Tripoli, Liban. Un libraire peu ordinaire

Entrer dans la librairie Al-Saeh de Tripoli c’est se plonger dans une page de l’histoire de la ville libanaise et découvrir comment un prêtre grec orthodoxe marxiste et commerçant hors pair tient tête aux extrémistes de tous bords, résiste à un incendie, survit à une fusillade, se bat contre l’informatique et jongle avec les langues et les sensibilités locales pour offrir ce qu’il a de plus précieux : une montagne de livres amassés avec patience et passion.

Une forte odeur de papier jauni, de renfermé et d’humidité viendra cueillir les narines de quiconque passe le seuil de la librairie Al-Saeh. Ajoutez à cela une grande bouffée de poussière et une luminosité inégale et plutôt pauvre, et le premier venu pourrait bien être le premier reparti… Si les mots du père Ibrahim Sarrouj, prêtre grec orthodoxe de Tripoli, n’accueillaient pas d’une bénédiction lancée dans un sourire et à bras ouverts les visiteurs, habitués, voisins ou curieux entrés dans ce lieu historique.

Assis devant son ordinateur et entouré de piles de livres, essayant de faire coïncider les deux, le père Sarrouj vous regarde par-dessus ses lunettes, heureux d’accueillir toute personne se présentant à la librairie. Il sera votre guide dans la librairie du pèlerin, et le mot n’est pas usurpé : sa boutique est un véritable labyrinthe dont les innombrables allées s’étendent sur six salles, toutes de taille et de forme différentes, dont les immenses étagères bourrées de livres montent jusqu’au plafond voûté de cette ancienne caserne ottomane.

La religion des livres

Le bâtiment, qui fut également une école de missionnaires protestants, est situé dans la vieille ville de Tripoli, entre le souk Al-Dahab et « le quartier des églises », selon les mots du père Sarrouj. « On a notre église orthodoxe, l’église maronite, l’église grecque catholique, l’église syrienne orthodoxe et dans le quartier d’à côté il y a les protestants. Juste à côté, de l’autre côté du mur de la librairie, il y a le mur de l’église évangéliste ». Dans une Tripoli à majorité musulmane, les religions du Livre ont donc leur place. Mais il manquait un lieu pour célébrer la religion des livres. C’est en tout cas ce qu’a dû se dire il y a une cinquantaine d’années Ibrahim Sarrouj quand il a racheté les vieux murs qui entourent aujourd’hui la montagne d’ouvrages. Commence alors la longue histoire de ce qui est considéré comme la deuxième plus grande librairie du Liban : le nombre exact n’est pas connu, mais certains articles de presse parlent de 100 000 livres. Un trésor amassé passionnément par le prêtre au fil des ans : achats, ouvrages imprimés par ses soins ou cadeaux reçus, les sources ne se tarissent pas.

On trouve donc de tout dans la librairie : textes érudits rares, écrits et manuscrits anciens, romans, dictionnaires, encyclopédies, livres pour enfants, magazines actuels ou dont la publication s’est arrêtée, guides, contes, essais, classiques, traités, livres d’histoire, analyses politiques ou BD, la liste semble infinie et universelle. « Je ne peux rien refuser ! » s’excuse presque le père Sarrouj.

« On a des livres disparus. Disparus sur l’ordinateur ! Mais ils existent dans la librairie. »

À se balader dans le capharnaüm apparent des rayons, on pourrait croire qu’une telle abondance d’ouvrages a créé de la confusion. Mais le libraire le nie catégoriquement. Tout est enregistré sur l’ordinateur, reçu en 2005. Et si erreur il y a, elle n’est pas d’origine humaine : « On a des livres disparus. Disparus sur l’ordinateur ! Mais ils existent dans la librairie. On n’a pas encore tout rangé. » Il y a donc parfois des désordres qu’il vaut mieux ne pas trop déranger : « Ceux qui ont prétendu ranger les livres, ils ont créé le chaos. Si je vous donne la référence 1724, on ne trouve pas le livre sur le rayon 1724, mais un peu avant ou après. C’est la nature de notre mode de vie. »

Une telle librairie n’a pas d’équivalent dans Tripoli et il serait difficile d’en trouver au Liban. Mais cela ne suscite pas la moindre once de fierté chez le maître des lieux. Allergique à tout hommage, il se réfugie dans une modestie farouche et, évidemment, dans les livres : « Il y a un verset de la Bible qui dit : je préfère être un éboueur, une personne minime dans la maison de mon Seigneur et non pas vivre parmi les pécheurs. C’est le mot d’ordre de ma vie. Je suis tellement content d’être au service de mon Seigneur qui me comble de Sa Grâce. Toujours ! » Il a d’ailleurs refusé énergiquement la célébration de ses 50 ans passés au service de la paroisse Saint Georges de Tripoli. « Je ne cherche pas la gloire des gens », explique-t-il simplement.

