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Monde arabe. Santé mentale, un enjeu politique

Liban. « Un niveau élevé d’effondrement psychologique »

La multiplication des crises qu’a vécues le Liban depuis la fin de l’année 2019 n’a pas seulement des conséquences économiques et sociales, mais aussi — voire surtout — psychologiques. Une certaine prise de conscience de cette priorité semble émerger, mais l’explosion de la pauvreté rend très difficile l’accès au soin, surtout dans un pays où le secteur de la santé a été depuis longtemps privatisé.

L'image représente un motif complexe et coloré, avec des lignes entrelacées qui dessinent des formes organiques. On y voit des spirales et des cercles de différentes couleurs sur un fond sombre. Les couleurs utilisées, comme le bleu, le jaune et le rouge, contraste avec le noir, créant une impression dynamique et énergique. L'ensemble ressemble à un réseau de connexions, évoquant peut-être des idées de croissance ou d'interconnexion.
Nabil Nahas, Peekaboo, 2013
JR P / Flickr

Dans l’un des plus grands hôpitaux privés du pays, l’Hôtel Dieu de France (HDF), le professeur Rami Bou Khalil passe une grande partie de son temps à négocier avec les patients. Ils sont si nombreux à ne pas pouvoir payer les médicaments qu’il leur prescrit qu’ils reviennent à la clinique pour demander un changement de traitement, que ce soit au niveau du dosage, de la quantité, de la fréquence ou de la qualité. Non pas parce que les patients voient leur état s’améliorer ou en raison d’effets secondaires, mais tout simplement à cause du coût des médicaments.

Ce psychiatre de 44 ans exerce sa profession depuis 2012. Il est actuellement chef du département de psychiatrie à l’HDF, et professeur associé de psychiatrie à l’Université Saint-Joseph (USJ) de Beyrouth. « Je ne peux pas dire que la santé mentale des gens est bonne en général, mais les riches reçoivent des traitements de santé mentale de bonne qualité », témoigne-t-il.

Un privilège difficilement accessible

Depuis que le professeur Bou Khalil a commencé à pratiquer la psychiatrie, la pauvreté a explosé au Liban. De 2012 à 2022, elle est passée de 12 % à 44 % selon la Banque mondiale, tandis que le taux de pauvreté multidimensionnelle1 a doublé, passant de 42 % en 2019 à 82 % de la population totale en 2021.

Ces chiffres impressionnants résultent d’un effondrement économique décrit par la Banque mondiale comme l’un des « épisodes de crise les plus graves à l’échelle mondiale depuis le milieu du XIXe siècle ». L’effondrement a paralysé l’ensemble du système de santé publique, qui était déjà fragile et détérioré en raison de l’absence de politiques nationales visant à mettre en place une couverture santé universelle. Avec l’effondrement financier, seule une poignée de privilégiés a désormais accès aux services de santé, notamment de santé mentale.

Celle-ci va du simple accès au conseil à la thérapie de long terme avec des psychologues ou des psychiatres, qu’elle soit médicalisée ou non. Un parcours qui peut s’avérer très vite coûteux, surtout dans le privé. Or, non seulement 45 % de la population n’a aucune forme d’assurance, mais ce type de soin n’est même pas pris en charge par les assurances maladie privées.

Une quête d’émancipation

Dans un petit café situé juste à côté de l’Université internationale libanaise (LIU), Samia et Nour (pseudonymes), deux étudiants, se retrouvent entre amis. Ils plaisantent, partagent leurs notes de cours, discutent. Le lieu accueille tous leurs secrets.

Samia a 21 ans, titulaire d’une licence en arts de la communication, spécialité radio et télévision. L’effondrement financier a « ruiné sa vie », dit-elle. Elle voulait devenir avocate et étudier à l’université libanaise. Mais après la crise économique, son père a perdu son emploi et est devenu plus sévère et conservateur avec elle. Il lui a interdit d’aller à l’université libanaise parce qu’elle se trouve loin de leur maison, c’est-à-dire… à dix minutes en voiture.

Samia a dû se replier sur d’autres études, dans une université plus proche. Pendant cette période, ses frères et sœurs sont devenus les pourvoyeurs de la famille, ce qui a exercé une pression supplémentaire sur elle, car elle avait toujours l’impression de leur être redevable. Pour cette jeune femme, le seul moyen de se libérer de l’emprise familiale était de trouver un emploi. Mais son salaire de vendeuse allait enfin lui offrir une opportunité précieuse : pouvoir payer sa thérapie.

« Je savais que les séances de thérapie pouvaient coûter jusqu’à 20 dollars (18 euros)  ! Où pouvais-je trouver cette somme ? Il était impossible de trouver quelqu’un qui accepte moins », confie-t-elle, frustrée. « Où irais-je alors ? Aux ONG ? », ajoute-t-elle avec sarcasme. Ce que Samia ne savait pas, c’est que certains thérapeutes facturent jusqu’à 150 dollars par séance. Très peu de praticiens acceptent en réalité 20 dollars par séance, ce qui est une somme non négligeable aujourd’hui.

