Journal de bord de Gaza 45

« Cette pénurie a provoqué l’apparition de nouveaux métiers »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre une scène de rue animée. Au premier plan, un homme est assis sur une chaise, concentré sur sa tâche. Il répare des chaussures, utilisant des outils comme des ciseaux et des filaments. Devant lui, une table supporte des chaussures à réparer et un sac. À l'arrière-plan, on peut voir des personnes marchant le long d'une rue entourée de camions et de petites échoppes. L'atmosphère semble vivante, avec des éléments de la vie quotidienne qui se déroulent autour de lui.
Rafah, 19 février 2024. Un Palestinien répare des chaussures dans une rue
MOHAMMED ABED / AFP

Jeudi 8 août 2024.

Comme vous le savez, on manque de beaucoup de choses à Gaza, à cause de la guerre et du blocus qui interdit l’importation d’un grand nombre de produits. Cette pénurie a provoqué l’apparition de nouveaux « métiers », inspirés du « système D », qui en disent long sur le degré de misère dans la bande de Gaza. En voici une liste non exhaustive.

Le réparateur de briquets

Les briquets, bloqués à la frontière par Israël tout comme les allumettes, sont devenus des objets rares et chers à Gaza. Il vaut aujourd’hui de 20 à 30 shekels (de 4 à 7 euros), alors qu’avant la guerre les tabacs l’offraient souvent pour l’achat d’un paquet de cigarettes. Une petite industrie de réparateurs de briquets est apparue. Ils se sont installés sur les marchés derrière une petite table, souvent constituée de morceaux de palettes, et en guise de siège un seau reversé. Le réparateur est là avec ses outils : des lunettes grossissantes, des petits tournevis, des petites vis, des petits couteaux. La réparation d’un briquet cassé coûte entre 3 et 5 shekels (entre 0,74 et 1,23 euro). Avant, pour ce prix-là, on pouvait en acheter une quinzaine. Il y a aussi le chargeur de briquets : des jeunes qui remplissent les briquets vides avec du gaz ou du liquide. C’est fait par des jeunes qui ont des bombes à gaz, comme pour les déodorants. Avant, un briquet vide, on le jetait, mais plus du tout aujourd’hui. La recharge coûte autour d’un shekel (0,24 euro), le prix de quatre briquets neufs avant la guerre. Grâce à ce petit métier, les réparateurs et les chargeurs gagnent entre 20 et 30 shekels (4 à 7 euros) par jour.

Le contrôleur des transports

Je vous ai déjà parlé des nouveaux moyens de transport, d’antiques camionnettes des années 1980, des voitures qui tirent des charrettes ou des bétaillères. Comme le chauffeur ne peut pas voir ce qui se passe derrière lui, il embauche un homme qui ramasse l’argent des voyageurs. On lui dit où on veut descendre, et c’est lui qui fixe le prix. Comme il n’y a pas d’arrêts fixes, et qu’on peut descendre où l’on veut, il y a souvent des discussions : « c’est trop cher, je ne vais pas si loin… ». Celui qui exerce ce métier est toujours un proche du chauffeur : un frère, un cousin, un ami à qui le chauffeur fait confiance, car c’est lui qui empoche l’argent des voyageurs.

Le rouleur de cigarettes

Le tabac importé en fraude est en vrac, et beaucoup de gens ne savent pas bien rouler une cigarette. Ils apportent donc leur tabac à des hommes assis derrière un petit étal où sont disposés des filtres et du papier à rouler, et c’est lui qui fabrique les cigarettes. Le même homme peut couper les cigarettes en deux, si l’on n’ a pas les moyens d’en acheter une entière. Il met un filtre à chacun des deux morceaux.

