Soudan : pas de normalisation des relations avec Israël tant que celui-ci ne reconnaîtra pas les droits légitimes du peuple palestinien, y compris son droit à établir un État indépendant, en pleine souveraineté ».

Le Parti communiste, de son côté, dénonce un « coup de poignard dans le dos pour la lutte anti-impérialiste du peuple soudanais et son soutien au peuple palestinien ». Même son de cloche chez Sadik Al-Mahdi, dirigeant du parti Oumma. Sur les réseaux sociaux, les partisans du Congrès national soudanais, colonne vertébrale de l’ancien régime militaro-islamiste, dissous en novembre 2019, évoquent eux aussi une trahison des lieux saints islamiques. Le directeur des relations extérieures du Conseil de souveraineté — donc un collaborateur du général Burhan — lui-même dénonce la possible normalisation avec « l’entité qui occupe la mosquée Al-Aqsa » et remet sa démission.

Ces prises de position paraissent cependant convenues. La position du Soudan vis-à-vis d’Israël n’est pas centrale dans le déclenchement de la crise politique. La rencontre d’Entebbe a soulevé une question autrement plus cruciale dans la période actuelle de transition : comment, en réalité, est partagé le pouvoir ?

« Mettre la main sur les relations extérieures »

Le partage du pouvoir est prévu théoriquement par l’accord constitutionnel signé le 17 août 2019 entre les militaires du Conseil militaire de transition (Transitional Military Council, TMC) et les civils des Forces du changement et de la liberté (Forces of Freedom and Change, FFC), la coalition qui a mené la révolution. Chacune des institutions devant mener la transition démocratique y a ses prérogatives définies… sur le papier. Ainsi, le Conseil de souveraineté : composé de cinq militaires et six civils, présidé pendant les premiers 18 mois par Adel Fattah Burhan, il a un rôle consultatif et représentatif. C’est le premier ministre, chef d’un gouvernement composé de civils à l’exception des portefeuilles de la défense et de l’intérieur qui est aux manettes du pays. Le Conseil législatif, désigné, n’est pas encore en fonction.

La politique étrangère relève du gouvernement, explique-t-on tant au gouvernement qu’aux FFC. « Le chef du Conseil souverain a mis la main sur les relations extérieures, en prenant des décisions seul. C’est une violation du document constitutionnel et un empiètement sur les compétences de l’organe exécutif », écrit Faisal Mohamed Salih sur les réseaux sociaux. « Il a outrepassé ses prérogatives et nous condamnons cette politique des faits accomplis que mènent les militaires pour affaiblir l’autorité du premier ministre et vider de leur substance les instances civiles », renchérit Mahdi Rabih, du bureau politique du Congrès soudanais, membre des FFC.

« Le même goût de la force »

À l’Athénée, placette du centre de Khartoum, les jeunes et moins jeunes révolutionnaires tiennent une agora permanente. Assis par petits groupes, ils conversent de politique, de culture, d’économie et d’avenir, scrutent les moindres évolutions, montent des projets pour faire advenir plus rapidement le « Nouveau Soudan » de la révolution. Les analyses ne diffèrent pas de celles du gouvernement ou des FFC. « C’est une provocation de la part de Burhan, il veut se mettre en avant et s’affirmer comme homme fort sur la scène internationale, juge Khaled, militant communiste qui ne veut pas donner son nom. Pourquoi irions-nous discuter avec Nétanyahou ? Nous ne l’avons pas entendu quand nous nous faisions massacrer par les militaires ! Lui et Burhan ont le même goût de la force ».

Un peu plus loin, Mohamed, tout aussi timide quant à son patronyme, assène : « Ce n’est pas une erreur, c’est une faute. Changer de ligne de politique étrangère est une décision stratégique. Ce n’est pas au Conseil de souveraineté d’en décider. Des autorités de transition, non élues, n’ont pas le mandat pour ça ».

