Maroc. Le vingtième anniversaire d’une réconciliation manquée
Novembre 2025 marque le 20e anniversaire du rapport de l’Instance équité et réconciliation (IER) au Maroc. Sous couvert de faire la lumière sur « les années de plomb » de Hassan II, l’institution a été l’occasion pour le nouveau monarque Mohammed VI de redorer le blason de la monarchie et d’acheter la paix civile. Mais l’instance est restée précautionneuse, surtout à l’égard des répressions dans la région du Rif.
Le 12 avril 2004, une mission d’enquête sur les violences commises durant les « années de plomb » (des années 1960 à 1999) du roi Hassan II est confiée à l’Instance équité et réconciliation (IER), qui voit le jour sous l’égide du roi Mohammed VI, désireux de se défaire du fantôme de son père.
Présidée par le militant des droits humains Driss Benzekri (1950-2007), nommé par le monarque, elle est composée de seize membres, dont la moitié est issue du Conseil consultatif des droits de l’homme (CNDH) – une organisation officielle –, et l’autre moitié est composée de personnalités aux compétences reconnues au niveau national dans les domaines du droit, de la médecine et des droits humains. L’instance a enquêté pendant vingt-trois mois sur les violations des droits humains au Maroc, de 1956 – date de l’indépendance du Maroc – à 1999, avant de présenter son rapport au roi le 30 novembre 2005, ainsi que ses recommandations finales. Cet acte marque sa dissolution.
La volonté des pouvoirs publics de se présenter comme œuvrant en faveur des droits humains et de la transition démocratique ne parvient pas à éclipser, dans les années 1990, le contexte qui a présidé à la création de l’instance : celui de la violence d’État, où la répression des journalistes, la lutte contre le terrorisme – motif légitimant nombre de débordements – et le recours à la force contre des manifestations pacifiques sont la règle.
Une instance sans mandat juridictionnel
La création de l’IER intervient dans le cadre d’un processus de pacification politique entamé au début des années 1990, durant les dernières années du règne de Hassan II, et consolidé au début de celui de Mohammed VI. Ce processus visait également à redorer l’image du Maroc à l’étranger, après les « années de plomb », durant lesquelles les opposants politiques au régime du roi Hassan II (1961-1999) – des militants de gauche, des nationalistes, des activistes amazighs et des islamistes – ont été victimes de disparitions forcées, de tortures ou ont trouvé la mort en rétention.
Si l’IER n’est pas dotée de mandat juridictionnel, elle dispose de prérogatives arbitrales. C’est elle qui instruit les dossiers d’indemnisation, enquête et auditionne, établit les responsabilités et décide de la forme des indemnisations (indemnités financières directes, réinsertion sociale, soins, réparation communautaire, etc.) avant de soumettre son verdict au cabinet royal pour approbation et, le cas échéant, versement des compensations.
Elle a dans ce cadre mené un travail de documentation et d’enquête sur les personnes disparues, les violations graves des droits humains, ainsi que sur les lieux de torture et de détention. Sur les 16 000 victimes recensées, 11 706 ont reçu une compensation financière.
En décembre 2004, deux cents témoignages de victimes des années de plomb, sans mention de l’identité des bourreaux – condition imposée par l’Instance et acceptée par les témoins –, sont diffusés à la radio et à la télévision dans le cadre du programme des auditions publiques lancé par l’IER. Celui-ci a contribué à la formation d’une mémoire collective et a constitué l’un des moments clés du travail de l’instance en matière de réconciliation symbolique. Pour autant, aucune action devant la justice pénale n’est formée, ce que dénoncent les habitants de la région du Rif au cours des audiences menées sur leur territoire, particulièrement touché par la répression sous le règne de Hassan II.
Dans sa couverture du sujet, le magazine Jeune Afrique1 rapporte :
À 17 heures, la salle Mirador [à Al-Hoceima] est pleine à craquer. Les auditions peuvent donc commencer quand, brusquement, une trentaine de militants commencent à scander des slogans hostiles à l’IER : “Allez-vous-en, le Rif ne vous appartient pas”, “Non au marketing des droits de l’homme”, “Les tortionnaires devant la justice”.
Le Rif, grand absent du rapport
L’un des échecs de l’IER tient à son incapacité à faire toute la lumière sur les événements de la région du Rif, entre 1956 et 1959, mais aussi en 1984. Bien que celle-ci ait figuré parmi les plus vulnérables aux violations des droits humains, elle a été largement ignorée dans le rapport, qui n’a pas traité de manière approfondie la question de la réhabilitation des victimes et de la région en son entier.
La région du Rif est marginalisée politiquement et économiquement par le régime marocain depuis l’indépendance du Maroc en 1956. Historiquement, le Rif est connu pour son esprit de résistance, tant pendant la période coloniale espagnole que durant la révolution du Rif menée par Abdelkrim El-Khattabi dans les années 1920. Cette réputation a conduit l’autorité centrale à considérer la région avec suspicion et hostilité.
En 1958-1959, le Rif, empreint d’un sentiment de relégation, connaît un soulèvement populaire contre la pauvreté2, auquel le roi Hassan II (alors prince héritier) répond par une répression sanglante, creusant davantage le fossé entre la population rifaine et l’État. Au cours des décennies suivantes, la région souffre d’une forme de marginalisation économique (absence de projets de développement majeurs, manque d’investissements amenant à la dégradation des infrastructures), et politique délibérée, tandis que sa population continue d’être soumise à une surveillance sécuritaire étroite. Les mouvements de protestation ultérieurs, comme le soulèvement de 1984, sont le résultat direct de cette politique d’exclusion.
