Journal de bord de Gaza 62

« J’ai encore espoir que nous recoudrons ce tissu social »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre des mains qui manipulent des billets de banque. Une personne semble être en train de recoller ou d'ajuster un billet de 20 unités. On peut voir un surface en tissu avec des motifs, ainsi que d'autres billets éparpillés autour. La situation donne une impression de travail minutieux avec une attention particulière aux détails.
Deir El-Balah, le 11 août 2024.Le Palestinien Yasser Abu Herbid est photographié en train de réparer des billets usés et déchirés pour les rendre utilisables dans la tente-atelier qu’il a installée sur la place du marché. L’argent entrant à Gaza étant très limité, la plupart des monnaies de papier utilisées sont usées et déchirées.
Hassan Jedi / Anadolu / AFP

Jeudi 14 novembre 2024.

Nouveau chapitre de mes « Chroniques de la bétaillère ». Voici le dernier sujet de conversation dans ces moyens de transport improbables, des charrettes destinées aux animaux et où on trimballe aujourd’hui les humains de Gaza.

Cette fois-ci, la discussion a commencé quand le « contrôleur », l’homme qui ramasse l’argent des passagers (un des nouveaux métiers de Gaza) a refusé une pièce de dix shekels, la monnaie israélienne qui a toujours cours ici : « Non, on ne prend plus les pièces de dix. » À cause du blocus total des Israéliens, ce sont toujours les mêmes liquidités qui circulent depuis le 7 octobre 2023. Du coup, les billets sont en lambeaux et les pièces sont abîmées, surtout celles de dix shekels, sont souvent noircies.

Comme vous le savez, les banques sont fermées, on ne peut plus retirer de liquide. Mais grâce à cette pénurie, des nouveaux riches, des nouveaux profiteurs sont apparus. Ce sont malheureusement des Palestiniens, des Gazaouis qui profitent de la situation pour faire beaucoup d’argent. Voilà comment ça marche : Quand un habitant de Gaza reçoit un salaire ou de l’aide financière, de Cisjordanie ou de l’étranger, la somme arrive sur son compte, généralement à Ramallah, en Cisjordanie. Comme les agences de Gaza sont fermées, et qu’il n’y a plus de distributeurs de billets, il ne peut pas retirer de cash. Au début de la guerre, certaines agences fonctionnaient encore. Puis elles ont dit qu’elles n’avaient plus que des dinars jordaniens ; puis, plus de dinars. Des gens, excédés de devoir faire la queue pendant des heures, ont tiré sur la façade de l’une de ces banques.

Revendre du cash

Mais l’histoire n’es pas terminée. Elle commence, comme toujours, par les Israéliens. Ces derniers ont donné le monopole de l’importation à onze personnes en tout, onze commerçants gazaouis. Ils sont les seuls de toute la bande de Gaza à pouvoir faire entrer de la marchandise – quand les terminaux sont ouverts bien sûr. Les biens viennent de Cisjordanie ou d’Israël. Pour les acheter, ces importateurs font un transfert bancaire vers le compte du vendeur.

Grâce au monopole dont ils bénéficient, ces importateurs peuvent revendre la marchandise dans la bande de Gaza à des prix très élevés. Les prix sont multipliés par 20, parfois par 100 par rapport à ceux d’avant-guerre. Le petit détaillant, en bout de chaîne, qui se fait payer uniquement en liquide par ses clients, ne peut pas déposer de monnaie sur son compte bancaire. Il paye donc l’importateur en cash. Mais ce dernier, lui aussi habitant de Gaza, ne peut pas, lui non plus, le mettre en banque. Il a pourtant besoin d’avoir de l’argent sur son compte pour pouvoir faire un nouveau virement à son vendeur israélien ou cisjordanien, afin de leur acheter de nouvelles marchandises.

