Un feu vert américain pour la culture du cannabis au Liban ?

Depuis des décennies, de manière plus ou moins ouverte, le cannabis est cultivé et vendu au Liban. Une déclaration du président du Parlement à la suite d’une visite de l’ambassadrice américaine a semblé ouvrir la voie à une légalisation partielle de cette culture.

Culture du cannabis dans la plaine de la Bekaa.
Ramzi Haidar

Fin juin au Liban, la direction générale des forces de sécurité intérieures (FSI) publiait sur son site officiel une information selon laquelle elle avait arrêté trois adolescents en possession d’un joint de haschich et d’un morceau de résine de cannabis. Ce haut fait était illustré d’une photo de la fameuse « prise », à savoir le « missile » en question (terme d’argot libanais pour désigner un joint) du petit carré de résine d’à peine deux grammes, et d’un calepin de papier à cigarettes. Les réseaux sociaux s’en sont alors donné à cœur joie : les commentaires moqueurs sur le sujet arrivaient en tête sur Twitter, avec un hashtag sarcastique #maisoùestdonclebriquet, raillant la disproportion entre cette révélation et la réalité d’un pays célèbre pour la qualité de l’herbe qu’il exporte, de l’aveu du ministre de l’économie lui-même. Un pays où des princes saoudiens peuvent être arrêtés pour contrebande de comprimés de Captagon fabriqués sous la houlette d’hommes de religion, sans parler des artistes féminines arrêtées en possession de drogues autrement plus dangereuses, telles que la cocaïne. Un pays où des pressions sont également exercées sur les responsables pour obtenir la libération des détenus, comme ce fut le cas récemment d’une célèbre chanteuse syrienne arrêtée à l’aéroport international de Beyrouth.

L’information publiée par le site des FSI intervenait dans le cadre d’un plan global de sécurité1 entériné par le gouvernement juste avant qu’il n’entre dans sa période d’expédition des affaires courantes consécutive aux élections législatives du 6 mai 2018. L’ironie populaire s’est toutefois rapidement muée en colère face au dérapage sanglant auquel a donné lieu l’intervention musclée contre le village de Mahmoudiya, dans la plaine de la Bekaa, à l’est de Beyrouth, où l’un des plus grands trafiquants de drogue dénommé « l’Escobar du Liban » s’était barricadé. L’opération, qui intervenait après environ 3 000 mandats d’arrêt, s’était soldée par la mort du trafiquant, de sa femme, de sa mère, de ses proches, et d’un médecin en visite, dont le communiqué des FSI établissait par la suite « la complicité en matière de trafic de drogue », tout comme les huit autres personnes tombées dans l’assaut qu’elles auraient elles-mêmes lancé contre les forces de l’ordre, et au cours duquel elles auraient utilisé des armes lourdes et des obus. Ce qui avait nécessité l’intervention de l’armée libanaise, aviation à l’appui, toujours selon le communiqué.

Rivalités chez les chiites ?

Après l’ironie puis la colère vint la stupéfaction. À l’occasion d’une visite de l’ambassadrice des États-Unis à Beyrouth Elizabeth Richard, le président du Parlement Nabih Berri déclarait devant la presse que le Liban « a sérieusement entamé l’examen d’un projet de loi visant à légaliser la culture du haschish à des fins thérapeutiques ». La déclaration fit sensation : de quoi s’agissait-il ? Et pourquoi choisir un tel moment pour faire cette annonce alors même que le plan de sécurité était mis en œuvre et qu’on arrêtait de grands trafiquants ? Il est vrai que le plan ne visait pas uniquement les trafiquants de drogue, mais également les preneurs d’otage contre rançon, les criminels en fuite, dont la plaine de Bekaa est régulièrement le théâtre d’opération ces dernières années. Mais pourquoi une telle déclaration à l’issue d’un entretien avec l’ambassadrice des États-Unis ? Et pourquoi Nabih Berri, l’avocat dont tout le monde connait l’habile rhétorique diplomatique, avait-il utilisé le mot « entamer » qui sous-entend habituellement la réponse à une attente, se sont demandé les observateurs.