Le réparateur de billets de banque

Comme nous sommes 2,3 millions de personnes dans la bande de Gaza et qu’aucun billet neuf n’y est entré depuis le 7 octobre, ceux qui circulent sont très abîmés, sales, coupés, déchirés. Une solution, le réparateur de billets. Il est installé sous une bâche où il affiche les tarifs : la réparation d’un billet de 20 shekels (4 euros), c’est 1 shekel (0,24 euro). Un billet de 50 shekels (12 euros), 2 shekels (0,49 euro). 100 shekels (24 euros), 3 shekels (0,74 euro). 200 shekels (49 euros), 4 shekels (0,98 euro). J’ai pu parler à l’un d’entre eux, mais pas le filmer. Il m’a dit : « tu ne peux pas, parce qu’il y a un secret, et je gagne ma vie avec ce secret ». Il y a en effet sûrement un secret, car les billets reviennent comme neufs.

Le vendeur d’eau froide

Il ne s’agit pas de l’eau en citerne, qui existe depuis longtemps à Gaza. Ce sont des jeunes qui remplissent des petits sachets en plastique d’environ 20 centilitres qu’ils vendent 1 shekel (0,24 euro). Ce n’est pas de l’eau potable, il n’y en a plus à Gaza. C’est juste de l’eau douce, et les gens l’achètent aussi parce qu’elle est froide, alors qu’il fait très chaud à Gaza. La majorité des gens n’ont plus l’électricité, ils ont oublié le mot frigo et le mot froid. Ces jeunes vendeurs refroidissent leurs sachets chez les grands commerçants qui arrivent à congeler des produits grâce à des panneaux solaires. Beaucoup d’acheteurs hésitent à boire cette eau, mais ils se rafraîchissent le visage avec. Ce petit business marche très bien et à la fin de la journée le jeune vendeur a gagné dans les 20 shekels (4 euros).

Le vendeur de sacs en plastique

Là encore, ce sont des jeunes qui vendent des sacs en plastique pour faire les courses. Ils sont devenus rares eux aussi. Les marchands n’en donnent plus, ils te déposent les produits dans la main. Avant, les commerçants les donnaient, ils t’en offraient même plusieurs : « tiens, c’est pour la maison, pour ranger des affaires, ou pour les poubelles ». C’était plus que gratuit ! Cela choquait mes amis français quand ils venaient à Gaza, car chez eux on lutte contre la prolifération du plastique. Alors les Gazaouis se mettent à utiliser eux aussi, quand ils le peuvent, des sacs en tissu. Nous voilà forcés à une action écologique, ce qui est ironique dans ce lieu où la guerre a tout pollué. On va dire que c’est bien, on utilise moins de sacs en plastique, on devient écolos !

Le vendeur de place dans les files d’attente

Il faut faire la queue pour tout. Pour remplir son jerrican à la citerne, pour acheter du pain, pour retirer de l’argent au distributeur, pour aller au guichet des compagnies de téléphone. Des jeunes arrivent très tôt, entre 5 et 6 heures du matin, pour être les premiers devant la banque ou la boulangerie. Quand tu arrives, ils te proposent de céder leur place et t’éviter deux heures d’attente en plein soleil. En général, ils demandent de 5 à 10 shekels (de 1,23 à 2,46 euros), sauf devant les banques où le prix monte à 20-30 shekels (4 à 7 euros).

Le loueur d’espace de frigo

On les trouve au sein du marché ou aux abords des camps de déplacés, qui n’ont pas l’électricité. Ils installent un panneau solaire (un appareil dont le prix a beaucoup grimpé) qui alimente un petit réfrigérateur. Si je veux refroidir ou congeler une bouteille, cela me coûtera 1 ou 2 shekels (0,24 ou 0,49 euro), cela dépend de la taille de ma bouteille. Si j’ai acheté du poulet ou des légumes que je veux garder, pareil, je loue une place dans le frigo. On trouve cela presque partout. Il y a des tarifs pour chaque aliment.

Le chargeur de téléphones

D’autres propriétaires de panneaux solaires alimentent des batteries et louent la charge de téléphone portable à 1 shekel (0,24 euro). Ou bien ils chargent les petites batteries externes qui font fonctionner les téléphones, les lampes à LED, les ventilateurs, etc., pour 5 shekels (1,23 euro). Il y a un tarif pour chaque appareil ; cela aussi c’est devenu un métier de temps de guerre. Beaucoup de gens s’y sont mis, et tout le monde passe par eux pour charger ses appareils.

