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Journal de bord de Gaza 58

« La mort rôde autour d’eux. Ils ne savent pas quand elle va arriver »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image semble représenter une scène complexe et dynamique, dominée par un mélange d'éléments figuratifs et symboliques. Au centre, on peut voir un cheval, qui attire l'attention par sa posture. Autour de lui, il y a une multitude d'objets et de personnages, créant une sorte de chaos visuel. Les formes sont stylisées en noir et blanc, ce qui accentue le contraste et l'intensité de l'œuvre. L'environnement présente des débris, des bâtiments, et des figures humaines, suggérant des thèmes de lutte, de destruction ou de désolation. Les détails montrent des éléments de la vie quotidienne, probablement en lien avec des conflits ou des bouleversements sociaux. L'ensemble de la composition pourrait évoquer des réflexions sur la condition humaine, l'impact de la guerre ou des crises, tout en mettant en avant la résilience symbolisée par le cheval.
Malak Mattar, No Words, huile sur lin, 2024
DR

Jeudi 17 octobre 2024.

Cela fait presque cinq jours que la ville de Jabaliya et son camp de réfugiés sont encerclés. Malheureusement, avec ce qu’il se passe au Liban, on parle moins de Jabaliya. Le camp et le village, situés tout près de la frontière avec Israël, au nord de la bande de Gaza, ont toujours été des cibles depuis le début de cette guerre. Ses habitants ont dû quitter plusieurs fois leurs maisons et leurs quartiers pour aller se réfugier ailleurs. Mais cette fois, c’est différent.

Les gens ne peuvent plus partir. Peu d’infos nous arrivent de là-bas. J’ai essayé plusieurs fois d’appeler un ami journaliste du quotidien Al-Ayyam, Issa Saadallah. Lui et sa famille ont refusé d’obtempérer à l’ordre des Israéliens et de quitter Jabaliya. C’est l’un des rares journalistes à être resté sur place. La plupart ont fui vers Gaza-ville ou ont été pris pour cible par l’armée israélienne. Vous avez vu comment un journaliste a été tué et deux autres blessés, dont le caméraman d’Al-Jazira.

J’ai fini par joindre Issa ce mercredi 16 octobre. Sans s’en rendre compte, ce dernier parlait tout bas au téléphone, comme s’il se cachait. J’avais eu la même expérience quand nous étions encerclés ; moi aussi, je parlais tout bas. C’est psychologique, comme si cela pouvait protéger contre les chars et les bombes.

« Ils tirent sur tous ceux qui tentent de sortir »

Issa vit avec sa femme et leurs cinq enfants dans une maison familiale. Ils sont une cinquantaine de personnes, qui vivent sur quatre étages, avec d’autres membres de sa famille, une cinquantaine de personnes en tout. Quand je l’ai appelé, il m’a dit qu’il n’avait pas pu recharger son téléphone depuis longtemps. Il a finalement pu le faire grâce à des panneaux solaires qui lui fournissaient un peu d’électricité, de quoi faire fonctionner quelques ampoules, et surtout charger les téléphones.

Il a pu me décrire sa situation :

C’est simple : on est complètement encerclés par les chars israéliens au sol, et par les drones et les quadricoptères1 dans les airs. Il y en a pratiquement un dans chaque ruelle. Ils tirent sur tous ceux qui tentent de sortir.

La première question que j’ai posée à Issa, c’est : « Pourquoi n’as-tu pas quitté Jabaliya ? Au moins pour aller à Gaza-ville… » Il m’a répondu : « Tu sais bien ce que cela signifie : quand tu as quitté Gaza-ville tu t’es fait tirer dessus, et tu t’en es sorti de justesse. » Puis il a ajouté : « De toute façon, pour moi, Gaza-ville ou le sud, c’est pareil, ça veut dire partir de chez moi. Je suis chez moi, j’y reste. » Toute sa famille, ses frères, leurs femmes et les enfants, ont pris la même décision. Aujourd’hui, leur situation est dramatique :

Outre la peur, nous n’avons plus grand-chose à manger. On ne trouve plus rien à Jabaliya. On a seulement des réserves de farine et quelques boîtes de conserve. Celles-ci font presque partie de notre estomac, on en mange depuis presque un an. On a oublié le goût des fruits, des légumes et de tout le reste.

Puis il ajoute : « Pour te dire les choses franchement : depuis le premier jour de la guerre, on ne dort pas rassasiés. » C’est une formule chez nous pour dire que l’on s’endort en ayant faim.