Ceux parmi eux qui suivent de près la situation intérieure au Liban ont vu dans la déclaration de Berri, qui est également député du gouvernorat du Sud, une réaction à une autre déclaration, incendiaire, de son tout nouveau rival, candidat à sa succession au poste de président de l’Assemblée, le député de la Bekaa Jamil Al-Sayed. Cette déclaration pouvait se résumer ainsi : la communauté chiite a deux ailes, la première est celle de la résistance qui a protégé la Bekaa occidentale, et l’autre est au sud, mais ne s’intéresse pas aux chiites des autres régions.

À des fins thérapeutiques ?

D’autres observateurs pensent toutefois que l’affaire est plus complexe que cela. L’ambassadrice américaine n’est pas tout de suite apparue sur le devant de la scène dans cette affaire. C’est le cabinet de consultants Mac Kenzie and Company qui a été chargé depuis un an par le gouvernement libanais de trouver des solutions de nature à stimuler l’économie libanaise, économie qui mériterait d’être déclarée officiellement « au bord du précipice » tant les responsables politiques répètent cette expression en raison de la gravité de la situation, mais sans que le pays soit une seule fois tombé au fond du fameux précipice2 ni qu’il s’en soit définitivement éloigné. La chute comme le salut sont deux cas de figure qui ne semblent donc pas autorisés par les parrains régionaux ou internationaux.

La société McKinzey avait donc produit un rapport3 dans lequel elle préconisait, entre autres, la culture du haschich « à des fins thérapeutiques », ce qui assurerait au Liban près d’un milliard de dollars de revenus supplémentaires, dans un pays dont la dette publique atteint 150 % du PIB et dont le taux de croissance a régressé de 9 à 2 % et où le chômage déclaré atteint 20 %, selon le ministre de l’économie Raed Khoury, dans le rapport Bloomberg cité plus haut.

Le cannabis est cultivé au Liban dans de nombreuses régions autres que la Bekaa, comme la région de l’Akkar et les hauteurs des Jouroud (régions montagneuses à la frontière syrienne), mais c’est à la Bekaa que reviennent les honneurs de la « célébrité » quasi exclusive ; c’est cette région qui a eu les faveurs des caméras lors des campagnes régulières de destruction des récoltes de chanvre, depuis 1994, lancées par le ministère de l’intérieur (sous les gouvernements Hariri père et fils). Avec des mots d’ordre tels que « la volonté de la communauté internationale d’éradiquer la drogue », les États-Unis ont de notoriété publique contraint le Liban à ces campagnes de destruction pendant des décennies. Avant cela, la culture était très répandue dans les plaines, à perte de vue, visible de tous, surtout dans les gouvernorats de la Bekaa, de l’Akkar et des hauteurs des Jouroud, où vivent des communautés chrétiennes et musulmanes qui se partagent plantation et commercialisation (le haschich de Deir Al-Ahmar, Bécharré, Qobeiyat est par exemple très apprécié). Le Liban s’en était tiré, à son habitude, par une formule de compromis. Ainsi les gouvernements successifs avaient-ils pris l’habitude, pour se conformer aux injonctions de la communauté internationale, d’une gesticulation saisonnière : les forces de sécurité accompagnées des caméras de la presse se livraient à la destruction spectaculaire des récoltes au moment de la cueillette du cannabis, puis tout ce beau monde s’en retournait vaquer à ses affaires : les forces de sécurité à Beyrouth, les planteurs et commerçants de cannabis à l’écoulement du reste de la récolte. C’était un secret de polichinelle pour les Libanais : la destruction d’une partie de la récolte était l’alibi médiatique indispensable pour préserver le reste. Au fil du temps, le haschish a acquis une sorte de « profil » chiite.