Ni Benyamin Nétanyahou ni Donald Trump ni les autorités soudanaises n’avaient sans doute le temps d’attendre les élections prévues à la fin de la période de transition, dans un peu moins de trois ans. Washington est bel et bien à la manœuvre derrière cette rencontre qui, de l’aveu du général Burhan, a donné lieu à des contacts préparatoires lors des trois mois précédents entre le premier ministre israélien et Mike Pompeo, le secrétaire d’État américain.

Donald Trump a bien besoin d’isoler encore les rares membres de la Ligue arabe hostiles à son « deal du siècle », et il pourra se vanter de ce succès auprès de son électorat chrétien évangélique, massivement mobilisé contre le régime d’Omar Al-Bachir au plus fort de la guerre au Darfour. De son côté, Benyamin Nétanyahou peut afficher un « trophée » de plus dans sa campagne électorale. Le général Burhan, lui, y a gagné une vraie stature, premier officiel soudanais à être invité à Washington depuis trente ans. Une invitation qui selon ses déclarations devant quelques journalistes soudanais était bel et bien « dans la balance ». Il espère également faire avancer la cause du Soudan auprès des autorités américaines compétentes pour lever les sanctions qui pèsent sur une économie exsangue et rayer le pays de la liste des États soutenant le terrorisme.

« Notre futur, c’est l’Afrique »

Un crédit qu’Abdallah Hamdok, qui se démène depuis sa nomination comme premier ministre, aurait apprécié d’engranger. Car, sous couvert d’anonymat, des voix se réjouissent de cette « normalisation » annoncée. « Si cela nous ouvre le monde, nous permet de rompre notre isolement et attire des investisseurs étrangers qui, jusqu’à présent, craignaient les sanctions américaines, franchement, tant mieux ! », s’exclame un homme d’affaires. Un autre renchérit : « Pour sortir le pays de cette situation économique catastrophique, je serais prêt à discuter avec le diable ». La rupture d’avec l’ancien régime passe aussi par là : « Nous n’allons pas rester les derniers, avec le Yémen et la Libye, à n’avoir aucune relation avec Israël, cela n’a pas de sens », justifie un officiel.

Surgissent aussi, au fil des conversations, les questions de l’identité soudanaise et des blessures à vif. Même de langue arabe, ce pays aux ethnies multiples, arabes et africaines noires ne s’est jamais senti considéré comme membre à part entière de la « nation arabe ». « Nos dirigeants ont, à l’indépendance, décidé d’inscrire le Soudan dans l’aire arabe, juge un membre des FFC. Ils ont voulu que nous adoptions tout ce qui la caractérisait, y compris la détestation d’Israël. Mais nous n’avons jamais été admis par les Arabes, nous avons toujours été méprisés, parce que notre peau est plus foncée. Nous n’avons pas entendu les Palestiniens nous soutenir quand nous avons été opprimés. Nous devons nous tourner vers l’Afrique ».

L’appartenance du Soudan au monde arabe a été un débat majeur pendant la révolution et singulièrement sur le sit-in de Khartoum, en avril et mai 2019. Le vieux drapeau national bleu, jaune et vert, des couleurs jugées plus africaines que celles de l’actuel, a été remis au goût du jour. Il est toujours peint sur les murs, porté en bracelet ou en boucles d’oreilles, arboré lors des manifestations. « Nous ne voulons pas rester avec le monde arabe. Il n’a aucun avenir, il n’avance pas. Notre futur, c’est l’Afrique. Et en tant qu’Africains, nous n’avons aucun problème avec Israël. »

Deux semaines après la rencontre d’Entebbe, les réseaux sociaux bruissent des « étapes » de la normalisation annoncée par Benyamin Nétanyahou, alors même qu’aucune discussion ne semble ouverte. Mais, d’ores et déjà, elle a produit un résultat tangible : une méfiance accrue du pouvoir civil envers les militaires.

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