
Au nom de la nécessité d’« unité de la nation » ressort en France le besoin de propager un « récit national-républicain » sur le modèle de celui forgé par la IIIe République. Quels en sont les caractères et la fonction ? Voilà les questions auxquelles répond le politiste et historien Olivier Le Cour Grandmaison dans son nouveau livre.

Aux origines du roman « « national-républicain » se trouve un « amas de désastres » : la défaite de Sedan de 1870, la Commune de Paris en 1871, sans parler de la révolte d’El Mokrani en Algérie la même année. Le philosophe Ernest Renan appelle alors à « une réforme intellectuelle et morale » pour dépasser les divisions qui mettent la société en péril. Le réarmement mental de la France exige de reconnaître que « la régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité », et que « la colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait de premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche et du pauvre »1
Le diagnostic ainsi établi, le remède est indiqué : écarter la guerre sociale par la colonisation. Celle-ci permet, en outre, de fourbir les armes de la revanche contre l’Allemagne « qui nous a volé l’Alsace-Moselle » et de se hisser, dans le concert des nations, à la hauteur du Royaume-Uni, qui s’est déjà taillé un immense empire mondial. On sait que Jules Ferry fut sensible à cet appel. Son discours à l’Assemblée nationale du 28 juillet 1885, sur le « devoir de civilisation » des « races supérieures » sur les « races inférieures », est resté célèbre.
Comment se présente le « roman national-républicain » selon le dernier livre d’Olivier Lecour Grandmaison ? Comme « une somme bigarrée de fabulations diverses qui puisent dans un passé fantasmé et des traditions inventées un éclat prétendument remarquable » (p. 302). Il fallait, déjà à l’époque, « terminer la Révolution », et effacer de la mémoire des « classes dangereuses » le souvenir de leur révolution, la révolution populaire du 10 août 17922 pour ne garder que celle, libérale, du 14 juillet 1789, et sauter à Thermidor3, continué par le Consulat et l’Empire.
Les tenants du « roman national-républicain » ont largement mis à contribution les historiens de l’époque précédente, comme Jules Michelet — déjà hanté par le déclin de la France… —, pour vanter la République qui a libéré les esclaves en 1848, mais en biffant le décret d’abolition de l’esclavage du 4 février 1794 et son rétablissement le 20 mai 1802 par Napoléon Bonaparte. Il fallait bien arracher le peuple turbulent à l’illusion de la « Sociale » pour cantonner son effervescence et éteindre sa violence dans l’exercice exclusif du « droit de vote ».
Faire de la colonisation un élément de la civilisation fut une rengaine de l’époque : on oublie trop souvent qu’un de ses chantres fut Victor Hugo, l’auteur des Misérables (p. 43), écouté dans la nation bien au-delà du cercle des élites républicaines. Mais les sommets de l’autosuggestion humanitaire ont été atteints avec le déni satisfait des réalités d’un Albert Sarraut, plusieurs fois ministre des colonies dans les années 1920 et 1930. Pour lui, si la colonisation anglaise fut mue par le besoin exclusif d’exploiter territoires et hommes, la France, dans son immense désintéressement, a uniquement cherché à élever les autres à la civilisation. Car la plus grande richesse et le plus grand privilège que l’histoire a octroyés à la « fille aînée » non plus de l’Église mais de l’Universel réside dans la rencontre des peuples : « [la colonisation française] a fait désormais la découverte la plus haute : l’Homme ! […], notre parent, le frère de couleur ! » (p. 244).
Cette France exceptionnelle, c’est celle des Lumières, mais de Lumières qui sont devenues une spécificité française, un trésor que la France a donné en cadeau au monde avec « les droits de l’Homme » que nul autre pays n’aurait pu espérer recevoir un jour…
Tout cet arsenal idéologique, il fallait le faire adopter par les « élites républicaines », notamment grâce à l’enseignement supérieur. Il fallait également le répandre dans l’école primaire où institutrices et instituteurs avaient pour tâche de faire « aimer la France ». Ces « hussards noirs de la République » s’y sont attachés avec ardeur et efficacité de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe. Ils furent accompagnés dans leur tâche par les manuels scolaires d’Ernest Lavisse puis d’Albert Mallet et Jules Isaac, et par le succès fabuleux du Tour de France de deux enfants, de G. Bruno, nom de plume d’Augustine Fouillée-Tuilerie. Sous la prétexte invoqué d’apporter aux enfants l’« esprit critique » des Lumières, il s’agissait, à son rebours exact, de les édifier, de leur « apprendre à obéir », de « fabriquer » de « bons petits Français », de « bons petits-soldats » prêts à mourir sur la ligne bleue des Vosges. Ajoutons qu’à l’instar de Jules Michelet, ces manuels scolaires ont étendu le « roman national » à toute l’histoire de la France, plaçant Charlemagne, la Pucelle d’Orléans, Colbert et Napoléon sous l’égide bienveillante de la République… Cela a finalement assez bien fonctionné.
Ces manuels font naturellement la pédagogie de la hiérarchie des races, plaçant les Noirs en bas de l’échelle. Notons comme une curiosité à mettre au cabinet des merveilles coloniales le regard sur « la femme arabe » (pp. 115-116). Présentée comme ignorant toute pudeur, se livrant au premier venu, elle ne fait qu’assumer le cliché de sensualité et d’hyper-sexualité que l’anthropologie coloniale prêtait alors aux peuples destinés à être conquis pour les rapprocher de l’animalité. Le fait que l’idée actuellement propagée sur « la femme arabe » soit radicalement différente — notamment avec l’excès de pudeur qui lui est prêté par le port du foulard — confirme que les portraits des colonisés ne sont pas réels mais arbitraires et fantasmés.
