Jordanie. Pourquoi les médicaments dominent la psychothérapie

La Jordanie n’échappe pas à la montée des troubles de l’anxiété et de la dépression que l’on constate un peu partout, surtout après le Covid-19. Un mal que les médecins ont tendance à soigner à coup de pilules, au lieu de puiser dans l’arsenal des psychothérapies ou de la psychanalyse. Les raisons de ce tout-médicament ? Un faisceau de causes qui vont d’une carence de financement public au manque de conviction du gouvernement en passant par la pénurie de personnel qualifié.

L'image montre un portrait d'une personne avec un visage obscurci par un motif complexe en noir et doré. La personne porte un sweat à capuche vert. L'arrière-plan est sombre, ce qui met en évidence le contraste entre le visage décoratif et le reste de l'image. L'aspect du visage semble à la fois mystérieux et artistique, créant une impression intrigante.
Wedad Alnasser, Resonance of Exile, 2018

« Ma psychiatre m’a diagnostiquée bipolaire. Elle m’a dit que j’étais arrivée à un stade où je ne pouvais plus me prendre en charge, et que j’avais besoin d’un traitement médical », rapporte Malak*, 26 ans, atteinte d’une crise d’angoisse aiguë aux urgences de l’hôpital de l’université de Jordanie, la veille de son rendez-vous avec sa psychiatre.

C’est la cinquième fois qu’elle se fait prescrire des psychotropes depuis qu’elle a commencé son parcours dans l’univers de la psychologie et de la psychiatrie, il y a environ quatre ans. Dans ce monde-là, Malak a fait l’objet de multiples diagnostics, allant de la dépression sévère à la cyclothymie en passant par des troubles de la personnalité multiples, et enfin, il y a quelques mois, des troubles bipolaires. Dès les premières séances, les médecins et les psychologues qu’elle a consultés, en ligne et en direct, lui ont donné des antidépresseurs ou des stabilisateurs d’humeur.

Chaque fois qu’on lui prescrivait un médicament, Malak avait peur de le prendre. Elle craignait que son corps et son esprit deviennent dépendants, alors que personne ne peut lui expliquer les raisons du traitement ni les potentiels effets secondaires. Mais à chaque fois qu’elle voyait un psychiatre, elle était désespérée, incapable de s’en sortir autrement qu’en prenant des médicaments.

Il ne fait aucun doute que de nombreux troubles et maladies mentales requièrent une intervention pharmacologique. Néanmoins, la plupart des professionnels de santé mentale en Jordanie s’accordent à dire que la prescription de médicament arrive en tête de la liste des méthodes de traitement, que ce soit dans le secteur public ou privé.

Un Jordanien sur cinq souffre de dépression et d’anxiété

Il n’existe pas de statistiques ni de classifications précises concernant le nombre de personnes souffrant de maladies et de troubles mentaux dans le pays. Néanmoins, d’après l’ancien directeur du Centre national pour la santé mentale, Khaled Al-Hadidi, on estime à 20 % le nombre de Jordaniens souffrant de dépression et d’anxiété. La psychologue clinicienne Amal Nachwan souligne que ces dernières peuvent être les symptômes d’autres troubles psychologiques plus importants. En 2019, l’OMS a déclaré qu’une personne sur huit vivait avec un trouble mental. On estime que l’incidence des troubles anxieux et dépressifs majeurs (c’est-à-dire le nombre de personnes touchées en un an) a augmenté de 26 % et 28 % respectivement dans l’année qui a suivi la pandémie de Covid-19.

Même si nombre de ces troubles ont des causes biologiques et génétiques, ils peuvent également être dus à des pressions socio-économiques. On les qualifie ainsi de « maladies modernes d’origine capitaliste », selon une définition étroite de la santé incarnée par la capacité de travailler et de réussir. Mais la thérapie n’est pas intégrée, plus particulièrement dans le secteur public, l’accent étant mis sur la prescription de médicaments. Pour classer ces maladies et troubles mentaux, la psychiatrie en Jordanie s’appuie sur le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), publié par l’American psychiatric association (APA), qui en recense 22. Toutefois, ils peuvent être divisés en deux types : psychotiques ou névrotiques.

