Journal de bord de Gaza 47

« Après la guerre, une autre catastrophe nous attend »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre l'intérieur d'un bâtiment en ruine, où les murs sont endommagés et décrépis. Le sol est recouvert d'un matériau blanc poussiéreux, probablement des débris ou des restes d'anciennes structures. Les fenêtres sont brisées ou manquantes, créant une atmosphère de désolation et d'abandon. La lumière pénètre à travers les ouvertures, mais l'espace parait sombre et sinistre.
Gaza, 30 novembre 2023. Des documents réduits en cendres, dans le département des archives du bâtiment de la municipalité de Gaza.
Omar El-Qattaa / AFP

Mardi 20 août 2024.

Je discutais aujourd’hui avec mon ami Mounzer, qui est avocat depuis presque dix ans. Comme moi, il habitait Gaza-ville et il a été forcé de se déplacer, avec le même itinéraire : d’abord Rafah, puis Deir El-Balah. Je lui ai demandé comment il voyait l’après-guerre. Une question qui me tracasse, parce que des « après-guerre », nous en avons déjà vécu plusieurs, et mon constat, c’est qu’après la guerre, il y a toujours une autre guerre.

Je lui ai parlé de 2014. Après cette offensive israélienne qui avait fait environ 2 100 morts, je savais que le nombre de procès à Gaza avait augmenté. J’ai demandé à Mounzer quels étaient les litiges les plus nombreux, il m’a tout de suite répondu : « Des affaires d’héritages. » Parce que 2 100 morts, c’était beaucoup, ce qui faisait beaucoup de problèmes de succession à régler.

Des familles entières rayées de l’état civil

Aujourd’hui, ce chiffre correspond au nombre de personnes tuées en une dizaine de jours seulement. Sans oublier les destructions. Tous ces chiffres sont sans commune mesure avec 2014. On parle de 50 000 morts1, des familles entières ont été rayées de l’état civil, et 70 % des habitations ont été détruites.

Mounzer me dit : « Après la guerre, une autre catastrophe nous attend. » Il m’a donné plusieurs exemples de familles étendues qui ont été entièrement effacées de l’état civil :

« Normalement, les successions se font dans un ordre vertical. Les enfants héritent des parents. Là cela se fera en horizontal, entre cousins par exemple, ce sera très compliqué. » Mais la vraie catastrophe, a ajouté mon ami, c’est qu’il n’y a plus d’archives pour documenter ces procès. Pour la première fois depuis 1948, les Israéliens ont brûlé les archives des tribunaux, ainsi que ce qu’on appelle le « taabou », c’est-à-dire le registre foncier, où l’on enregistre les propriétés, les bâtiments et surtout les parcelles de terrain.

Les Israéliens ont méthodiquement fait exploser le palais de justice, où se trouvaient les archives judiciaires, ainsi que le bâtiment qui abritait le cadastre et le registre foncier. Ils l’ont fait sciemment, pour détruire la société gazaouie, pour détruire un tissu social qui était très dense. Jusqu’ici, ils s’en étaient abstenus, une façon de reconnaitre, implicitement, l’existence des Palestiniens. Là, ils veulent effacer toute preuve de notre appartenance à cette terre. C’est complètement inédit. Quand les Ottomans ont perdu la Palestine, ils n’ont pas détruit les archives, ils les ont emportées avec eux et la Turquie les a ouvertes au public en 2022. D’autres documents datant de cette époque sont encore dans nos archives aujourd’hui. Mounzer en a vu passer beaucoup dans des procès d’héritages, « des originaux, avec tampons, timbres et tout ».

Personne ne savait où était sa maison

Certes, une partie de ces archives ont été numérisées, mais beaucoup de gens vont mettre en doute l’authenticité de ces documents numérisés. Pour eux, seul le papier fait foi. Celui qui a gardé un bout de papier peut gagner, mais pour celui qui n’a rien, ce sera difficile. Il y aura des problèmes au sein d’une même fratrie, entre les enfants, entre les oncles, alors que la majorité des gens à Gaza ont perdu la preuve de la propriété de leur terrain. Mounzer me dit qu’après 2014, on a vu le tissu social commencer à changer. Demain, ce sera pire qu’un changement, ce sera une catastrophe, vu la misère qu’on est en train de vivre, le nombre de tués et le niveau de destruction.

Il y aura aussi la question des orphelins. Qui devra adopter qui ? La famille paternelle ? Ou bien la famille maternelle ? Mais si beaucoup d’enfants ont perdu leur mère ou leur père, nombre d’entre eux ont perdu les deux. D’après les Nations unies, entre 15 000 et 25 000 enfants ont perdu un de leurs parents. Dans beaucoup de familles, tout le monde est mort. Mounzer m’a cité l’exemple de la famille Khorshid, une famille très connue de Gaza-ville. C’est une famille d’opticiens, ils avaient plusieurs magasins. Il ne reste que deux survivants : la grand-mère et une de ses petites-filles. Comment va-t-on faire pour l’héritage ? La grand-mère pourra-t-elle avoir la garde de sa petite-fille ? Il y aura sûrement des débats juridiques, la garde étant liée à l’argent, bien sûr.

« Je suis sûr qu’après cette guerre-là, il n’y aura plus de justice sociale, il n’y aura plus de tissu social, il n’y aura que des problèmes », me dit Mounzer. Pour la reconstruction, il faudra prouver qu’on possédait telle ou telle parcelle, et ce sera impossible en l’absence du registre foncier. Or, quand l’armée israélienne détruit un lieu, elle rase tout. On l’a déjà vu en 2014 : il ne restait plus rien pour permettre d’identifier une maison ou un immeuble. Dans le quartier de Chadjaya, personne ne savait où était sa maison, parce que les bulldozers avaient repoussé les décombres à 300 ou 400 mètres de là. Les décombres de tout un quartier étaient entassés au même endroit. Il y a eu beaucoup de problèmes pour reconstruire. À l’époque, les gens ont utilisé Google maps pour retrouver l’emplacement de leur maison, et ensuite, avec le registre foncier, on a pu délimiter les terrains, leurs surfaces, leurs limites.

Tout cela est parti, et les propriétaires aussi. L’après-guerre ressemblera donc à une autre guerre, cette fois au sein des familles. Les survivants de ce génocide seront contents d’en être sortis vivants, mais une nouvelle guerre va commencer pour eux : celle pour la reconstruction, pour avoir de l’argent, pour reconstruire sa maison. La guerre pour savoir qui hérite de quoi, pour les études, pour les enfants. Et surtout, la guerre de la santé mentale. Nul ne sait dans quel état psychologique nous allons sortir de toute cette destruction. Il n’y aura plus de vie à Gaza.

La guerre des Israéliens, ce n’est pas seulement des chiffres, des morts ou des maisons détruites. L’après sera aussi terrible, plus grave d’une certaine manière que la guerre elle-même. Celle-ci dure depuis dix mois maintenant. Je crois que ses conséquences dureront bien plus de dix ans. Des générations entières vont en payer le prix. Il faudra des années et des années pour déblayer les décombres, encore plus pour reconstruire. Les survivants de ce génocide vont affronter une autre guerre, encore plus terrible.

1NDLR. Le nombre de tués dans la bande de Gaza au 15 août 2024 était de 40 000 morts, soit une personne sur 55, auxquels s’ajoutent les 10 000 disparus sous les décombres. Quant au nombre de blessés, il était de 92 401 à cette même date.

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