Approvisionner les GI en Irak

La culture du cannabis a prospéré au Liban, avec une communauté internationale qui a fermé l’œil sur les opérations de pseudo-destruction, tout particulièrement entre 2003 et 2011. Non pas tant par pitié pour les agriculteurs que pour fournir un réconfort aux soldats américains qui avaient occupé l’Irak, afin de leur rendre supportable l’enfer qu’ils avaient eux-mêmes créé. Pendant cette période les prix ont connu une hausse vertigineuse en raison de l’augmentation de la demande, mais avec la crise syrienne débutée en mars 2011, les prix ont de nouveau chuté, surtout après le retrait des troupes américaines de Bagdad le 19 décembre 2011. Le compromis en question a été nécessaire pour remédier à l’atonie de croissance économique dans ces régions démunies, délaissées par les autorités publiques, ce qui explique le nombre étonnant de citoyens déclarés hors-la-loi (pas moins de 42 000 mandats d’arrêt estimés en 2017).

Ces citoyens évitent donc de s’aventurer hors de leur région pour chercher du travail ou tenter d’émigrer, de peur d’être arrêtés et emprisonnés. Lors de la dernière campagne des législatives, leurs familles ont manifesté sur la voie publique, réclamant un engagement des candidats pour une amnistie générale en faveur de leurs enfants, en échange de leur vote pour tel ou tel candidat.

Tout cela est entendu. Mais pourquoi le Liban annonce-t-il, et en ce moment même, la légalisation de la culture du cannabis ? Et pourquoi un tel assentiment est-il déclaré en présence de l’ambassadrice américaine, alors même que de nombreux plans avaient déjà été produits dans ce sens, durant les deux dernières décennies, notamment celui de l’ex-ministre du tourisme Fady Abboud, et bien d’autres encore ? Une telle légalisation relève-t-elle du domaine de l’économie ou de la politique, ou des deux à la fois ? La géopolitique de la Bekaa orientale y joue-t-elle un rôle particulier ? En tant que quartier général du Hezbollah et de ses bases arrière en Syrie ? Sans doute un peu de tout cela. En tout état de cause, l’on ne peut tenter ici qu’une simple analyse.

Le silence du Hezbollah

Force est de constater qu’à ce jour, et malgré la déclaration — aussi explosive qu’un « missile » — de Nabih Berri, leader du mouvement Amal, qui est au Parlement comme au gouvernement l’allié du Hezbollah, ce dernier n’a pipé mot. Alors même que son secrétaire général avait déclaré à plus d’une reprise, en réaction à des accusations israéliennes ou internationales, que jamais le Hezbollah ne s’abaisserait à utiliser la drogue dans sa guerre ou comme source de revenus, et ce, pour des raisons à la fois de légalité et d’éthique.

Maintenant si la culture du cannabis devait être légalisée à des fins thérapeutiques, alors le Hezbollah ne s’y opposerait-il sans doute pas. Mais il ne le ferait probablement pas ouvertement, pour plusieurs considérations : une telle légalisation supposerait un encadrement rigoureux de cette culture et sa commercialisation par l’État libanais, via toutes ses institutions responsables de la sécurité de l’économie et de la justice. Mais comment un État aussi faible que l’État libanais pourrait-il contrôler la situation ?

L’économiste Kamal Hamdane , chef d’un centre de recherches et d’études libanais (« Consultation and Research Institute »), a exprimé un certain pessimisme à cet égard4 : « l’État libanais a échoué pendant vingt ans à réformer le secteur de l’électricité… On est en droit de douter de sa capacité à légaliser la culture du cannabis dans un cadre normatif bien défini, que ce soit à des fins industrielles ou autres, en vue de fournir des revenus additionnels pour le trésor public. »

Autre considération : comment l’État s’y prendrait-il pour organiser cette culture ? Quelle superficie serait-elle allouée à chaque agriculteur ? S’il devait procéder de la même manière que pour la culture du tabac, à savoir en achetant lui-même la récolte, qu’adviendrait-il alors des grands bénéficiaires actuels, négociants et intermédiaires ? Ne risque-t-on pas d’assister à des révoltes de certains clans locaux dans cette région sensible ? La récolte du cannabis est en effet leur unique source de revenus, dont vivraient entre 30 et 50 000 familles selon le site Havocscope 5 qui rend compte des activités considérées comme illégales dans le monde. Ensuite, à qui serait revendue la récolte ? Et à quel prix ? S’il y a commerce international légal du cannabis, alors les prix devraient s’y aligner, mais le Liban a-t-il procédé à une étude sur ce point, avant de d’aller de l’avant ? Probablement pas.