« Avant les années 1950, les approches psychothérapeutiques, telles que la psychanalyse, étaient plus dominantes que la pharmacothérapie en Occident », rappelle Redouane Bani Mustafa, psychiatre consultant à l’hôpital de l’université de Jordanie. C’est seulement par la suite que celle-ci est devenue dominante. Ainsi, du XIXe siècle jusqu’au début des années 1950, le traitement reposait largement sur les tranquillisants et les hypnotiques. Les psychotropes ont ensuite été inventés, après quoi les découvertes pharmacologiques ont commencé à émerger et à se généraliser1.

Des approches psychothérapeutiques coûteuses

Selon la plupart des professionnels de santé mentale interrogés, l’approche thérapeutique optimale est idéalement déterminée par la spécificité de chaque maladie et par la personnalité du patient, ainsi que par la présence d’une équipe spécialisée pour soutenir le processus thérapeutique dans son ensemble, composée notamment d’un psychiatre, d’un psychologue, d’un infirmier psychiatrique, d’un travailleur social, d’un ergothérapeute, et des services de réadaptation.

Salim*, infirmier psychiatrique dans le secteur public depuis plus de 14 ans, souligne l’importance de son rôle : il fait le lien entre le patient et les différentes spécialités médicales. Durant tout le processus, il évalue les patients et fournit des soins psychologiques adaptés à chaque cas. Il définit un plan de soins, évalue et contrôle ce qui a été mis en œuvre à partir du plan de traitement et assure le suivi des patients, en plus de leur administrer des médicaments, de les superviser, de préparer leurs dossiers, de surveiller l’évolution des symptômes et de communiquer avec le médecin à ce sujet.

De son côté, le travailleur social examine la situation du patient en vue de déterminer les circonstances sociales et personnelles qui l’entourent. L’ergothérapeute s’efforce de renforcer les capacités du patient pour accroître son autonomie dans la vie quotidienne. Le spécialiste de la réinsertion lui enseigne un métier lui permettant de gagner de l’argent et de se sentir productif, sans être un fardeau pour sa famille ou la société.

Les services psychiatriques publics sont dispensés dans les hôpitaux gouvernementaux, universitaires et militaires, de même que dans 53 cliniques situées dans des centres de soins primaires, des centres de redressement et de réinsertion, des services de protection de la famille et des centres de soins pour les personnes âgées. « Les services de santé mentale doivent être assurés dans ces cliniques au moins une fois par semaine, » explique Naël Al-Adwan, directeur de l’assurance maladie au ministère de la santé et ancien directeur du Centre national de santé mentale Al-Fouhais. Pourtant, dans la plupart de ces établissements, il n’y a qu’un seul psychiatre et un seul infirmier.

De plus, des services de psychothérapie intégrés, comprenant un psychiatre, un infirmier psychiatrique, un travailleur social et un chercheur en psychologie, sont disponibles dans des cliniques spécialisées affiliées au ministère de la santé, tels que le centre de santé Al-Hachimi Al-Chemali, la clinique de consultation psychiatrique située près du rond-point Sports City, ou encore le centre d’addictologie.

« La présence d’un psychiatre et d’un psychologue clinicien pour discuter de la situation du patient rend le processus de diagnostic et de soins plus fluide, avec des résultats meilleurs pour les patients », explique Amal Nachwan. Le psychiatre, en consultation avec le psychologue, peut alors décider si le patient a besoin de médicaments ou d’autres approches, telles que la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), la thérapie dialectique, la thérapie narrative, ou des approches psychanalytiques2. Selon Amal Nachwan, certains patients dépressifs vont avoir besoin d’un traitement médicamenteux, tandis que pour d’autres une TCC suffira.

