« Où habitez-vous ? » La question semble anodine, mais la réponse fournit de multiples indices sur la personne qui y répond. Par la localisation de l’habitat (ville, banlieue, campagne, quartier…), sa typologie (appartement, maison), son occupation (habiter en famille, en couple, seul, en colocation…) chacun a vite fait de se faire une idée de son interlocuteur, tant le logement est un marqueur social qui fait état des inégalités.
La crise du logement affecte chaque pays du monde arabe de manière différente, du fait de son histoire et des différentes politiques mises en œuvre, mais certains points communs ressurgissent : les difficultés d’accès à un logement décent et la menace de la perte du logement.
Un logement décent, enjeu essentiel
Bien que les États de cette région aient signé plusieurs textes de droit international dans lesquels est inscrit le droit à un logement convenable, notamment le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels en 1966, ce droit reste largement ignoré. Et pour mesurer l’enjeu, il faut souligner que, par exemple, environ la moitié de la population égyptienne n’a pas accès à un logement décent, c’est-à-dire un habitat sécurisé et digne.
Multiples sont les facteurs qui expliquent ces problèmes. De nombreux pays de la région comme l’Égypte, le Yémen ou l’Algérie ont connu une explosion urbaine due aux migrations des campagnes vers les villes. Divers programmes ont tenté de répondre à la demande croissante de logements, mais les populations insolvables ont souvent été écartées de ces initiatives au profit des classes moyennes. À ceci il faut ajouter la dérégulation des marchés foncier et immobilier qui ne permet pas aux familles à faible revenu d’accéder à la propriété ni au marché locatif.
Dans ce contexte, l’attribution de logements sociaux est une solution pour beaucoup, mais renforce un système clientéliste. Nombre de familles se détournent du marché formel pour construire leur maison en dehors du cadre réglementaire. Ce phénomène est couramment appelé « habitat informel ». Les logements non réglementaires, ou « d’émanation populaire » selon l’expression utilisée par Agnès Deboulet1, revêtent des réalités sociales et économiques diverses : l’habitat en tôle assimilé aux bidonvilles, la maison en dur bâtie sur des terres agricoles, les squats de logements insalubres et insécurisés dans les centres-villes, la maison construite sur une parcelle plus grande que celle autorisée…
Des politiques urbaines incohérentes
Si vivre dans un logement décent est un enjeu de taille, le conserver en est un autre. Expulsions et démolitions sont des pratiques courantes. Les incohérences des politiques d’urbanisme peuvent créer des situations périlleuses pour les populations. Par exemple, les lois égyptiennes visant à encadrer le marché locatif, notamment lorsque le gel des loyers cohabite avec la dérégulation du marché, est un frein majeur à la rénovation de nombreux immeubles anciens du Caire. Il n’est pas rare de voir des bâtiments effondrés ou à demi effondrés alors que des familles vivent encore à l’intérieur.
À l’opposé, on note les conséquences très graves que peut avoir l’absence de mesures concernant l’habitat. Toujours en Égypte, on rappellera le drame de Duwayka, en 2008, qui a coûté la vie de 107 personnes lorsque d’énormes blocs de roche se sont décrochés de la colline et sont tombés sur un quartier informel.
À ceci s’ajoutent les effets des politiques néolibérales sur le marché immobilier et foncier, dont la gentrification, phénomène encore timide dans la région, est l’un des corollaires. Car pour investir dans un quartier et générer du profit pour des investisseurs privés, il faut souvent expulser les populations pauvres et démolir les immeubles anciens pour reconstruire du neuf.
Autre menace sur le logement : la guerre. Fuir la violence et quitter son domicile sont les conséquences de toutes les guerres. De la Syrie à la Palestine, on ne compte plus le nombre de familles expulsées, qui ont vu leur maison détruite, et qui se rassemblent ensuite dans des camps de réfugiés à la recherche d’un logement de fortune.
Des visages derrière les murs
Les membres du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe ont voulu explorer les différences facettes de ces problèmes. Ils publient une série d’articles visant à montrer les visages derrière les murs, à raconter les drames et les luttes, à interroger les causes exogènes et endogènes. En partant de situations concrètes qu’ils ont observées, ils font état de la complexité du phénomène, car la question du logement est à la croisée du social et du politique, et mélange les dimensions économiques et culturelles. Mais c’est surtout une histoire d’hommes, de femmes et d’enfants qui forment des familles, construisent leur mémoire et protègent leur intimité.
