Lundi 29 juillet 2024.
Pour aller à la Maison de la presse de la bande de Gaza qui vient de rouvrir, je passe tous les jours par le « grand marché » de Deir El-Balah, qui s’est installé de part et d’autre de la route. C’est un marché de guerre et de pénurie. On y trouve surtout des objets usés : de vieilles chaussures, des tongs d’occasion, des fripes revendues par leurs propriétaires ou trouvées çà et là… N’importe qui peut venir vendre sa marchandise. Des lieux comme celui-là, il y en a dans toute la bande de Gaza, mais comme la majorité des déplacés s’entassent dans la zone d’Al-Mawassi, qui est toute proche, Deir El-Balah est devenu le marché le plus important.
Pour aller vers ce marché, je passe par le petit rond-point d’Al-Madfaa. Puis j’emprunte une petite route où l’on voit des voitures garées à côté d’une mosquée. Ce sont des voitures récentes, des modèles des années 2020 comme il y en a peu dans la bande de Gaza. Les plus grosses valent environ 100 000 dollars (environ 92 000 euros.). Dans chaque véhicule, un homme est assis dans le coffre ouvert. À côté de lui, un sac et une balance de précision, utilisée d’habitude pour peser l’or. Et une kalachnikov. Le chauffeur est armé lui aussi.
Un trafic organisé par deux grandes familles
Je vous ai déjà parlé de la « guerre des cigarettes » menée par les Israéliens, qui interdisent l’importation de cette marchandise dans la bande de Gaza. Cela a engendré un phénomène que l’on peut qualifier de mafieux. Ces hommes vendent des cigarettes de tabac pur, importé en fraude de Cisjordanie ou d’Israël. Elles sont pesées au gramme près à l’aide des petites balances. Suivant la qualité, le gramme se négocie entre 30 à 70 shekels (soit entre 7,5 et 17,5 euros le gramme).
Grâce à un ami bédouin qui connait ces milieux, j’ai pu reconstituer le système. Cela commence par une coordination entre un Gazaoui et un Palestinien de Cisjordanie, d’Hébron par exemple, ou un Israélien. Ils introduisent le tabac dans la bande de Gaza en le cachant dans les camions des importateurs du secteur privé. Côté israélien, un trafiquant apprend que demain, un camion de tomates est autorisé à passer par le terminal de Kerem Shalom, au sud, le seul en activité à l’heure actuelle. Il cache alors le tabac dans les palettes. Au terminal, les palettes sont déchargées du camion israélien et chargées sur un camion palestinien. Parfois, l’importateur palestinien est au courant parce qu’il fait lui-même partie de l’opération, parfois il ne sait pas que le tabac a été dissimulé dans sa marchandise.
Côté palestinien, un groupe armé attend le camion. Ses hommes sont autorisés par l’armée israélienne à se positionner au rond-point Al-Shouka, non loin du terminal ; un endroit auquel, normalement, personne ne peut avoir accès. Si l’importateur palestinien est dans la confidence, les hommes armés escortent le camion. Sinon, ils arrêtent le camion, déchargent les palettes, prennent le tabac à l’endroit où ils savent qu’ils vont le trouver et remettent les tomates en place. Le trafic est organisé par deux grandes familles dont je ne peux pas citer les noms : une famille bédouine de Deir El-Balah, et une autre de Khan Younès.
Le tabac importé en contrebande est vendu tel quel, car il est considéré comme étant de bonne qualité. Mais les familles qui contrôlent le trafic se sont mises en parallèle à la culture du tabac sur leurs terrains agricoles. Et pour mieux le vendre, ils ajoutent des ingrédients qui sont en réalité toxiques. Par exemple, ils ajoutent du Confidor, un insecticide bien connu qui gratte un peu la gorge ; mais c’est ça que les fumeurs apprécient, pour eux c’est ce qui fait que c’est une « vraie cigarette ». D’autres ajoutent des anesthésiques, souvent volés dans les cliniques. Les cigarettes provoquent alors une impression de bien-être, d’être « un peu ailleurs ».
Les allumettes et les briquets, interdits à l’importation par les Israéliens
Pour faire une cigarette, il faut du papier. Avant, nos parents et nos grands-parents, qui roulaient leurs cigarettes, appréciaient la marque Ottoman, qui était devenue un nom commun, comme Kleenex pour dire mouchoir en papier. Mais le papier Ottoman est devenu trop cher. Alors, comme pour beaucoup d’autres choses, on a eu recours au système D. Les fumeurs ont découvert qu’ils pouvaient se servir du papier utilisé par les imprimeurs pour imprimer un dessin sur un t-shirt ou un mug.
Comme ce papier contient du carbone, il brûle bien et l’on n’a pas besoin de rallumer la cigarette, comme avec les autres papiers de remplacement. C’est un gros avantage, parce que les allumettes et les briquets, interdits à l’importation par les Israéliens, sont rares et chers. Résultat, évidemment : le prix de ce papier d’imprimerie a lui aussi augmenté.
D’autres fumeurs fabriquent des pipes rudimentaires avec un morceau de tuyau en bambou, au milieu duquel on perce un trou pour y fixer une cigarette. Ou on ramasse les mégots. Des commerçants embauchent des gamins pour faire la collecte là où il y a des rassemblements de fumeurs, comme à côté d’un café, ou sur les ronds-points où l’on peut attraper une connexion internet.
À la fin de la journée, chaque enfant a récolté entre 10 et 40 grammes de tabac, ce qui fait une bonne somme, puisque le gramme peut valoir en moyenne 30 shekels (7,5 euros). Un revendeur a trouvé une autre source : un homme qui fait le ménage dans un établissement des Nations unies. Cet employé a obtenu de vider tous les cendriers des employés expatriés, qui eux peuvent apporter leurs cigarettes. Fumeurs de luxe, ils ne fument pas la cigarette jusqu’au bout comme les Gazaouis, et laissent de gros mégots. Pour cela, le revendeur paye l’homme de ménage 100 shekels (25 euros) par jour, parce que les mégots, c’est de l’or.
Aggraver le chaos sécuritaire à Gaza
Les Israéliens sont au courant de ce trafic. Si j’ai pu obtenir ces informations, nul doute que les Israéliens les savent aussi. Mais ils ferment les yeux. Mes sources affirment que les trafiquants versent de grosses sommes à certains membres des services de sécurité israéliens, ou de l’armée. Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire de l’occupation de la Palestine. Mais la corruption n’est pas seule en cause. Si les Israéliens laissent faire, c’est aussi dans le but d’aggraver le chaos sécuritaire à Gaza. Ces mafias des cigarettes sont armées ; elles sont prêtes à affronter d’autres groupes pour les empêcher de les concurrencer. Et puis, après les cigarettes, ces familles pourront se tourner vers d’autres sources de profit : l’essence, le gaz, etc. Et quand on aura plusieurs groupes fortement armés à Gaza, ils seront peut-être amenés, un jour, à défendre leur business face au Hamas, parce qu’ils engrangeront des millions et des millions de shekels.
Pour les Israéliens, ces groupes armés ne sont pas un danger. Comme je le dis plus haut, ils ont des partenaires côté israélien, et seul l’argent les intéresse. Ils sont prêts à tout pour garder leurs positions. On n’est pas chez les cartels de Colombie, mais à l’échelle de Gaza, c’est déjà une menace importante. Les Israéliens ont intérêt à prolonger le chaos sécuritaire au-delà de la guerre — si elle se termine —, pour qu’à la fin, les Gazaouis finissent par quitter Gaza, même si les combats cessent.
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