Journal de bord de Gaza 68

« Quand on se noie, on s’accroche à une brindille. »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre un groupe de personnes, y compris des enfants, rassemblées dans un environnement urbain perturbé. On aperçoit une structure endommagée, peut-être un véhicule, qui présente des signes de destruction. Le reflet dans la structure suggère une atmosphère de tension ou de conflit, tandis que les visages des personnes expriment diverses émotions. L'environnement semble chaotique, soulignant une situation difficile.
Nuseirat, le 26 décembre 2024. Des enfants vérifient le site d’une frappe israélienne sur le camion de reportage de la chaîne palestienne de télévision locale Al-Quds Today. Cinq de ses journalistes ont été tués.
Eyad BABA / AFP

Samedi 28 décembre 2024.

L’humeur générale, ces temps-ci, est à l’optimisme. Les gens veulent croire qu’un cessez-le-feu est proche. Et je les comprends. Ils ont tellement envie que la guerre s’arrête. Ils s’appuient sur les déclarations de Trump, qui a dit que ce serait l’enfer si la guerre ne s’arrêtait pas. On les voit comme un message adressé aux Palestiniens, et spécialement au Hamas, mais aussi à Nétanyahou. Les commerçants, eux aussi, semblent anticiper un arrêt de l’agression israélienne : ils commencent à baisser les prix, car ils veulent écouler leurs stocks pour faire place aux marchandises qui devraient entrer en quantité après le cessez-le-feu. Même le prix des cigarettes, importées en contrebande, a baissé. Le prix des cigarettes est devenu la boussole des marchés de Gaza.

L’optimisme est alimenté par les fuites dans les médias, qui parlent d’un rapprochement des positions israéliennes et de celles du Hamas, de concessions de part et d’autre. Je suis heureux de sentir que pour la première fois depuis quatorze mois les gens sont dans un état d’esprit positif, quelle que soit la difficulté des négociations. Comme on dit chez nous, quand on se noie, on s’accroche à une brindille.

« Nous servons de cobayes pour ces armes »

Mais pour ma part, je pense plutôt à l’après, aux suites d’un éventuel cessez-le-feu. Si l’agression israélienne prend fin, le monde prendra alors vraiment conscience de l’ampleur des massacres et des destructions perpétrés par l’armée d’occupation. Nous, les journalistes de Gaza, nous rendons compte au jour le jour des souffrances des habitants de Gaza, des civils, des gens ordinaires qui ont vu leurs enfants déchiquetés par les bombes, leurs parents ensevelis sous les décombres de leur maison, la perte de tous leurs biens. Ces images ont révolté nombre de gens en Occident, qui ont manifesté pour Gaza. Mais elles n’ont pas touché la plupart des gouvernements ni les soutiens d’Israël, qui continuent de répéter le même slogan : « Israël a le droit de se défendre ».

Après cette guerre, si des journalistes étrangers entrent dans la bande de Gaza, ils verront de leurs yeux ce qui s’est passé. Même les images épouvantables que nous arrivons à faire sortir de Gaza ne donnent pas une idée de la catastrophe que nous sommes en train de vivre, de ce que nous avons vécu, de la dimension des tueries. Ni de l’éventail des techniques de mort déployées contre nous par Israël. Après la guerre, on verra comment les Israéliens ont testé contre nous tout l’arsenal possible. On découvrira de nouvelles armes dont on n’avait jamais entendu parler auparavant. Ils ont testé leur système d’intelligence artificielle. C’est elle qui choisit la cible. Donc il y a plus d’humanité. Ce sont seulement des robots qui décident là où il faut frapper. Celui qui appuie sur le bouton est aussi devenu un robot. Nous servons de cobayes pour ces armes qui seront présentées dans les salons d’armement comme « testées sur le terrain ».

Tout ce que nous sommes en train de documenter — les quadricoptères, ces petits robots tueurs volants, les bombes de centaines de tonnes —, tout ce que nous décrivons depuis quatorze mois, vous allez le redécouvrir.

Je crois que les gens qui défendent Israël, ceux qui détournent le regard, qui refusent les termes de génocide et de nettoyage ethnique, qui parlent sans savoir, sont en train de perdre leur humanité. Ces gens-là vont le regretter, je l’espère, quand ils se rendront compte de ce que nous subissons. J’espère qu’ils comprendront qu’Israël a changé les normes de la réalité, même chez nous, dans notre population. Malheureusement, quand il y a un massacre dans une école, même des Palestiniens cherchent des excuses au bombardement : « est-ce qu’il y avait un homme du Hamas dans l’école ? » Quand une famille entière est écrasée sous les décombres de sa maison, il se trouve des Gazaouis pour dire : « il devait y avoir un type du Hamas dans cette maison. Mais pourquoi est-il allé voir sa famille ? » Et quand les gens disent « un type du Hamas », cela veut dire aussi bien un membre de la branche militaire que de la branche politique, ou même un partisan du mouvement. Les Israéliens suivent l’homme qu’ils ciblent avec des drones, par les téléphones portables, par tous les moyens d’une technologie surpuissante. Ils pourraient l’éliminer quand il est seul. Mais ils attendent le moment où il arrive dans sa famille, dans une école, dans un hôpital, dans un camp de réfugiés. C’est une punition collective justifiée par l’ex-ministre de la défense Yoav Gallant — aujourd’hui inculpé de crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale —, quand il nous avait traités « d’animaux humains ».