Le plus dur, c’est la faim des enfants. Quand mon fils Mahmoud, qui a six ans, m’a dit qu’il voulait des œufs, une demande simple à satisfaire en temps normal, je me suis senti déchiré de l’intérieur. Je n’ai jamais rien éprouvé d’aussi insupportable.

Quand j’ai entendu ces mots, je ne savais pas quoi dire à Issa. Je sais ce qu’il endure, parce que j’ai été dans la même situation. Je n’arrive pas à oublier le jour où Walid m’a demandé du « jaja », comme il dit pour le poulet, et que je ne pouvais pas lui en acheter. Aujourd’hui, on peut en trouver à Deir El-Balah, où nous avons planté notre tente. Mais certainement pas au nord.

Il m’a aussi raconté la réaction de sa nièce May, trois ans et demi :

C’était il y a trois ou quatre semaines, avant le siège, mais on n’avait déjà plus grand-chose à manger. Un ami de son père est venu de la moitié sud, sans doute un de ces transporteurs qui travaillent pour les ONG et qui pouvaient passer les checkpoints. Cet ami est arrivé avec un beau cadeau : six pommes. Il en a donné une à May. La petite fille l’a jetée tout de suite. Elle n’en avait jamais vu, ou elle avait oublié ce que c’était. Moi j’ai un seul désir : que mes enfants sortent de cet enfer, parce que je veux qu’ils puissent manger et boire normalement, qu’ils voient de leurs propres yeux des fruits et des légumes. Je ne veux pas qu’ils meurent en ayant tout oublié. Mais il n’y a plus rien à Gaza. La vie n’existe plus à Gaza.

« Un verre par personne et par jour »

Surtout, ils ne peuvent pas aller chercher de l’eau. « C’est ça la vraie catastrophe, dit Issa. On peut survivre avec les conserves et en faisant un peu de pain. Mais sans eau, c’est impossible. On rationne l’eau potable : un verre par personne et par jour. » Ils doivent aussi économiser au maximum l’eau non potable, qu’ils seront sans doute obligés de boire bientôt.

Je sais ce que cela signifie. Quand nous étions encerclés, nous aussi nous économisions l’eau, dans les moindres détails. J’ai honte d’en parler, mais il faut que tout le monde s’en rende compte. Cela veut dire par exemple ne pas tirer la chasse d’eau qu’après trois ou quatre utilisations des toilettes, parce que chaque chasse d’eau c’est 17 litres, le contenu d’un jerrycan.

Mais nous, au moins, nous pouvions sortir un peu en bas de notre immeuble pour faire prendre l’air à Walid. Issa et sa famille ne peuvent même pas mettre le nez dehors. Il ne sait ce qu’il se passe à l’extérieur qu’en communiquant avec les autres habitants. « Les Israéliens sont en train de raser des quartiers entiers », me dit-il. Il vient d’apprendre la mort d’une de ses cousines, de son mari et de leur fille. « Voilà ce qu’est notre vie à Jabaliya. Des gens qui meurent bombardés dans leurs maisons. On ne sait pas quand notre tour viendra. Nous sommes au centre de la zone assiégée. On attend… »

Comme il est journaliste, il commente aussi la situation politiquement :

Peut-être que nous assistons à la mise en œuvre du « plan des généraux » : vider toute la partie nord de la bande de Gaza et l’annexer. Ils pousseraient vers la moitié sud tous les habitants qui restent dans le nord de la bande de Gaza, qui passeraient par des checkpoints, où l’identité de chaque personne serait vérifiée. Les combattants du Hamas n’auraient d’autre choix que de se rendre ou de mourir de faim dans la zone assiégée.

Il reste environ 100 000 personnes qui sont toujours à Jabalya et qui ne veulent pas bouger.

On vit des massacres au quotidien. On ne les voit pas de nos propres yeux, mais on les entend, et après on a les récits des témoins. Toutes les heures, on apprend qu’une famille entière a été tuée dans le bombardement de sa maison, ou en voulant en sortir. C’est très dur.

« Mais elle était vivante… »

Issa et sa famille sont encerclés. La mort rôde autour d’eux. Ils ne savent pas quand elle va arriver. Et entre la vie et la mort, il y a la famine. Ils ne savent pas si leur maison va être bombardée « sur leur tête », comme on dit chez nous, ou s’ils vont mourir de faim.