« Certaines pathologies telles que les troubles anxieux, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC), les problèmes familiaux et les facteurs de stress psychologique nécessitent des approches psychothérapeutiques, » confirme le psychologue clinicien Taysir Chawach. Ces dernières ne sont pas toujours disponibles dans le secteur public. Dans le privé, elles sont coûteuses dès lors qu’un patient peut avoir besoin de huit à seize séances de psychothérapie. Le ministère de la santé n’a pas fixé de prix plafond pour ce type de consultation, car ces spécialisations sont relativement nouvelles en Jordanie. Le tarif peut atteindre entre 50 et 70 dinars jordaniens (de 65 à 90 euros), selon Amal Chawach.

Manque de personnel et de financement

Selon les personnes travaillant dans le secteur, la prescription de médicaments domine pour plusieurs raisons structurelles. Il y a bien sûr le manque de personnel médical spécialisé, mais il y a surtout le manque de financement par le ministère jordanien de la santé, qui accorde davantage d’intérêt aux démarches administratives qu’au parcours thérapeutique des patients. Il y a aussi le manque d’intérêt du gouvernement pour le volet psychologique de la santé publique.

Son propre site d’information reconnaît que la pénurie de personnel psychiatrique, les financements insuffisants et la migration du personnel spécialisé hors du pays constituent un obstacle au développement de la santé mentale dans le domaine public. Cela explique pourquoi, dans de nombreux établissements, le traitement psychiatrique se limite à une distribution de médicaments.

Selon le plan d’action national pour la santé mentale et la toxicomanie 2022-2026, le nombre de professionnels de la santé mentale en Jordanie est estimé à plus de 200 psychiatres, soit moins de 1 pour 100 000 habitants ; 220 infirmiers psychiatriques (0,13 pour 100 000 habitants) et cent trente pharmaciens3. Or, le rapport de 2018 sur l’état du pays publié par le Conseil économique et social stipule que le nombre minimum de médecins devrait être pour se conformer aux normes internationales, de 20 à 30 psychiatres pour 100 000 habitants. Ayman Mansour, professeur de soins psychiatriques à l’université de Jordanie, avance de son côté que le niveau de bien-être est de 40 psychiatres pour 100 000 habitants.

En fait, comme l’indique le plan d’action nationale (PAN), moins de la moitié des médecins travaillent au ministère de la santé, dans les services médicaux royaux ou dans les universités. La majorité d’entre eux exercent dans le secteur privé ou dans des organisations internationales et locales. Le nombre de psychologues et de psychologues cliniciens dans les centres nationaux de santé mentale n’est pas disponible.

Une spécialisation non reconnue

Pour les diplômés en psychologie dans le public, il n’existe pas d’autre titre que celui de « chercheur social », ainsi que le reconnaît le ministère de la santé. Le nombre de psychologues cliniciens du public ayant obtenu un Master et ayant la permission d’exercer ne dépasse pas cinq, révèle Mohamed Chouqeirat, directeur de la Société jordanienne de psychologie clinique. La pénurie de personnel dans le secteur public fait de la fourniture de services de santé mentale un défi majeur. Selon Ayman Mansour, cette situation découle principalement d’un manque d’intérêt pour ce domaine de la part du gouvernement. Par exemple, les infirmiers en santé mentale ne bénéficient pas de reconnaissance, ni même d’un titre de poste défini alors qu’ils ont suivi un Master en santé mentale dans les universités ou dans les programmes de spécialisation du Conseil jordanien des soins infirmiers. Même traitement pour ceux qui ont une longue expérience dans ce domaine. Tous sont désignés comme simples « infirmiers certifiés ». Comme il n’existe pas de spécificité dans la fonction publique, les infirmiers sont transférés d’un service à un autre, d’un lieu de travail à un autre, sans tenir compte de leur expertise et de leur spécialisation. Cela pousse Salim* à s’interroger : « Est-ce qu’il est déjà arrivé qu’on transfère un néphrologue en cardiologie ? ». Il souligne que pour fournir des soins optimaux il devrait y avoir un infirmier pour cinq patients, conformément aux recommandations du Conseil jordanien. Malgré cela, dans certains établissements de santé mentale du secteur public, il y a 1 infirmier pour 15 patients et même 1 pour 50 dans d’autres. Dès lors, la prestation de soins infirmiers se limite parfois à la distribution de médicaments.