Imaginons l’équivalent en Ukraine et la réaction internationale si Poutine ou son ministre de la Défense avait déclaré qu’il allait tuer tous les combattants ukrainiens avec leur famille. On dirait que c’est du terrorisme d’État. Mais quand il s’agit d’Israël, personne ne réagit. C’est cela qui est grave. Ni nous, les journalistes palestiniens, ni les Palestiniens en général, nous n’avons pu faire comprendre au monde entier que la résistance, du Hamas ou de n’importe qui d’autre, ce n’est pas du terrorisme.

J’avais déjà constaté cette inversion de la réalité pendant la guerre de 2014, quand j’accompagnais des journalistes sur le terrain. Au début, ils étaient choqués de voir toute une famille tuée par un bombardement. Mais la machine médiatique israélienne avait rapidement fait son effet. Bientôt, la première question que me posaient les journalistes étrangers était : « y avait-il un membre du Hamas dans la maison ? » Si c’était le cas, pour eux, le bombardement était compréhensible. Ce n’était pas si grave.

« Ces horreurs seront révélées par les Israéliens eux-mêmes »

Mais il y a bien pire. Vous découvrirez les exécutions sommaires. Les morts de faim. Et les viols. Dans notre société, on n’en parle pas parce que c’est quelque chose de honteux. Mais ils ont bien été commis par l’armée « la plus morale du monde » qui est en réalité la plus immorale du monde, la plus dangereuse, la plus violente, la plus impitoyable, la plus inhumaine du monde. Elle se sent autorisée au massacre par une fatwa de Nétanyahou, dans laquelle il nous a désignés comme « Amalek », c’est-à-dire les Amalécites, une tribu ennemie des Hébreux vouée à l’anéantissement, selon la Bible.

Et vous verrez que ces horreurs seront révélées par les Israéliens eux-mêmes. Aujourd’hui, ils sont dans l’adrénaline de la guerre, ils subissent l’effet de groupe qui les prive de leur conscience. Certes, beaucoup d’entre eux n’ont aucune pitié. Mais je suis sûr que d’autres sont restés des êtres humains. Cela s’est déjà passé après la guerre de 2014, quand l’ONG israélienne Breaking the Silence a publié des témoignages de soldats décrivant les atrocités qu’ils avaient vues ou commises eux-mêmes. Et l’on verra la même chose, en beaucoup plus grande. La guerre de 2014, c’était à peu près 10 % de ce que l’on vit aujourd’hui. Certains soldats ont commencé à parler. D’autres refusent de retourner à Gaza, parce qu’ils ont peur, mais aussi parce qu’ils sont restés des êtres humains. Nombre d’entre eux auront du mal à vivre avec le fardeau de ces monstruosités. On peut sans doute s’attendre à des suicides, comme cela se produit souvent dans de pareilles circonstances. Ces soldats savent ce que leur armée, aux ordres d’un gouvernement d’extrême droite, est en train de faire : un nettoyage ethnique dans le vrai sens du mot, un génocide. Ou, comme je l’ai déjà dit, un « gazacide », ce mot que j’ai inventé pour tenter de traduire l’aspect inédit des tueries et des destructions que nous sommes en train de vivre : un génocide « spécial Gaza », réservé aux Palestiniens de Gaza. Et les soutiens de l’agression israélienne auront peut-être honte quand ils entendront les récits des pires actes commis par cette armée. Et quand ils comprendront que Nétanyahou a sacrifié les prisonniers israéliens, qu’il n’avait aucune intention de libérer.

J’espère que tous ceux qui défendent systématiquement Israël retrouveront leur humanité, et qu’ils sortiront du déni. Je ne leur demande pas de « condamner », ce n’est qu’un mot, et il faut des actes : arrêter la guerre, juger les chefs militaires et les politiciens qui leur ont ordonné de tout détruire, et de tuer le plus possible, pour qu’à la fin les habitants quittent en masse la bande de Gaza, ce qui sera présenté par les Israéliens comme des « départs volontaires ». On te tue, on te déplace sans cesse, on fait de ta vie un enfer, et puis on te dit « si tu veux partir, tu peux. Ce sera ta décision ». En niant une fois de plus la réalité, les Israéliens voudront ainsi éviter au monde la honte d’avoir vu un génocide en direct, 24 h sur 24, 7 jours sur 7. Et personne n’a bougé. De toute façon, la vraie solution reste la même : un État palestinien, qui vivra en paix avec Israël.

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