« J’ai un ami qui étudie la psychologie, c’était mon seul espoir, alors je l’ai contacté et je lui ai dit que je cherchais quelqu’un pour m’aider. J’en avais vraiment besoin. »

Samia a fait part de ses frustrations et de ses contraintes financières. Après de longues recherches, son ami a pu la mettre en contact avec un professionnel compréhensif, qui a accepté un tarif moins élevé que d’habitude.

« Dieu merci, je l’ai trouvé. Au cours des quelques mois où j’ai travaillé avec lui, beaucoup de choses ont changé. J’ai commencé à mieux me comprendre et à mieux comprendre mon environnement », explique-t-elle, le sourire aux lèvres. Mais en perdant son emploi, l’étudiante a dû interrompre brutalement les séances.

Un ministère impotent

En mai 2014, le ministère de la santé publique a lancé le Programme national de santé mentale, avec le soutien de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de l’UNICEF et du Corps médical international (IMC). Même si le ministère de la santé publique affirme sur son site officiel que « la mise en œuvre de cette stratégie se poursuit avec succès depuis son lancement », il reste encore beaucoup à faire sur le terrain pour que cette politique touche efficacement de larges pans de la société.

En 2023, rebelote : le ministère de la santé lance un nouveau programme sur sept ans cette fois, intitulé « La stratégie nationale de santé : vision 2030 ». Celui-ci vise à moderniser et à améliorer de manière durable le secteur de la santé mentale, et à relever les défis posés par la gestion d’un système de santé sur les rotules.

En attendant la mise en place de ce programme, le ministère a mis à disposition une liste de psychologues agréés (tous exerçant dans le secteur privé), avec leurs noms, leur numéro de licence et leurs spécialisations… mais sans mentionner leurs coordonnées ni, surtout, les prix des séances. Une autre liste a été publiée comprenant les centres de santé primaire qui disposent d’un psychiatre et de médicaments spécialisés en santé mentale, répartis dans tout le pays. Ces lieux visent à offrir les soins de santé essentiels aux individus et aux familles au sein de la communauté, à un coût abordable.

Le problème de ces petites mesures est que leur efficacité est très limitée à cause des coupes budgétaires importantes : en 2020, seuls 5 % des dépenses totales de santé du gouvernement ont été alloués aux services de santé mentale, et seulement 1 % du budget du ministère de la santé était destiné à ce secteur. « Les personnes qui souhaitent accéder aux services de santé mentale, mais qui n’en ont pas les moyens, peuvent se rendre dans les centres de santé primaire, explique le professeur Bou Khalil. Mais je ne sais pas si les patients sont bien orientés et réellement informés de l’existence de ces services. »

De plus, la demande est bien supérieure à la capacité d’accueil de ces centres : « Comment peut-on accueillir des centaines de milliers de personnes dans seulement une vingtaine de centres ? », s’interroge le psychiatre de manière rhétorique, même si le nombre total de centres de santé primaire disposant d’un psychiatre et de médicaments spécialisés en santé mentale s’élève plutôt à 58, répartis sur l’ensemble du territoire libanais. Mais cela ne change rien à la réalité du décalage entre l’offre de soin et les besoins réels. En effet, le nombre de spécialistes de la santé mentale est insuffisant par rapport au nombre total de la population : en 2020, il y avait 1,21 psychiatre, 3,14 infirmiers et 3,3 psychologues pour 100 000 personnes au Liban.

La crise a également entraîné l’exode des médecins — environ 3 500 —, dont des psychiatres, et des professionnels de la santé du Liban. Quant à ceux qui sont restés, la plupart travaillent dans le secteur privé, la dévaluation de la monnaie libanaise2 ayant considérablement réduit la valeur des revenus des fonctionnaires. Et ils ne sont pas les seuls. Selon une étude réalisée par l’Administration centrale des statistiques (CAS) et l’Organisation internationale du travail (OIT), 81 % de la population active travaille dans le secteur privé, tandis que 16,1 % seulement travaille dans le secteur public (chiffres de janvier 2022).

Samia affirme qu’elle ferait appel au service public s’il était disponible : « Si l’État fournissait ces services, je m’y rendrai, cela ne fait aucun doute. Notre situation économique est tellement mauvaise... Nous avons besoin d’un tel service public. »

Entre-temps, Samia et ses amis trouvent du réconfort les uns auprès des autres :

Nous avons tous des problèmes : pour certains, c’est financier, pour d’autres ce sont des problèmes familiaux, d’autres encore ont des problèmes d’accès à l’enseignement... Nous nous soutenons les uns les autres du mieux que nous pouvons.