Voilà donc ce qu’il fait : l’argent versé par le détaillant, il le revend aux Gazaouis, à moi, à mes voisins. Nous avons absolument besoin de liquide pour acheter un pain ou quelques boîtes de conserve. C’est le seul moyen de paiement accepté par les commerçants. Et comme nous ne pouvons plus nous procurer de liquide auprès d’une banque, nous rachetons notre propre argent. Avec une commission de 25, voire de 30 %.

On sait très bien où trouver ces revendeurs d’argent. Ils siègent principalement dans un établissement très connu à Deir El-Balah, le café Al-Mouallaka (« Le suspendu », car il est au premier étage d’une maison). Ils t’annoncent le taux de change du jour, ainsi que le taux de leur commission. Cette dernière peut changer en fonction de l’état des billets ; s’ils sont en bon état, le montant de la commission est plus élevé. Pour retirer ces billets, nous faisons un virement par téléphone portable (la connexion fonctionne de façon intermittente) sur le compte de ces revendeurs de billets, qui sont en lien avec les importateurs. Ces derniers ont donc gagné beaucoup d’argent en revendant leur marchandise à des prix prohibitifs, mais ils se font en plus une marge de 25 % minimum. Malheureusement, ces gens-là sont des compatriotes, des Palestiniens, des Gazaouis, qui profitent de cette guerre pour devenir riches.

Les mêmes billets, les mêmes pièces qui tournent

C’est pour cela que la vie devient vraiment dure, très dure pour les Gazaouis, surtout pour les salariés. À Gaza, il y a encore de nombreux fonctionnaires de l’Autorité palestinienne qui touchent 70 % de leur salaire, même s’ils ne travaillent plus depuis la prise de pouvoir du Hamas en 2007. Il y a aussi les employés des différentes ONG et des Nations Unies. Mais tous ces salaires sont payés par virement bancaire. Quelques épiceries, il est vrai, acceptent encore les cartes de crédit, mais ils en profitent, eux aussi, pour ajouter 25 % au prix payable en liquide.

Donc, ce sont toujours les mêmes billets et les mêmes pièces qui tournent en boucle. Les billets et même les pièces sont de plus en plus abîmés au point que les commerçants, ou les propriétaires des bétaillères, ne les acceptent plus.

C’est ce que cherchent les Israéliens. Tous les moyens sont bons à leurs yeux pour aggraver la vie des Palestiniens, les bombes, le danger 24 heures sur 24, les « Israéleries », les boucheries, les massacres et la famine. On peut de moins en moins acheter de nourriture – quand on en trouve, parce qu’on dépense nos dernières économies ou nos maigres salaires pour racheter notre propre monnaie, qui elle-même disparaît physiquement sous nos yeux. Après les billets, de plus en plus déchirés, c’est maintenant le tour des pièces, comme je l’ai vu dans la bétaillère. À commencer par les pièces de dix shekels, que presque tout le monde refuse maintenant. Chez moi, sous ma tente, j’ai à peu près 200 shekels (50 euros) en pièces de dix, qui ne servent plus à rien.

Je ne sais pas comment, après cette guerre, les gens pourront accepter l’idée que des Palestiniens en ont profité pour s’enrichir. Je ne sais pas comment ils vont regarder ces gens qui auront fait fortune, qui auront gagné des centaines de millions de shekels sur le dos d’une population de plus en plus appauvrie, en voie d’anéantissement, et survivant grâce à l’aide humanitaire, quand celle-ci arrive. Je sais très bien que la stratégie des Israéliens, c’est de déchirer ce tissu social. Mais j’ai encore espoir que malgré tout, quand tout sera fini, nous recoudrons ce tissu, que nous nous rassemblerons et que nous serons plus soudés et plus forts qu’avant. Je n’ai pas envie de voir la société palestinienne se déchirer. C’est un grand risque dans la situation actuelle, mais il y aura toujours cet esprit palestinien, cette volonté de tout reconstruire. Et surtout de ne pas bouger de la Palestine.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.