Ce grand lecteur du quotidien libanais « dirigé par des marxistes » Al-Akhbar fait passer ses idées et ses convictions avant toute considération terrestre et surtout avant sa hiérarchie. « Je combats le despotisme au sein de mon Église », énonce-t-il clairement. Comme il le raconte volontiers, il a été le premier professeur chassé de ce qui allait devenir l’université de Balamand. Il se serait rendu coupable d’avoir critiqué la visite dans le pays du patriarche Elias IV, qu’il n’estime pas légitime. Là aussi, religion et conviction personnelle font front commun : « le Seigneur nous dit : “J’ai été emprisonné, vous m’avez rendu visite.” Et non pas le contraire ! Je continue le combat jusqu’à la fin ! Avec la grâce du Seigneur ! »

Bonne chance donc à ceux qui tentent de faire changer d’avis celui dont les lectures préférées sont, après la Bible, « les livres qui défendent la cause des pauvres, qui défendent la vérité et qui critiquent les tyrans, les oppresseurs du peuple. » Le père Ibrahim Sarrouj est décidé. Coriace, diraient ses détracteurs. Un tel caractère a en effet fini par en exaspérer certains et, dans une ville meurtrie par un conflit civil armé, les groupes extrémistes ne tolèrent pas un caractère fort comme celui du libraire.

Contre tout sectarisme

Fin 2013, des rumeurs circulent. Il vendrait des écrits insultant l’islam ou serait sur le point de rééditer un pamphlet sur le prophète Mohammed. D’autres bruits disent qu’il en serait lui-même l’auteur.

Des menaces puis une fatwa à son encontre sont donc lancées par des extrémistes religieux présents dans la ville. Un matin, deux hommes à moto tirent sept balles en direction de la librairie. Le père Sarrouj en sort indemne, mais son employé est touché au pied. L’armée libanaise déploie alors des forces devant la librairie. Elles ne parviennent cependant pas à empêcher l’incendie criminel, le 3 janvier 2014, d’une grande partie de la librairie : selon l’AFP, jusqu’aux deux tiers des 80 000 ouvrages sont réduits en cendres.

Au plafond, les traces de l’incendie criminel de 2014.

Les causes réelles d’une telle attaque restent inconnues et tiennent de la spéculation, même si la plupart des regards se tournent vers des groupes salafistes, très actifs dans Tripoli à ce moment. Certaines sources évoquent également une dispute avec les propriétaires des lieux qui auraient cherché à se débarrasser de ce vieux bâtiment « en douceur ».

C’est raté. La nouvelle de l’incendie criminel retentit dans tout le pays et même au-delà, et la riposte s’organise. Une collecte de fonds réunit en un mois 35 000 dollars (30 000 euros) et des livres arrivent du monde entier pour regarnir les rayons. Des habitants de Tripoli participent aux travaux et un an après l’incendie, la librairie rouvre. L’événement est célébré par une grande fête à laquelle participent des habitants de la ville, mais aussi des dignitaires religieux et des politiciens de tous bords.

Une sorte d’union sacrée derrière un homme qui dit rejeter tout sectarisme : « Des gens de tous les coins du monde viennent chez moi ! Des chrétiens, des musulmans, des athées, des alaouites, des protestants, même des témoins de Jéhovah ! » et qui affirme que s’il rencontre des « gens bornés, rassemblant toutes les hérésies de l’histoire » venant dans sa librairie, il les accueille comme tout autre : « On s’assied et on discute. Je veux les recevoir et les encourager à réfléchir ».

Il répond à la question de l’avenir de sa librairie avec le même entrain et le même ton joyeux par lequel il ponctue ses phrases de bénédictions : « Ah ! J’espère bien que ça continue ! La force de n’importe quelle entreprise, c’est la continuation. C’est l’histoire, ce sont les clients. J’espère bien que mon fils ou n’importe qui connaissant le domaine acceptera de continuer. » Il déborde de projets et d’idées : léguer sa collection à des fondations culturelles, créer un cercle de lecture, ouvrir d’autres bibliothèques, rassembler les auteurs tripolitains…

« Travaille pour ta vie future comme si tu mourais demain et travaille pour ta vie actuelle comme si tu allais vivre pour l’éternité"

Quoi qu’il décide — ou quoi qu’Il décide —, Ibrahim Sarrouj ne s’inquiète pas du futur. Citant en arabe une parole du prophète Mohammed, il tente une traduction simultanée : « Travaille pour ta vie future comme si tu mourais demain et travaille pour ta vie actuelle comme si tu allais vivre pour l’éternité. Il y a peut-être quelques contradictions… Ça veut dire continue ton travail ! »

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