Journal de bord de Gaza 54

« Israël est en train de nous faire détester l’endroit où l’on vit »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il fait partie des dix finalistes du prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre un paysage dévasté avec des décombres sur le sol. Au centre, on aperçoit une voiture dans laquelle se trouvent deux personnes. La voiture semble être coincée parmi les débris, qui comprennent des morceaux de béton et d'autres matériaux d'une structure effondrée. L'ambiance générale dégage une impression de destruction et de chaos, témoignant d'une situation difficile.
Khan Younès, 16 septembre 2024. Un véhicule passe devant les décombres de bâtiments effondrés
Bashar TALEB / AFP

Lundi 30 septembre 2024.

Ce matin, à l’aube, c’était l’heure de notre conversation quotidienne. C’est le seul moment où nous pouvons nous parler tranquillement, Sabah et moi. Pendant la journée, on est trop occupés, et entourés de beaucoup de gens. La nuit, tout le monde reste un peu éveillé par peur de ce qui peut arriver. Mais à l’aube, c’est le silence presque total ; les enfants dorment et on peut se parler.

J’évoquais l’après-guerre. Je disais : « Quand tout ça finira, on partira quelque part pour changer d’air, surtout pour les enfants. On ira en France et on plantera une tente à la montagne. » Je n’avais pas terminé ma phrase que Sabah a réagi : « Non, non, pas de tente ! Plus jamais de tente dans ma vie, même pour quelques jours de vacances ! Même si c’est pour l’installer au paradis ! »

Sous les décombres de leurs propres maisons

Sa réaction m’a rappelé un ami qui vit en Jordanie. Quand je lui ai rendu visite, je lui avais demandé d’aller voir Petra, la célèbre cité nabatéenne du désert. Il m’avait répondu : « Hors de question ! Toute ma vie, j’ai vécu dans des quartiers pleins de sable, du sable partout, de la poussière partout. Cet endroit-là me rappellerait de bien mauvais souvenirs ! Je ne veux pas y aller ! »

Je me rends compte que tout ce qu’on fait, tout ce qu’on vit aujourd’hui est en train de nous faire détester l’endroit où l’on vit, et c’est ce que veulent les Israéliens. Voici quelques exemples qui me sont passés par la tête pendant notre conversation. J’ai pensé à notre voisine chrétienne, Najwa, qui m’avait dit qu’elle ne reviendrait plus à l’église, où elle est actuellement réfugiée. Parce que pour elle, cette église est une prison. Pareil pour les enfants de Sabah, qui n’ont pas envie de retourner un jour dans leur école, qui a été bombardée et cernée par les chars israéliens. Désormais, ils détestent cet endroit. Et encore, eux n’ont pas vu la destruction de leur école, comme beaucoup de leurs camarades… qui ont aussi vu leurs parents déchiquetés sous leurs propres yeux.

Pareil pour les gens qui ont trouvé refuge dans les hôpitaux. Ils ne voudront plus y retourner. Ceux qui sont réfugiés à la plage ne voudront plus y aller. Pour eux, ce n’est plus un lieu où passer des vacances, c’est l’endroit où les dernières grandes marées ont emporté leurs tentes. Et ceux dont les maisons ont été détruites ? Souvent, les corps leurs proches sont toujours enterrés sous les décombres…

La chaleur, les serpents, les insectes…

Comment ces gens pourront-ils revenir chez eux ? Comment pourraient-ils y vivre ? Maintenant, tout le monde déteste son environnement et son environnement. Vivre sous une tente ? C’est l’humiliation totale. La chaleur, les serpents, les insectes, le sable partout… Et aucune vie familiale possible sous ces morceaux de tissu qui ne protègent pas non plus de la peur et les bombardements.

Plus tard, c’est tout Gaza qui nous rappellera de mauvais souvenirs. Ceux qui ont trouvé refuge dans des chalets ne voudront plus y revenir en vacances. Un chalet, à Gaza, c’est une villa avec piscine qu’on loue pour une journée ou quelques jours. Ces maisons sont un peu à l’écart de la plage car, à l’époque du blocus, il y avait beaucoup de déchets sur le rivage, et des égouts qui se déversaient dans la mer. Et c’étaient des endroits où les femmes pouvaient se baigner en maillot, à l’abri des regards.

Aujourd’hui cette vie de luxe est devenue une vie d’humiliation. Des centaines de personnes s’entassent dans ces chalets. Mahmoud, un ami, y vit depuis presque la première semaine de la guerre. Il est originaire de quartier Zeitoun, qu’il a été l’un des premiers à quitter. Ils sont près de 90 personnes à vivre dans cette villa ! Il dit :

Avant la guerre, c’était un endroit de détente, on faisait des barbecues. Aujourd’hui, on galère pour avoir de l’eau et de l’électricité. On ne peut pas remplir la piscine, et même si on pouvait, personne n’y penserait.

