Que sont les « territoires disputés » d’Irak ?

L’expression « territoires disputés » est apparue au lendemain de la création du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), après la chute de Saddam Hussein. Mais le litige pour le partage de cette région de 45 000 km2 qui s’étend de la frontière syrienne à la frontière iranienne sur près de 1 000 km de long remonte bien plus haut dans l’Histoire.

Les territoires disputés (disputed territories)
In International Crisis Group’s Middle East Report no. 88, 2009

Les racines de la discorde

Après la première guerre mondiale, le Traité de Sèvres (1920) qui consacre l’éclatement de l’empire ottoman reconnaît le droit pour les Kurdes de former un État. Mais l’arrivée d’Atatürk au pouvoir relance le nationalisme turc et empêche la réalisation de cet engagement. En 1923, le Traité de Lausanne met fin aux aspirations kurdes, et la partie méridionale du Kurdistan est intégrée au nouvel État irakien, placé sous mandat britannique. Après la proclamation de la République en Irak, en 1958, le pouvoir central se trouve confronté à une série d’affrontements avec la guérilla kurde et finit par promulguer en 1974, une loi d’autonomie pour trois gouvernorats : Erbil, Soulaimaniya et Dohuk. Mais Moustafa Barzani, chef du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), refuse un découpage qui n’inclue pas la province de Kirkouk où sont localisées environ 30 % des réserves totales de l’Irak en hydrocarbures1 et qui exclut une partie de la population kurde.

Saddam Hussein conduit dans les années 1970-1980 une politique d’arabisation de ces régions, qui combine le déplacement forcé de plus d’un million de Kurdes, une campagne de « nettoyage » dénommée « Anfal » (février-septembre 1988) avec recours aux armes chimiques (massacre de Halabja, 16-19 mars 1988), l’obligation de se faire enregistrer comme Arabe pour éviter l’expulsion, et autres exactions.

Les guerres de 1991 et de 2003 cristallisent le problème

Mais en 1991, à la suite de la première guerre du Golfe, les troupes irakiennes sont contraintes de se retirer en deçà d’une « ligne verte ». Une zone de sécurité (no fly zone) est établie pour les Kurdes au-delà du 36° parallèle. Après la guerre de 2003, la chute de Saddam Hussein et la création du GRK, la Constitution de 2005 reconnaît la Ligne verte comme tracé de séparation avec l’État central irakien. Cette disposition est rejetée par les Kurdes, qui font valoir que les zones de peuplement kurde s’étendent plus au sud et que ce découpage leur retire les riches gisements d’hydrocarbures de Kirkouk et de la région de Khanaqin. Cette revendication est étayée par le fait qu’à la faveur du conflit, leurs troupes ont traversé la Ligne verte et ont pris le contrôle d’une partie de ce que l’on appelle désormais les « territoires disputés ». Leur position sur le terrain va encore se renforcer avec l’effondrement de l’armée irakienne face à l’organisation de l’État islamique (OEI), en juin 2014. La ligne de front devient alors une ligne potentielle de partage territorial, en tout cas aux yeux des Kurdes, qui considèrent que les régions libérées par leurs forces n’ont pas à être restituées. Ils entreprennent à leur tour une politique d’épuration avec le soutien de milices affiliées, notamment yézidies.

La présence sur ces mêmes territoires de minorités yézidies, shabak, kurdes faylis, chaldo-assyriennes, sabéennes mandéennes complique en effet les enjeux démographiques. Sans parler des déplacés internes, populations ayant quitté la zone ou s’y étant au contraire installées temporairement pour fuir des violences.

Multiplication des milices

Avec la reconquête de Mossoul et le reflux des djihadistes de l’OEI, de nouveaux acteurs ont fait leur apparition dans la zone : les milices chiites de la Mobilisation populaire, qui ont joué un rôle déterminant pour soutenir l’armée irakienne dans le combat contre l’OEI. Venues massivement des régions méridionales de l’Irak, elles sont étrangères à la zone concernée, mais y ont pris position. Épaulées par des combattants locaux issus des minorités et ayant intégré leurs rangs (Turkmènes et Kurdes chiites faylis), elles se sont opposées à plusieurs reprises aux peshmergas. A contrario, des représentants d’autres minorités, notamment des Yézidis, ont pris le parti de s’allier aux Kurdes. Outre Kirkouk, la ville de Sinjar, bien connue pour le martyre des populations yézidies sous la férule djihadiste, présente une situation encore plus compliquée du fait de l’implantation ancienne de combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans cette localité, base arrière pour conduire des opérations en territoire turc.

Pour régler tous ces différends, la question d’un référendum a plusieurs fois été évoquée, pas seulement de la part des Kurdes. Dans le contexte de la lutte contre l’OEI, plusieurs minorités ont réclamé la création de régions autonomes, par accession de certains districts au statut de gouvernorats qui pourraient ensuite éventuellement être rattachés au GRK par référendum. En juin 2017, le président du GRK, Massoud Barzani (le fils de Mostafa Barzani) décide de manière unilatérale d’organiser une consultation sur l’indépendance de la région autonome du Kurdistan, y compris dans la province de Kirkouk. En dépit des critiques sur l’absence de débat démocratique, et malgré les défections au sein même des rangs kurdes, Massoud Barzani proclame la victoire du « oui » en septembre 2017. Les autorités irakiennes de Bagdad lancent aussitôt une contre-offensive qui leur permet de reprendre en main les « territoires disputés », mais en renforçant le poids local des milices chiites.

Faute de règlement politique, la question reste ouverte. La Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (Manui) a bien été mandatée par le Conseil de sécurité des Nations unies pour aider le gouvernement irakien à « élaborer des procédures de règlement des différends frontaliers internes », mais les différents rapports remis par cette instance, avec des propositions de règlement et une carte des territoires disputés ont été rejetés par les parties. Un référendum acceptable supposerait un recensement préalable des populations qui n’est pas réalisable dans l’état actuel de déliquescence du pouvoir central irakien et d’instabilité persistante de la région concernée. La question des territoires disputés, véritable imbroglio mêlant la démographie, les traumatismes d’un passé plus ou moins récent et la compétition pour l’accès aux ressources reste donc une source de tension toujours prête à revenir sous les feux de l’actualité.

1Objet de toutes les convoitises en raison de ses richesses pétrolières et agricoles, Kirkouk a été surnommée la « Jérusalem du Kurdistan ».

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