— Depuis l’indépendance, la crise du logement est un enjeu majeur en Algérie. Pour tenter de répondre à une demande croissante, plusieurs programmes ont vu le jour, parmi lesquels le programme de « logement public locatif » qui permet aux classes populaires d’accéder à un logement social. Laurence Dufresne Aubertin (Orient XXI) analyse les formes de mobilisation menées par les femmes pour obtenir un tel logement afin d’échapper à l’inconfort, à l’insalubrité ou à la surpopulation de leur habitat. Loin des contestations médiatisées, elles occupent quotidiennement les salles d’attente des administrations, nouent des liens de sociabilité et expriment leurs revendications dans l’espace public en s’appuyant sur la famille comme entité politique.
— Abordant le sujet d’un autre angle, Ghania Khelifi (Babelmed) met en lumière les injustices structurelles auxquelles sont confrontées les femmes en Algérie pour avoir un logement (Code de la famille, pratiques usuelles des juges, inscription d’un logement au nom de l’époux…). Les femmes divorcées, veuves, étudiantes, mères célibataires font face à de nombreux obstacles : la discrimination, le harcèlement, les violences physiques ou psychologiques, les décisions de justice en leur défaveur.
— L’article de Najla Ben Salah (Nawaat) s’intéresse au processus de gentrification en cours dans le quartier de l’Ariana, au nord de Tunis. En juin 2021, l’expulsion d’une octogénaire et de sa famille ayant vécu soixante ans dans une maison de centre-ville a suscité une forte mobilisation. Mais le mouvement visant à expulser les habitants pour démolir d’anciennes maisons et les remplacer par des immeubles de plusieurs étages dans le but de multiplier les profits semble bien irréversible. Face aux violations des droits sociaux des habitants, les autorités publiques ne font rien.
— Sandra Al-Richani (Mashallah News) propose une promenade dans le quartier chiite Khandaq Al-Ghamiq, situé à cinq minutes du centre-ville de Beyrouth. Elle part à la rencontre des habitants et recueille leurs témoignages pour retracer l’histoire du quartier et son évolution. Depuis la seconde partie du XIXe siècle les flux de migrants convergent vers Beyrouth, et notamment dans ce quartier très cosmopolite. Mais la crise de 1958 marque la fin de l’« âge d’or » du quartier qui voit les tensions communautaires exacerbées. Situé sur la ligne de démarcation entre Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest, Khandaq se vide de ses habitants. À la fin de la guerre civile, quand l’heure de la reconstruction du centre-ville de la capitale a sonné, le quartier de Khandaq est oublié des investisseurs. Son patrimoine se délabre, et les travailleurs pauvres s’y rassemblent dans des logements décrépits.
— En réaction à la nouvelle loi sur le logement en Égypte annoncée par le gouvernement du président Abdel Fattah Al-Sissi en août 2020, Mostafa Mohie et Mohamed Tarek (Mada Masr) présentent une vidéo qui explique pourquoi tant d’habitations sont construites en dehors du cadre légal, et sont menacées de démolition. La crise agricole et la dérégulation du marché immobilier ont contribué à la croissance des constructions de ces habitations sur des terres agricoles. Des solutions visant à encadrer les quartiers informels existent, mais ne sont pas appliquées par le gouvernement qui poursuit la construction de villes non adaptées aux populations rurales.
— C’est une étude précise sur le risque des inondations dans plusieurs quartiers de Sanaa que présente Luft Al-Sarrari (Assafir Al-Arabi). La capitale yéménite est confrontée à une expansion urbaine incontrôlée qui s’explique par de multiples facteurs : l’arrivée massive de migrants qui fuient la guerre ; les incohérences des politiques d’urbanisme ; la poussée des habitats non réglementaires encouragés par des investisseurs. L’absence de planification urbaine permet une expansion des quartiers informels sur les anciens lits des oueds. Or les dernières inondations en 2020 ont causé d’importants dégâts dans ces quartiers, détruisant de nombreux habitats. Sous les effets du changement climatique et des répétitions de tels événements, l’auteur s’interroge sur les solutions proposées par le gouvernement.
— S’intéresser au logement, c’est aussi regarder la maison comme un objet politique, historique et culturel. Il est impossible d’évoquer la maison palestinienne sans comprendre le contexte d’occupation et de colonisation israélienne et ses conséquences sur l’habitat des Palestiniens. L’article de Filastinyat rappelle ce qu’a été la perte de la maison pour les familles palestiniennes expulsées par les Israéliens en 1948 et leur impossible retour, dont la clé est le symbole. Depuis lors, les expulsions forcées, les démolitions de maisons comme sanctions collectives… se poursuivent.
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1Vers un urbanisme d’émanation populaire : compétences et réalisations des citadins : l’exemple du Caire, thèse de doctorat en géographie, Université Paris 12, 1994.