Roman

Voyage aux racines de la guerre yéménite

« La fille de Souslov » · Le 5 avril 2017 est paru La fille de Souslov (Sindbad/Actes Sud), roman de Habib Abdulrab Sarori. C’est la première traduction depuis l’arabe d’une œuvre littéraire yéménite publiée par une « grande » maison d’édition francophone. La littérature de ce pays a été très peu diffusée en langues européennes jusqu’ici ; elle est pourtant innovante et de plus en plus reconnue dans le monde arabe. Elle constitue aussi une entrée stimulante pour comprendre les lignes de fractures internes au Yémen et les racines de la guerre.

Aden.
D’après Will De Freitas, 2008.

Dans La fille de Souslov, Habib Abdulrab Sarori, auteur originaire d’Aden qui vit en France depuis plus de trente ans confronte son double, Amran (lui aussi depuis longtemps installé à Paris) aux évolutions connues par son pays de naissance depuis l’unité des deux Yémen en 1990. L’héritage socialiste dévoyé dans l’ex-Yémen du Sud, la nostalgie des années de jeunesse révolutionnaire et la dynamique de réislamisation de la société constituent l’arrière-plan d’amours contrariées entre Amran et la descendante d’un dirigeant de gauche devenue prédicatrice salafiste, Faten. À travers cette dernière et les expériences érotiques partagées avec elle s’opèrent à la fois une réflexion sur le fantasme et une critique des islamistes : « Bénies soient l’hypocrisie religieuse et les contradictions existentielles des dévots ! » se dit Amran après avoir fait l’amour avec Faten, mariée au fils d’un leader salafiste.

La trame narrative alterne entre la découverte enthousiaste de la vie en France, où le narrateur s’installe grâce à une bourse d’études du gouvernement du Yémen du Sud, et les retours vers la ville natale : « Plus je m’intégrais à Paris, plus j’étais habité par Aden. » L’écriture est volontiers moderne, mélangeant les registres et les styles. La traduction d’Hana Jaber est limpide et sert une intrigue et des personnages ancrés dans les soubresauts du Yémen, la culture populaire et les mythologies religieuses et politiques, liées notamment au marxisme-léninisme.

Par-delà la dimension propre du récit, Sarori rend compte de la frustration qui structure la vision d’une part des habitants d’Aden et des populations du Sud qui ont un temps cru aux bienfaits de l’unité avec le Nord. Ceux-ci se trouvent comme dépossédés et aspirent souvent à la sécession de leurs provinces. Amran en est ici l’incarnation désabusée. Il entretient une relation ambivalente avec Sanaa, se montre choqué par les femmes vêtues de noir qui portent le niqab (voile intégral) ou manifestent contre une loi qui est censée limiter la polygamie et les violences conjugales.

Ce n’est pas le premier roman de Sarori. En 1998, il avait déjà publié La reine étripée (L’Harmattan), écrit directement en français. Son œuvre est traversée par les évolutions d’un Yémen qu’il ne reconnait plus, gâché par la dictature et le conservatisme religieux. De sa cité natale, Sarori écrit : « Aden était devenue une ville humiliée. » Quand Amran découvre pour la première fois Sanaa, grande ville du nord et capitale du pays unifié, il remarque que c’est « une rose recouverte d’une morve sombre ».

La fille de Souslov laisse entrevoir dans sa dernière partie les espoirs déçus de la révolution de 2011, récupérée par les anciennes élites et les islamistes qui ont tôt fait de limiter l’ampleur du changement. Cette déception, malgré tout souvent teintée d’humour et d’autodérision, préfigure en quelque sorte la guerre actuelle. Ce sentiment pessimiste constitue même une caractéristique forte de la condition d’intellectuel arabe contemporain.

Le point de vue développé par le narrateur sur les affres du Yémen est fort, stimulant, même s’il est évidemment partiel, caricaturant des mouvements islamistes souvent réduits à une dévotion hypocrite. Ils ont pourtant, dans le contexte yéménite, participé au processus de modernisation politique et sont caractérisés par d’infinies nuances. Si l’islamisme est sans nul doute la principale cible de son propos, c’est vers un délitement généralisé de la société causé par la dictature que pointe l’auteur. Ainsi le roman dépasse-t-il la parodie car Faten, objet de fantasme, reste un personnage attachant qui peu à peu s’émancipe politiquement et atteint un certain bonheur.

Sarori, qui intervient régulièrement dans le débat public arabe et francophone pour alerter sur la situation au Yémen reste une voix précieuse. Adepte d’une ligne résolument humaniste et pacifiste, il développe dans le contexte de la guerre amorcée en mars 2015 une analyse qui prend en compte la pleine complexité du conflit et évite les accusations rapides1. Cette capacité, qui transparait dans La fille de Souslov s’est indéniablement raréfiée dans un champ intellectuel et politique yéménite de plus en plus polarisé. C’est l’un des atouts de la littérature de préserver cette possibilité et de la cultiver.

1« Le Yémen entre tragédie et catastrophe », Libération, 10 mars 2017

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