Pas de temps pour les patients

Sofiane*, 51 ans, a reçu un diagnostic de schizophrénie il y a environ 30 ans. Dans des cas de ce type, Amal Nachwan confirme le besoin de la pharmacologie : leur discernement est inexistant et toute intervention psychothérapeutique par la parole ne sera d’aucun bénéfice, surtout dans la phase aiguë de la maladie. Son frère Moujahed* admet que le traitement médicamenteux est essentiel, mais il espérait que son frère bénéficie aussi de quelques séances de traitement psychologique au Centre national de santé mentale Al-Fouhais. Il souhaitait au moins des sessions de réadaptation pour exercer un métier, ou tout simplement gérer sa vie au quotidien après que sa maladie est devenue chronique. Mais aucun traitement ni approche psychothérapeutique n’ont été proposés à Sofiane.

Le consultant en psychiatrie Louay Saqr met en avant la forte pression qui pèse sur les médecins, compte tenu de l’indisponibilité du personnel d’ergothérapie et de thérapie comportementale. Il mentionne, à titre d’exemple, que la clinique psychiatrique du centre de santé Al-Hachimi Al-Chemali fournit des services psychiatriques aux patients quatre jours par semaine. Au mieux, 40 personnes sont vues chaque jour, mais dans certains cas on compte 100 patients par jour. En dépit de la présence d’un psychologue et d’un sociologue, les services médicaux se limitent à un examen rapide de l’état des malades et à la délivrance de médicaments, à la demande parfois des patients. Il ajoute que s’il veut mener des séances de psychothérapie, chacun a besoin d’au moins 45 minutes, ce qui affecte le temps consacré à la consultation et au diagnostic des autres.

Le psychiatre Najib Fanouna, qui a pris sa retraite du centre psychiatrique Al-Karama il y a près d’un an, affirme que les médecins font de leur mieux pour fournir ces soins psychiatriques aux patients. En l’absence de personnel psychologue ou psychologue clinicien, le travail du psychiatre est deux fois plus important car il doit mener lui-même des séances de psychothérapie. À ces contraintes s’ajoute la lourdeur des processus administratifs et bureaucratiques auxquels le personnel médical est contraint. Ces démarches administratives accaparent environ la moitié du travail médical au centre, autant de temps en moins pour les patients.

Face au manque de financement du ministère de la santé et de la société civile, les services de réadaptation pour les patients chroniques ont été interrompus depuis 2008 dans les centres Al-Karama et Al-Fouhais. Il y avait auparavant un département de céramique, un autre de peinture sur verre et d’autres encore. Les produits étaient vendus et les bénéfices revenaient aux patients, qui se sentaient productifs et capables de s’engager dans un travail au sein de la communauté.

Pas étonnant dans ces conditions que Malak n’envisage pas de suivre des séances de psychothérapie à l’hôpital universitaire. Elle se contente des réseaux de soutien fournis par sa famille et ses amis : « J’ai dépassé le stade où j’ai envie de parler. Et si je veux parler de quoi que ce soit, les amis et le système de soutien sont là pour moi. »

*Les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des témoignages.

1Joel T. Barslow et Stephan R. Marder, « History of Psychopharmacology », Annual review of clinical Psychology,San Mateo (Californie), 12 février 2019.

2Selon la psychologue, l’approche de la thérapie cognitive et comportementale (TCC) est la plus utilisée par les psychologues jordaniens. Cette approche consiste à cibler les pensées et les distorsions cognitives d’une personne et à travailler sur les comportements qui augmentent ses symptômes alors qu’elle n’en est pas consciente. Si l’approche de la thérapie dialectique peut être utilisée pour traiter les troubles de la personnalité, la psychanalyse nécessite des séances longues et continues, et représente un coût.

3Ces chiffres datent de 2019 et sont basés sur l’évaluation menée par l’Initiative pour la santé mentale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

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