Or le rapport reste silencieux sur les circonstances de ces soulèvements et leur répression massive, sur le nombre de victimes ainsi que les institutions impliquées dans cette violence à l’encontre des populations du Rif, alors que cela fait partie des prérogatives de l’instance.
Une responsabilité directe de Hassan II
Le manque de clarté du rapport de l’IER tient à ce que le Rif est considéré comme un dossier sensible pour les autorités marocaines. La plupart des membres de l’Instance équité et réconciliation – comme M’barek Bouderka, Latifa Jbabdi, Salah El-Ouadie, Mohammed Nechnach, Driss El-Yazami, Chaouki Benyoub – étaient d’anciens détenus et anciens militants qui demandaient la réparation des torts pour la région du Rif. Mais une fois passés du côté du pouvoir, ils ont hésité à ouvrir ce dossier, notamment parce que le roi Hassan II y était directement impliqué lorsqu’il était prince héritier aux côtés du général Mohamed Oufkir.
Hassan II avait d’ailleurs assumé ouvertement sa responsabilité dans la répression de 1958. S’adressant directement aux manifestants au moment des troubles de janvier 1984, il dit : « Si les awbach [déchets de la société] du Nord [les Rifains] ont oublié le personnage de Hassan II, qu’ils se rappellent de Hassan, le prince héritier de 1959. »
Selon l’Association marocaine des droits humains (AMDH) :
La situation découle de la méthode de travail adoptée par l’IER, qui n’a pas pris en compte les associations nationales. Il y a également son manque d’indépendance vis-à-vis de l’entourage royal, ainsi que de sa pratique de la censure en omettant de divulguer les noms des responsables des actes de torture.
L’IER n’a d’ailleurs pas explicitement classé le Rif comme une « région victime », à l’instar d’autres régions comme celle de l’Atlas, où l’on a estimé que la répression a touché les habitants de manière collective, avec un impact économique, avec en plus l’existence d’un centre de détention. En vertu de ce statut de « région victime », ces régions ont bénéficié d’une politique de développement régional. Toutefois, les membres de l’instance, cherchant à préserver leur image d’anciens militants, ont inclus le Rif dans le programme de réparation communautaire, et l’ont désigné comme l’une des régions ayant collectivement subi de graves violations des droits humains.
Cette désignation donna lieu à des recommandations de l’instance, qui ne sont toutefois pas contraignantes, et dont plusieurs sont tombées dans l’oubli : mener des études académiques sur les événements de 1958-1959, créer un musée du Rif, un centre de recherche Abdelkrim El-Khattabi et mener des travaux d’historiographie sur la région. En 2024, le CNDH a annoncé le lancement en août des travaux visant à édifier le musée du Rif, rebaptisé « musée de Hoceïma » du nom de la ville qui l’abritera. Ce changement de nom suscite de vives critiques de la part de la société civile, qui voit une négation de la mémoire collective du Grand Rif.
Ces atermoiements semblent viser à narrer l’histoire de la région d’une manière alignée avec la vision de l’État, particulièrement après la révolte populaire en 2016-2017.
Des habitants prudents
Cette ambiguïté dans le traitement de la question rifaine a incité les habitants de la région à la prudence. Selon le rapport final de l’IER, parmi les victimes des événements de 1984, seuls deux individus ont réclamé une compensation.
Peu de dossiers ont été déposés dans le cadre du programme de réparations individuelles parmi les victimes des événements de 1958-1959 et le soulèvement de 1984. Selon les travaux de Badiha Nahhass et Ahmed Bendella3, la première raison tient au manque de confiance envers l’IER. Certaines victimes auraient refusé de témoigner ou de déposer leur dossier par crainte de représailles. Viennent ensuite la honte et le tabou face au récit des exactions, en particulier pour les femmes victimes de viol. Une troisième raison est d’ordre procédurier : une grande partie des victimes, qui avaient entre-temps émigré en Europe, n’ont pas pu présenter leurs dossiers dans les délais.
Cette pseudo-réconciliation revêt tous les atours d’un mirage. Parfaitement dissipé vingt ans après, il donne à voir dans une cruelle netteté les desseins du pouvoir : se défaire d’un lourd fardeau historique, effacer ses responsabilités et légitimer un nouveau contrat social. Mais la page du sombre chapitre de l’histoire du Rif n’est pas tournée.
POUR ALLER PLUS LOIN
- Nos lieux interdits, documentaire de Leïla Kilani, 102 minutes, sorti en 2008.
1« Le Rif à l’heure de la réconciliation », le 23 mai 2005.
2Ce soulèvement s’inscrit en réaction aux nouvelles autorités issues des accords d’Aix-les-Bains, qui avaient décidé de dissoudre les divisions de l’Armée de libération, de liquider certains de ses cadres, et de réprimer, enlever et torturer les opposants, notamment ceux sympathisant avec le prince Abdelkrim El-Khattabi.
3« Le Rif : les méandres d’une réconciliation », L’Année du Maghreb, 26/2021.
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