Préjugés et stigmatisation sociale

Son ami Nour, 35 ans, est également étudiant en radio et télévision. Il y a quelques années, il travaillait dans une chaîne de télévision locale et devait tourner un reportage avec une psychologue. Après l’avoir entendue parler de santé mentale, il a revu ses idées préconçues sur le sujet. Lui qui avait l’habitude de penser que ceux qui cherchaient un soutien en matière de santé mentale étaient des « malades mentaux » a finalement décidé d’essayer quelques séances, sans en parler à personne. Il en a tout de suite ressenti les effets : « La façon dont je me perçois et dont je perçois les autres a changé pour moi. J’ai appris à faire face à ma société et aux brutes qui m’entourent », explique-t-il. « J’ai eu l’impression qu’on m’avait enlevé un rocher qui me compressait la poitrine. »

Nour se souvient que lorsqu’il était plus jeune et qu’il jouait avec les enfants du voisinage, ils avaient l’habitude de se brutaliser les uns les autres et de se traiter de « malades mentaux » ou de « fous ». Certains enfants se menaçaient même de s’envoyer chez des psychiatres. « "Je te jure que je t’emmènerai chez un psychiatre" », se rappelle Nour, avant d’ajouter : « Mais c’est l’ignorance qui parle. »

Samia pense que la crise économique a vraiment poussé les gens à repenser l’importance de la santé mentale :

Le sujet était tabou. Les gens avaient l’habitude de penser qu’une personne qui se rendait chez un psychiatre ou un thérapeute était un malade mental ou un fou, et la personne était immédiatement stigmatisée. Mais après la crise, je pense que les gens ont commencé à envisager la situation différemment.

« Nous sommes tous détruits »

Paradoxalement, cette même crise qui a provoqué une certaine prise de conscience constitue également un obstacle. Nour a également dû arrêter sa thérapie, pour les mêmes raisons. « Je ne peux même pas payer 10 dollars pour une séance. J’ai des priorités financières maintenant, mais j’aimerais pouvoir revenir en arrière. » Entre les besoins essentiels pour survivre et sa santé mentale, le choix est malheureusement vite fait.

Bou Khalil observe ce genre de situation chez de nombreux patients. « Ils ne peuvent pas prendre soin d’eux-mêmes et de leur santé mentale parce qu’ils ont des factures à payer, alors ils s’automédicamentent, et certains commencent à consommer du cannabis et de l’alcool à la place », constate-t-il.

Depuis l’effondrement financier de 2019 suivi de la pandémie de Covid-19 et de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, l’état mental des gens est devenu très fragile. Le psychiatre de l’HDF explique que la période qui a suivi ces événements traumatisants a été extrêmement difficile.

Nous avons vu des gens mettre fin à leur vie parce qu’ils ne pouvaient pas nourrir leurs enfants, qu’ils ne trouvaient pas d’emploi, qu’ils avaient perdu leur argent dans les banques. La violence et l’automutilation sont devenues des titres habituels dans les journaux télévisés.

Mais depuis un an environ, les gens s’efforcent de lutter contre tous les traumatismes collectifs et individuels, et le pourcentage de cas de suicides a diminué de près de 19 % en 2022 par rapport à 2019. Toutefois, en raison du manque criant de services, beaucoup sont encore incapables de chercher de l’aide. « Nous sommes tous détruits, déclare Samia, les larmes aux yeux. Tous les Libanais le sont. »

Pourtant, d’autres traumatismes perdurent, à commencer par celui de la guerre. Depuis le 7 octobre, la population est exposée quotidiennement à des images de violences et d’atrocités provenant de Gaza, et depuis le 8 octobre, les attaques israéliennes dans le Sud du Liban s’intensifient. Plus de 500 Libanais ont été tués, des centaines d’autres blessées, des villages partiellement détruits et plus de 100 000 personnes sont déplacées. Beaucoup craignent que cette guerre ne s’étende à l’ensemble du pays, faisant surgir les souvenirs des guerres passées.

Samia était affalée dans le canapé vert clair du café, confortable, souriante, et parlait de ses amis et du soutien apporté. Mais dès qu’elle a commencé à parler l’avenir, son corps s’est tendu, elle s’est redressée. Le sourire a disparu de son visage, elle a joint ses doigts comme si elle priait et a dit, presque en chuchotant : « Personne ne sait ce qui va se passer, nous devons vivre au jour le jour. »

Et au Bou Khalil de conclure, pessimiste : « Nous ne sommes pas protégés. Nous restons exposés à des niveaux élevés d’effondrements psychologiques. »

1NDLR. Indice de pauvreté qui s’appuie sur d’autres facteurs, comme la nutrition ou l’accès à l’électricité et à l’eau potable.

2NDLR. Aujourd’hui, le prix du dollar est à 89 000 livres, contre 1 500 avant la crise.

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