Si la guerre s’arrête, lui non plus ne sait pas s’il aura envie de revenir à cet endroit. Alors qu’avant, à Gaza, on aimait la plage, on aimait la mer, on aimait les chalets, on aimait planter une tente à la plage, y faire des barbecues... Avant la guerre, j’aimais préparer le foul (les fèves) pour toute la famille, à partir de conserves, auxquelles j’ajoutais une sauce de ma fabrication. Aujourd’hui je hais toutes les conserves, parce qu’on ne mange que ça !

La non-vie

Avant, tout le monde aimait se rendre dans les lieux de cultes, les mosquées ou les églises. Maintenant, on a peur d’y aller parce que ce sont des cibles, et ceux qui sont obligés d’y vivre les voient comme des prisons.

Les enfants aimaient aller à l’école. Aujourd’hui, ils détestent cet endroit. C’est là qu’on eut lieu des massacres, de véritables boucheries lors des frappes de missiles israéliens. Et les enfants ont vu ça avec leurs propres yeux. Pour eux, ce sont des lieux où il n’y a plus aucune sécurité, des lieux de peur. Et toute cette peur, tout ce rejet, se transmettront de génération en génération. Ceux qui vivent sous les tentes et leurs enfants vont haïr les tentes. Ceux qui se sont réfugiés sur une plage vont détester les plages. Et tout le monde va finir par détester Gaza, par conclure que ce n’est plus un lieu où on peut vivre. Après la guerre, Gaza sera un endroit invivable. Il n’y aura plus rien. On dit que la guerre c’est la mort, mais après la guerre ce sera la non-vie. On sera vivants, mais on sera morts.

Déjà, il n’y a plus ni les piliers ni les bases de la vie. La reconstruction prendra des années, pendant lesquelles les gens continueront à vivre sous les tentes. Ceux qui ont dû fuir le nord, s’ils retournent dans cette partie de Gaza entièrement détruite, ils installeront leurs tentes là où ils ont tout perdu, leur famille, leurs amis, leur maison. La peur, l’angoisse, l’humiliation se mélangeront pour donner la non-vie. Les enfants qui travaillent sur les marchés comme petits marchands ambulants ou porteurs de marchandises détesteront le marché. C’est vrai qu’ils peuvent gagner dix ou vingt shekels par jour (entre deux et cinq euros) et que beaucoup d’entre eux apprécient l’autonomie et l’autorité que ces jobs leurs apportent. Mais ils ne les font pas par plaisir, mais par obligation. Les trois garçons de Sabah ont été embauchés par leurs oncles, qui sont des commerçants. Au début, ils étaient enthousiastes. Moi, j’étais contre, je ne souhaitais pas que les enfants apprennent la culture du marché, et surtout pas la culture du marché pendant la guerre. Mais ce sont les oncles qui décident. Les enfants m’ont dit : « On est devenus des businessmen, on va faire notre propre business. » Mais je savais qu’ils ne tiendraient pas le coup. Le quatrième jour, Moaz, l’aîné, m’a dit « On ne veut plus y aller, je n’en peux plus, on ne veut pas devenir des businessmen. » Ils ont fait l’expérience de l’humiliation. Et maintenant ils détestent le marché.

L’université Al-Aqsa de Khan Younès, la seule qui n’a pas été entièrement détruite, est devenue un abri pour les déplacés. Les étudiants vont la détester, parce que pour eux, c’est désormais un lieu d’humiliation. C’est un endroit où ils auront vécu leurs pires moments, car l’endroit est devenu invivable.

Au final, on va finir par quitter Gaza. Et c’est ça le vrai but de cette guerre. Nétanyahou et l’armée disent qu’ils veulent éradiquer le Hamas, libérer les prisonniers israéliens, c’est n’importe quoi. Leur véritable objectif, c’est de faire sortir les 2,3 millions d’habitants de la bande de Gaza.

Le Hamas est toujours là. Mais Israël ne combat pas contre une véritable armée, comme le prétend sa propagande. Ils ont juste des armes automatiques, des RPG et des roquettes. Le vrai but, je le répète, c’est d’expulser 2,3 millions de personnes. On verra, après la guerre, si ma théorie est vraie. En tout cas, je sais ce que les gens pensent. Une grande majorité des habitants, surtout les jeunes, vont partir si on leur ouvre les portes. Tout simplement parce qu’il n’y a pas de vie à Gaza.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.