Le roman national-républicain défend une véritable « exception française » à laquelle il attribue un caractère presque miraculeux : elle « immuniserait » la société contre les maux du racisme induit par l’esclavage et la domination coloniale. Cette « exception » protégerait également contre ceux résultant de l’infériorité institutionnelle imposée aux femmes par le Code civil de 1804. Déjà privées de droits politiques, les femmes l’étaient également de droits civils, au profit de leur père puis de leur mari.
Il ne faudrait pas croire que ce « roman national-républicain » se serait évanoui avec la fin de la IIIe République, ni même avec celle de la IVe et de l’empire colonial. En 1984, paraît une somme intitulée Lieux de mémoire sous la direction d’un notable de la Ve République, l’historien Pierre Nora. Elle met au goût du jour les grandes lignes de ce roman et réduit l’histoire de l’empire colonial à la portion congrue. On y trouve notamment une étonnante contribution sur l’histoire de la colonisation de l’Algérie de Charles-Robert Ageron qui oublie les zoos humains quand il parle de l’Exposition coloniale de 1931, et dont le panégyrique de l’« exceptionnalité française » en matière coloniale laisse pantois (pp. 246-248).
Tandis que lors du centenaire du Code civil en 1904, le sénateur et avocat belge Edmond Picard ne craignait pas de faire de sa publication un événement aussi important pour l’humanité que « la découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb, le juriste et baron du gaullisme Jean-Louis Debré n’hésite pas, lors de son bicentenaire, à voir ce code comme « l’expression d’un modèle de civilisation », ayant inscrit dans la législation « l’égalité, la liberté individuelle » et, même « la laïcité » (pp. 225-226). Sacré Napoléon ! Outre que son code rogne sur bien des libertés conquises par la Révolution, notamment sur les droits de personnes (la famille, le mariage et le divorce, etc.) — et que l’on n’y trouve rien qui concerne la laïcité —, son succès tient moins d’un supposé « génie français », intemporel et invariant, qu’à la réponse qu’il apportait aux besoins nouveaux d’une société européenne bourgeoise en quête de stabilité au début du XIXᵉ siècle. Cette bourgeoisie fut quelque peu aidée dans cette entreprise, il faut le rappeler, par la force des baïonnettes.
On peut aussi penser à la déclaration du président Emmanuel Macron à Villers-Cotterêts du 30 octobre 2023 à l’occasion de l’inauguration de la Cité internationale de la langue française. Le président y ressasse les lieux communs sur l’exceptionnalité du français, sur sa « clarté », sa « précision », sa « concision », etc. (p. 238), qui en font la langue de la Raison et de l’Universel, la langue que « tout le monde admire et nous envie »…
C’est bien son caractère présenté comme ontologiquement « universel » qui fait de la France « le pays le moins raciste du monde », selon l’énoncé de l’ethnologue et psychanalyste Octave Mannoni en 1950 (p. 263). C’est un pays où les conduites racistes et les « violences policières », pourtant rigidifiées par un long passé anti-ouvrier et colonial, ainsi qu’une longue discrimination masculiniste, sont considérées, bien au-delà des cercles de la droite politique, comme des conduites « purement individuelles » et « vraiment marginales ».
Et voilà que l’« immunité » inséparable de l’exceptionnalité française se transforme en inversion radicale de la réalité : ce seraient les gens qui, faisant écho à une « culture woke » — en particulier le mouvement Me too et les « islamo-gauchistes » —, cesseraient de « penser universel » et introduiraient dans le temple de la civilisation française des raisonnements racistes, ultraféministes, etc., attentatoires à l’« unité » et à la « sérénité » de la nation.
L’ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison se termine par deux requêtes. La première est une invite pressante à regarder la réalité en face, à « démythologiser » la République. La seconde rappelle l’article 1382 du Code civil (ancien) selon lequel « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Une telle « réparation », transposée du domaine civil et individuel au domaine politique et collectif, la France de Georges Clemenceau n’a pas hésité à l’imposer durement à l’Allemagne vaincue en 1918. Mais elle rechigne à l’appliquer, même de façon minimale au plan moral comme l’y invitait Frantz Fanon, aux peuples colonisés par elle. Or, cette réparation est aussi nécessaire vis-à-vis de toutes les victimes de la « mésestime », notamment les populations issues des pays anciennement colonisés du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Considérées comme Arabes et Noirs, celles-ci sont aujourd’hui indistinctement victimes d’une islamophobie galopante et sont constamment soupçonnées de « séparatisme ». Cette réparation est aussi indispensable à l’égard de la moitié féminine du corps social dont l’égalité proclamée n’est toujours pas complète, et dont les ravageuses violences sexuelles qu’elle subit commencent seulement à être mesurées.
1Dans Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale, textes écrits entre 1869 et 1871, Perrin.
2NDLR. Le 10 août 1792, une révolte populaire organisée et menée par la Commune insurrectionnelle de Paris et les sections parisiennes, accompagnées de fédérés bretons et marseillais, assiège le palais des Tuileries, contraignant la famille royale à se retirer et à se placer sous la protection de l’Assemblée législative. Cette mobilisation est dirigée contre le roi mais aussi contre l’Assemblée. Cette journée révolutionnaire consomme la chute de la monarchie constitutionnelle.
3NDLR. Le 9 Thermidor (27 juillet 1794), Robespierre est arrêté. S’ouvre alors la période dite de la Convention thermidorienne (27 juillet 1794 — 26 octobre 1795) qui marque le retour au pouvoir des modérés libéraux. Le 22 août 1795, la Convention adopte la constitution de l’an III, qui met en place le régime du Directoire.
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