Journal de bord de Gaza 63

« Donnez à manger à ces gens que vous tuez »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre une scène animée où de nombreuses personnes semblent s'affairer autour d'un camion jaune. Des individus portent des boîtes et se déplacent rapidement, certains courant, tandis que d'autres semblent aider à décharger le camion. L'environnement est désertique, avec du sable au sol. L'atmosphère est chargée d'activité et d'urgence, indiquant qu'ils sont probablement en train de distribuer de l'aide ou des provisions.
Nuseirat, 18 mai 2024. Des Palestiniens transportent des cartons d’aide humanitaire après s’être précipités sur les camions transportant l’aide internationale depuis la jetée Trident construite par les États-Unis (aujourd’hui démontée).
AFP

Mardi 19 novembre 2024.

Le ministère de l’intérieur du Hamas a annoncé hier, dans un communiqué retransmis par la chaîne Al-Aqsa, que la Brigade Sahmé (« Flèche »), sa force d’intervention rapide, a lancé un assaut contre, je cite, « les gangs de pillage de l’aide alimentaire et humanitaire qui entre à Gaza », faisant un bilan de 20 morts. Parmi les victimes, des membres du gang, des policiers et aussi des innocents qui se trouvaient là. Ces gangs appartiennent en majorité aux grandes familles bédouines qui habitent à côté de Rafah. Leur présence dans cette zone leur permet d’attaquer les camions qui arrivent par le terminal de Kerem Shalom. Avant, quand Rafah n’était pas encore occupée, ces camions étaient « attaqués » par des enfants qui construisaient des petits barrages avec des pierres, puis montaient dessus pour chaparder quelques cartons de nourriture. Parce qu’ils avaient faim et que l’aide était insuffisante pour nourrir tout le monde.

C’est toujours le cas, mais aujourd’hui les attaques sont devenues plus « professionnelles ». Malheureusement, elles sont menées par des Palestiniens de Gaza, qui se coordonnent avec l’armée d’occupation. C’est ce qu’ont affirmé les Nations unies dans un communiqué, disant qu’ils n’arrivaient pas à faire entrer l’aide humanitaire, car leurs camions sont attaqués par des bandes, à 100 mètres des chars israéliens, qui les laissent faire. L’ONU affirme avoir demandé plusieurs fois aux Israéliens d’escorter ces camions, comme ils le font d’habitude, avec des quadricoptères, leurs petits drones de combat. La dernière attaque, il y a trois jours, a eu lieu contre un convoi de 109 camions qui a été pillé.

Un message du Hamas

D’après l’ONU, l’armée israélienne a changé l’itinéraire prévu à la dernière minute, sans explication. En réalité, ces pillages font partie de la stratégie israélienne. Il s’agit d’une nouvelle tentative de donner du pouvoir aux clans plus ou moins mafieux. Les Israéliens avaient tenté cette méthode à Gaza ville, mais les familles avaient refusé de collaborer, en partie sous la pression du Hamas. Dans le sud, au début, ces bandes volaient seulement pour manger. Maintenant, c’est pour revendre l’aide au marché noir à des prix hors normes. Ce qui leur permet d’acheter de plus en plus d’armes, et de recruter de plus en plus de gens. Les Israéliens leur fournissent aussi une autre source de financement en leur permettant d’importer des cigarettes, en principe interdites à Gaza. À 2 000 shekels (500 euros) le paquet, c’est une source de revenus non négligeable. Le calcul des Israéliens est simple : laisser le contrôle de la partie sud de la bande de Gaza à ces mafieux. Si l’armée se retire un jour, on verrait un bandit devenir gouverneur de Rafah, un autre de Khan Younès.

Pourquoi le Hamas a-t-il attendu avant d’affronter ces gangs ? Pour plusieurs raisons, à mon avis. La première, c’est qu’il n’était pas touché directement par ces pillages, alors que sa priorité est la lutte contre l’armée d’occupation. La deuxième raison, c’est qu’il ne considérait pas que c’était un problème très important. Qu’il y ait des voleurs et des profiteurs, c’est malheureusement une constante dans tous les conflits.

Mais le Hamas a changé d’avis quand il a vu ces gangs coopérer directement avec l’armée israélienne, et que celle-ci facilitait la tâche aux voleurs en ciblant les policiers et les militants chargés de protéger les convois. Je crois que le Hamas se sent menacé par cette coopération. D’où le fait de décider d’éliminer le chef de cette bande, en y mettant les moyens et sans faire dans le détail. Sa Jeep a été visée à la kalachnikov et au RPG. En réalité, ils se sont trompés et ont tué son frère — qui était aussi, cela dit, un personnage important dans le gang — ainsi que ses gardes du corps.

C’est un message très fort de la part du Hamas, à la fois pour les Israéliens et pour les bandits : nous sommes toujours là, nous savons ce que vous voulez faire et nous ne permettrons pas que des gangs prennent le pouvoir à droite et à gauche avec le soutien de l’occupant. Le message s’adresse aussi aux commerçants : ne spéculez pas sur les prix, ne travaillez pas avec les mafieux, sinon la prochaine fois, ce sera votre tour. Enfin le Hamas s’adresse aussi à la population. Les Gazaouis ont pu être tentés de croire la version israélienne, affirmant que l’armée veut laisser passer l’aide humanitaire, mais que les bandits la pillent. Or, les gens ne savent pas que les gangs coopèrent avec l’armée.

