Tunisie. Il n’y aura pas de sauveur suprême

Entretien avec Aziz Krichen · À la veille de l’élection présidentielle, de nombreux Tunisiens ressentent un réel embarras pour choisir un candidat qui puisse mener à bien une transition entamée au lendemain de la révolution de 2011 et qui semble aujourd’hui passablement grippée. Beaucoup espèrent l’arrivée d’un homme providentiel, qui remettra le pays sur les rails. Dans l’entretien qu’il accorde à Orient XXI, Aziz Krichen explique que cette figure du « sauveur » est un leurre : le prochain président sera prisonnier de son palais et d’une oligarchie prédatrice devenue encore plus puissante que sous Zine El-Abidine Ben Ali.

Affiches électorales de Nabil Karoui (g.) et Youssef Chahed (d.) à Tunis, 7 septembre 2019
Fethi Belaid/AFP

Khadija Mohsen-Finan. — Que reste-t-il de la scène politique de 2014 que se partageaient Nidaa Tounès et Ennahda ?

Aziz Krichen. — Le constat que nous pouvons faire désormais est alarmant. L’oligarchie rentière — les grandes fortunes familiales, devenues grandes du fait de leur proximité avec l’ancien régime de Ben Ali — écrase le pays de tout son poids. Sa montée en puissance a facilité l’essor de véritables excroissances mafieuses, notamment dans l’import-export de contrebande. Avant 2011, cette oligarchie prédatrice était relativement contrôlée par le pouvoir politique ; depuis la révolution, c’est elle qui détient la réalité du pouvoir. Cette prédominance de l’oligarchie a eu de graves conséquences sur les plans économique et social : aggravation des phénomènes de dépendance, explosion de la dette extérieure, recul des capacités productives nationales, dégradation accélérée des conditions d’existence de la population… D’après les études les plus sérieuses, les milieux populaires ont perdu près de la moitié de leur pouvoir d’achat ces huit dernières années. La tendance à la paupérisation frappe maintenant durement la classe moyenne elle-même.

Mais la dérive rentière et mafieuse a eu aussi de graves conséquences sur le plan politique, en réduisant fortement, élection après élection, la base sociale des partis — ceux au gouvernement comme ceux dans l’opposition —, tous étant soupçonnés, souvent à juste titre, d’avoir partie liée avec les intérêts de l’oligarchie. Cette « extériorisation » continue de la classe politique par rapport au pays réel peut être mesurée à travers l’évolution des taux d’abstention : près de 50 % en 2011 (élection de l’Assemblée constituante) ; plus de 60 % en 2014 (élections législatives et présidentielle) ; plus de 70 % en 2018 (élections municipales).

Pour en venir à la comparaison avec 2014, je dirais que la situation a changé de manière radicale. Les dernières législatives avaient sanctionné l’existence de deux partis centraux, Nidaa Tounès et Ennahda, qui totalisaient ensemble 155 députés sur 217. Leur coopération, du moins dans un premier temps, entre 2015 et 2017, avait permis d’assurer un minimum de stabilité politique. Mais le jeu de la décomposition a ensuite repris de plus belle, avec la multiplication des scissions parmi Nidaa Tounès et l’exacerbation des tensions internes au niveau d’Ennahda. Le degré de division en leur sein a atteint une dimension proprement surréaliste à l’occasion de l’actuelle campagne présidentielle. Sur les 26 candidats en course, sept sont issus de Nidaa Tounès et six de la mouvance islamiste.

Le schéma imaginé par Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi en 2014 a volé en éclats. La configuration politique reposant sur le partage du pouvoir entre deux forces dominantes, islamiste et « moderniste », est définitivement morte et enterrée. La crise de leadership révélée par la multiplicité des candidatures à la présidentielle est en effet le symptôme d’une crise plus profonde et plus large, qui incite à douter de l’aptitude de ces deux formations à réunifier leurs rangs et à restaurer même un semblant d’hégémonie politique et idéologique.

K. M. F. — Quelle est la particularité de ce scrutin dans ce contexte de fragmentation politique ?

A. K. — Depuis les municipales de mai 2018, qui avaient déjà révélé les signes avant-coureurs de cette décomposition, on observe une sorte de lame de fond « dégagiste ». La grande majorité des Tunisiens ne vote pas ou plus. Les autres, ceux qui décident quand même de se rendre aux urnes, procèdent par élimination, en sanctionnant ceux dont ils ne veulent plus, les représentants de la classe politique actuelle. Mais éliminer ne suffit pas. Par qui remplacer ceux dont on ne veut plus ? En l’absence d’une véritable offre politique alternative, beaucoup vont se rabattre sur une forme d’attitude magique et se mettre à chercher une figure de sauveur, un homme (ou une femme) providentiel(le).

Depuis un peu plus d’un an, Abir Moussi a semblé capable d’attirer vers elle les nostalgiques de l’ancien régime qui pensent que le pays se portait mieux sous Ben Ali, au plan économique comme au niveau sécuritaire. Puis est apparu Kaïs Saïed, qui bénéficie du soutien de très nombreux réseaux de jeunes dans les quartiers périphériques des grandes villes. Mais c’est le dernier venu, Nabil Karoui, le Silvio Berlusconi tunisien — il partage avec lui la possession d’un groupe de télévision et la même désinvolture à l’égard des lois et du droit — qui a réussi à engranger le plus grand nombre de partisans, y compris en milieu rural. Les sondages d’opinion des derniers mois ont ainsi dévoilé deux tendances de fond simultanées : une baisse continue des intentions de vote pour les tenants du système politique actuel ; une augmentation tout aussi continue des intentions de vote en faveur de ces outsiders, perçus comme indépendants du système, voire opposés à lui.

Le phénomène a provoqué un réel affolement parmi les premiers, les poussant à chercher le moyen d’écarter les seconds du jeu politique concurrentiel. Leurs tentatives ont évidemment abouti au résultat inverse. En prison depuis deux semaines sur simple décision judiciaire, Nabil Karoui apparaît comme une victime et trône en première place dans les sondages, bien loin devant les autres candidats. Kaïs Saïd semble également bien placé. Risquant de voir leurs candidats sortis dès le premier tour de la présidentielle, on peut se demander si les tenants du système laisseront ce mouvement favorable aux outsiders se poursuivre jusqu’à son terme.

K. M. F. — Que faut-il attendre du prochain chef de l’État ?

A. K. — À mon avis, pas grand-chose. Et cela, quelle que soit la personnalité qui sera élue. Les problèmes réels vont commencer à se poser au lendemain des élections législatives du 6 octobre prochain. Nous allons changer de paradigme politique à cette occasion. Nous allons passer d’un système de pouvoir reposant sur deux formations centrales à un système qui comptera vraisemblablement quatre ou cinq groupes parlementaires de moyenne importance (autour d’une trentaine de députés chacun), le reste de la représentation nationale étant réparti sur dix ou quinze petits partis. Dans ces conditions, trouver une majorité gouvernementale stable relèvera de la quadrature du cercle. Autrement dit, et quel que soit le chef de l’État élu, ce dernier sera condamné à faire de la figuration. Il ne disposera d’aucune majorité susceptible de le suivre dans la durée et sera entravé par l’étroitesse de ses prérogatives exécutives légales. Bref, il sera prisonnier de son palais et, plus fondamentalement, de l’oligarchie dominante, qu’il ne voudra ni ne pourra combattre.

Des temps difficiles nous attendent encore. Les illusions et les conduites magiques vont se dissiper. Et c’est sans doute alors que les conditions d’un vrai redressement commenceront à être réunies.

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