L’installateur de tente

Beaucoup de déplacés possèdent une tente, ou en achètent une, au prix fort. Mais ils ne savent pas comment l’installer. Le vendeur, ou un installateur indépendant, demande 50 ou 100 shekels de plus pour le faire, mais les tentes sont tellement chères que 50 ou 100 shekels (12 ou 24 euros), ça ne change pas grand-chose. Quand j’ai planté ma tente, que vous avez vue, des amis m’ont aidé. Mais s’ils n’avaient pas été là, j’aurais certainement eu recours à ces installateurs professionnels. Il y a aussi les professionnels de la tente de fortune, fabriquée avec des bâches et des morceaux de bois. Leur tarif est fixé selon la surface, il y a un prix pour quatre mètres carrés, pour dix, etc.

Le réparateur de tongs

Je ne parle pas des cordonniers, mais de ceux qui redonnent vie aux vieilles tongs. Avant, une paire coûtait 5 shekels (1,23 euro) et on la jetait quand elle était fatiguée. Mais aujourd’hui les tongs font partie des objets interdits d’importation, alors on passe par ces réparateurs. Ils ont trouvé un bon business, car la majorité des déplacés n’ont que cela pour se chausser et ne peuvent se payer le luxe de les jeter. J’ai porté les miennes chez l’un de ces réparateurs, et j’ai pu constater qu’ils le font très bien. Ils sont très doués, même si le résultat n’est pas très esthétique, ça fait l’affaire.

Le protecteur de camions

Les quelques camions du secteur privé autorisés par les Israéliens à importer divers produits, dont des aliments, se font souvent attaquer par des déplacés qui manquent de tout. Donc des hommes proposent aux commerçants de protéger leurs convois, depuis la sortie du terminal avec Israël jusqu’aux entrepôts. Le prix dépend de la marchandise, du nombre de voitures ou de camions, de l’heure et de la destination. Depuis le début du mois d’août, le montant varie de 5 000 à 40 000 shekel (de 1 228 à 9 828 euros). C’est devenu un métier, là encore. Les hommes armés appartiennent à des clans ou à de grandes familles de Gaza.

Le chargeur de bouteilles de gaz

Le gaz entre à Gaza, mais pas en quantité suffisante. Avant, une bouteille de 12 kilos valait environ 70 shekels (17 euros). Aujourd’hui le kilo de gaz coûte entre 40 et 50 shekels (9 et 12 euros), le prix varie tous les jours selon la bourse informelle de Gaza. Beaucoup de gens n’ont pas les moyens de s’offrir une bouteille pleine. Ils utilisent surtout le bois et achètent le gaz par un ou deux kilos. Dans les camps de fortune, on trouve toujours une bâche abritant des gens qui ont le matériel nécessaire pour décharger une partie d’une grande bouteille de gaz dans une autre bouteille ou dans plusieurs bouteilles plus petites, avec une balance entre les deux pour mesurer la quantité au gramme près. On avait déjà vu ça pendant la période la plus dure du précédent blocus, entre 2007 et 2010. C’est le seul de ces nouveaux métiers qui avait déjà existé et est revenu. Beaucoup de gens s’y sont mis. On les voit aussi le long des routes, où ils remplissent les réservoirs des voitures transformées pour rouler au gaz – toujours les système D. Là c’est beaucoup plus cher, mais ceux qui font le taxi ont les moyens de se le payer.

De nouveaux métiers, il y en a beaucoup d’autres, je reviendrai là-dessus. J’espère qu’un jour on parlera de tout cela en rigolant. Mais aujourd’hui, c’est vraiment la misère qui m’oblige à décrire cette réalité. On peut essayer de la voir de façon un peu positive, dire que nous sommes un peuple créatif, mais en réalité cela fait partie de l’humiliation qui nous est imposée par les Israéliens. Cela fait partie de la destruction de notre vie, de la normalité. Cela fait partie de leur volonté de nous habituer à l’absence des moyens d’existence de base pour les êtres humains. Telle est la politique des Israéliens contre la population de Gaza.

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