Des images sont sorties récemment de Jabaliya et de ses environs. Vous avez sans doute vu les premières vidéos sorties du quartier Al-Falloujah. Des secouristes sont venus faire sortir les gens qui voulaient fuir. Ils ont découvert une famille gisant dans son sang, sous les décombres de leur maison qui avait été bombardée. Il n’y avait que deux survivants. Un adolescent d’environ dix-sept ans, avec des lunettes, visiblement encore sous le choc, qui répétait les mêmes phrases, parlant de sa mère qui était morte : « Mais elle était vivante, je voulais la secourir, mais il y a eu un deuxième bombardement et elle est morte sous mes yeux ! »

Toujours à Al-Fallujah, un bombardement a frappé la famille des cousins d’un ami. Par respect, je ne cite pas son nom de famille, vous allez comprendre pourquoi. Le père de ce cousin a un puits dans son jardin, et des panneaux solaires qui lui fournissent un peu d’électricité pour faire monter l’eau et remplir des citernes. Quand il peut, il remplit les citernes de ses voisins. Le grand-père était en train de relier la pompe à une citerne, assisté de son petit-fils. C’est à ce moment-là qu’un avion israélien est passé et a lâché une bombe directement sur eux.

Sur les dix personnes qui se trouvaient là, sept ont été tuées sur le coup et trois ont survécu : la cousine de mon ami, sa mère et sa nièce. Quand les voisins et les secouristes sont venus, ils ont trouvé tout le monde, les morts et les survivants. Sauf le petit Imad, un des enfants de la famille. Ils l’ont cherché pendant deux jours. À un moment, dans une ruelle pas loin, ils voient une meute de chiens affairés autour de quelque chose : ils étaient en train de manger le cadavre du petit Imad, qui avait été projeté là par la bombe. Ils avaient déjà mangé une partie de sa tête et de son ventre.

Je ne comprends pas pourquoi personne ne bouge

L’humiliation, c’est ça. Personne ne peut comprendre ce que cela veut dire, s’il ne l’a pas vécue. L’humiliation de mourir alors qu’on n’a rien fait. L’humiliation de mourir chez soi. L’humiliation de mourir parce que l’on est en train de donner de l’eau à ses voisins. L’humiliation de ne pas retrouver nos corps, déchiquetés et dispersés par les bombes, dont on ramasse les morceaux pour les mettre dans des sacs en plastique. L’humiliation de retrouver un gamin de six ans, dévoré par les chiens. C’est ça, l’humiliation. C’est ce que cherchent les Israéliens. Nous garder dans l’humiliation. Nous faire mourir dans l’humiliation.

Je ne comprends pas pourquoi personne ne bouge. Cela se passe sous les yeux du monde entier, sur tous les écrans. Nous ne sommes pas des nombres. Nous ne sommes pas seulement 42 000 morts et 100 000 blessés. Chaque victime a sa propre histoire. Chaque victime a quelque chose à dire. Chaque victime avait des espoirs, des ambitions, des rêves, et voulait tout simplement vivre comme les autres. Je ne comprends pas pourquoi ce monde aveugle refuse de voir toute cette souffrance. Pourquoi personne ne dénonce l’impunité totale de l’occupant ? Mais arrêtez ! Pourquoi ont-ils perdu l’humanité ? Soit ces occupants sont vraiment les leaders du monde, soit le monde nous considère comme des animaux, comme l’a dit Yoav Gallant, le ministre israélien de la défense. Si nous sommes des animaux sauvages, ce n’est pas grave que nous soyons dévorés par les chiens. Cela peut tout à fait avoir lieu, entre animaux.

Quand tout cela va-t-il s’arrêter ? Quand y aura-t-il un peu d’humanité ? Quand les gens vont-ils bouger ? Nous n’avons pas les yeux bleus ni les cheveux blonds, mais nous sommes des êtres humains. Nous méritons de vivre comme des êtres humains. Notre péché, c’est d’être occupés par les Israéliens. C’est tout ce qu’on a « fait » dans notre vie. Nous sommes nés sur cette terre, qui est occupée par les Israéliens ; nous méritons donc tout ce qu’ils sont en train de nous faire. Et parce qu’ils savent que nous tenons beaucoup à la dignité, ils veulent nous humilier jusqu’au bout. Tout ça dans le but de nous faire prendre la décision de partir de cette terre, devenue une terre d’humiliation.

1petits drones armés

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