Peut-être le Hezbollah pressent-il les multiples facettes insoupçonnées d’une telle affaire. Ce moyen de relance économique pourrait en un instant se transformer en moyen de pression extérieure, notamment occidentale. Surtout si c’est l’Occident qui est l’acheteur. D’un instant à l’autre, la culture du cannabis, de légale et utile qu’elle serait devenue, pourrait de nouveau se transformer en une lourde charge et faire l’objet d’accusations, si elle devait contrevenir à certaines règles et lois. Nous avons contacté l’ex-ministre Hezbollah de l’agriculture, par ailleurs deux fois ministre de l’industrie, Hussein Al Hajj Hassan, pour connaître la position du parti sur la question. Il n’a pas souhaité réagir. Toutefois, un proche conseiller économique, qui n’a pas voulu révéler son identité, nous a répondu : « M. Hussein Al-Hajj Hassan a été ministre de l’agriculture et par deux fois ministre de l’industrie. À notre connaissance il n’a jamais interdit la fabrication du vin, ni sa consommation ni sa vente ! » Cette réponse suppose-t-elle que la position du parti à l’égard du cannabis pourrait être la même ? Le Hezbollah pourrait donc consentir, mais laisserait son partenaire « civil » s’avancer sur le devant de la scène ? Mais peut-être aussi que le « missile » lancé par Nabih Berri n’est qu’un missile sol-sol, tiré en réaction aux déclarations du député Jamil Sayed. Ou pas. L’avenir seul nous le dira. Toujours est-il que le silence du Hezbollah est lourd de sous-entendus, pouvant à la fois signifier l’accord ou le désaccord. Pour le moment du moins, ce silence est d’or.

1L’armée libanaise et les services de sécurité ont commencé le 25 juin dernier à mettre en œuvre un nouveau plan de sécurité dans la région de Baalbeck Al-Hermel, visant à contrôler la situation dans la région et à arrêter un certain nombre de criminels dangereux responsables de graves troubles à l’ordre public.

2La livre libanaise s’est effondrée face au dollar durant le mandat présidentiel d’Amine Gemayel, après l’invasion israélienne de Beyrouth. Avant 1948, la livre libanaise valait 3 dollars. Lors de la crise, un salaire de plusieurs centaines de livres ne valait plus que quelques dollars.

3Cette étude, qui a coûté un million et demi de dollars, n’est qu’une version recyclée d’une étude antérieure de la société Booz and Company. C’est ce qu’avouait le ministre de l’économie Raed Khoury à Al-Akhbar (22 janvier 2018), en parlant d’un « refresh » de l’étude antérieure. De sérieuses présomptions de corruption pèsent sur cette société. Elle a récemment contribué au plan saoudien « Vision 2030 » de relance de l’économie par le biais des privatisations et la recherche de nouvelles sources de revenus, plan qui a suscité de nombreuses critiques et soulevé des craintes. Le nom de la société a été également associé à des projets avortés, selon le livre de Duff McDonald The Firm, car ses conseils ont provoqué des faillites, comme celle de Swissair, la compagnie aérienne suisse, d’Enron et de General Motors, ou de la banque Morgan.

4« La culture du cannabis au Liban, un pétrole vert », article en arabe de Rasha Rizk, dans Al-Arabi Al-Jadeed, 23 juillet 2018.

5Le site indique que la culture mondiale du cannabis est estimée à 141 milliards 80 millions par an. Par ailleurs les chiffres de l’office des Nations unies contre la drogue et le crime indiquent que le Liban produisait durant la guerre civile près d’une tonne de cannabis par an, qui faisait l’objet d’une contrebande destinée principalement à l’Europe et l’Amérique du Nord. Certaines recherches indiquent que les recettes pour le Liban atteignaient un demi-milliard de dollars. Et chaque dounom (1000 m2) planté de cannabis produit entre 10 000 et 15 000 dollars. La superficie de cette culture au Liban serait entre 10 et 30 dounom.

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