Avec l’aide des Israéliens

Pourtant, cette coopération devient évidente si on regarde les itinéraires imposés par les Israéliens. Les entrepôts de l’ONU se trouvent au centre de la bande de Gaza, à Deir El-Balah. Le chemin le plus court serait de les faire entrer par le terminal de Kissoufim, récemment rouvert. Mais ils les font entrer par Kerem Shalom, au sud, pour permettre aux gangs de les piller à leur aise.

Ce narratif est également créé à l’intention des Occidentaux, particulièrement les États-Unis : « On fait ce qu’on peut, mais ces voleurs palestiniens nous empêchent de nourrir la population. » En outre, Israël pourrait vouloir saboter les livraisons d’aide de l’ONU pour la remplacer par des compagnies privées. Le gouvernement israélien examine en particulier l’offre de la société Global Delivery Company, du milliardaire israélo-américain Moti Kahana, pour créer des points de livraison dans la bande de Gaza, protégés par des mercenaires.

Finalement, il semble que le message du Hamas ait porté, au moins auprès des Gazaouis. Beaucoup de gens se sont réjouis de ce coup porté aux gangs, et le mouvement islamique a même gagné quelques points de popularité grâce à cela. Car les déplacés vivent déjà dans la peur et l’insécurité des bombardements, et dans l’insécurité alimentaire. C’est la famine dans le nord, et on s’en rapproche au sud. À tout cela s’ajoute l’insécurité intérieure. Les vols, dus à la misère, sont en constante augmentation, alors qu’avant, à Gaza, on ne fermait pas sa voiture à clé ni la porte de sa maison.

Les Israéliens ont au moins réussi cela : déchirer la société gazaouie. J’insiste, c’était une société soudée, avec un tissu social très solide, qui est en train de devenir aussi fin qu’une toile d’araignée, à cause de tout ce que l’on subit, les destructions, les massacres, les boucheries quotidiennes, les israéleries de toutes sortes. Et maintenant, cette instrumentalisation des bandes de voleurs… Et pas seulement pour piller les convois humanitaires.

Vous savez ce qu’il se passe à Rafah, au sud, à la frontière égyptienne ? La ville est à moitié détruite et quasiment vide, tous ses habitants ont été expulsés par les Israéliens. Mais d’après plusieurs témoignages, les voleurs, eux, ont le droit d’entrer pour piller les maisons. Les Israéliens les protègent même, à l’aide de leurs quadricoptères armés qui survolent la cité. En échange, les malfrats les renseignent. Ils leur signalent les mouvements suspects, les indices qui peuvent indiquer la présence de caches du Hamas, les découvertes qu’ils peuvent faire dans les maisons. Non seulement les Gazaouis vivent sous des tentes de fortune, mais ils sont volés par leurs frères palestiniens.

Quand il s’agit de la Palestine, on inverse les rôles

La solution est pourtant très simple : faire entrer suffisamment d’aide humanitaire pour nourrir et protéger tout le monde, et plus personne ne volera. Mais ce qui est terrible, c’est de se concentrer sur ce débat. La cause palestinienne et le génocide ont disparu pour laisser la place à la question purement « humanitaire ». C’est le seul sujet de discussion désormais : il faut donner à manger, il faut donner à boire, il faut donner des couvertures, c’est bientôt l’hiver. Personne ne dit : il faut arrêter la guerre. Personne ne dit : il faut arrêter ce génocide. Personne ne dit : il faut que les Israéliens se retirent de Gaza. Non, les Occidentaux leur disent : c’est bien, continuez ce que vous êtes en train de faire, finissez votre boulot, mais tout de même, donnez à manger à ces gens que vous êtes en train de tuer. On ne veut pas voir des gens mourir de faim. Au moins, qu’ils meurent l’estomac plein. C’est cela, malheureusement, la position de ce monde qui parle de liberté, d’égalité et de fraternité. Sauf quand il s’agit de la Palestine et des Palestiniens.

Est-ce que nous sommes un cancer pour cette « communauté internationale » ? Est-ce que nous sommes un danger, pour que tout le monde veuille se débarrasser de nous ? Ou est-ce que c’est seulement parce que Dieu nous a créés sur notre terre sans les yeux bleus et les cheveux blonds ? Je suis obligé, encore une fois, de faire la comparaison avec l’Ukraine. L’Occident dit que les Russes sont des occupants et des terroristes, et les Ukrainiens des résistants à qui il faut donner à boire, à manger, de l’argent et des armes. Mais quand il s’agit de la Palestine, on inverse les rôles. Les occupés sont des terroristes et l’occupant « a le droit de se défendre ». Imaginons qu’on dise que la Russie a le droit de se défendre, et que si elle tue 50 000 civils ukrainiens, ce sont seulement des dégâts collatéraux !

On sait très bien ce qu’il faut faire. Si on appliquait des sanctions contre Israël, et surtout si on cessait de lui livrer des armes, la guerre s’arrêtera tout de suite. Mais non, ce n’est pas la peine, les Palestiniens ne sont pas des êtres humains. Les Gazaouis ne sont pas des êtres humains. Mesdames et Messieurs, nous sommes des êtres humains. Nous sommes des résistants. Nous avons décidé de rester sur notre terre. De ne pas céder face aux massacres. Non seulement nous sommes des êtres humains, mais nous sommes des êtres humains très courageux, nous affrontons un monstre qui ne fait pas de distinction entre les civils, les enfants, les femmes et les combattants. À ce monstre-là, tout est permis, car nous sommes selon Nétanyahou des « Amalek », des Amalécites, dont la Bible exige l’extermination. Mais même si nous vivons dans la misère, nous restons des Palestiniens dignes.

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